Qu’est ce qu’un chef ? Pour reprendre une définition classique de la philosophie politique romaine, il ne suffit pas d’avoir la potestas, le pouvoir hiérarchique ou constitutionnel de donner des ordres et le cas échéant de contraindre les subordonnés à obéir. Il y faut aussi l’auctoritas, une dimension psychologique du pouvoir, qui se garantit par une hauteur de vue reconnue, un prestige intellectuel et moral, une capacité à prendre des décisions en fonction d’un but à atteindre, du calme et de la pondération devant les épreuves de la vie et les imprévus de l’histoire.
Il ne suffit donc pas d’avoir les galons ou d’avoir été élu. Encore faut-il, selon l’expression militaire bien connue, que le chef sache cheffer…
Le Président Georges Pompidou est mort en 1974. Au vingtième anniversaire de son décès, un journaliste a demandé à Jacques Chirac un témoignage sur son expérience aux côtés de l’ancien Président. Retenons sa réponse; « Il avait les trois qualités qui font un chef: il savait écouter les autres, il savait prendre une décision, il savait s’y tenir. »
J’aime cette définition.
Notons dès l’abord que les qualités de chef ne supposent pas une compétence profonde, détaillée et universelle dans tous les domaines de la vie des nations : économie, finance internationale, diplomatie, droit social, énergie, transport, agriculture, mécanismes de financement du logement social, etc… Un chef compétent est un généraliste, qui sait suffisamment de tout pour en connaître et reconnaître l’importance, puis pour juger de la cohérence et de la pertinence des analyses qui lui sont proposées. Son rôle est de fixer un but à atteindre dans un délai imparti, puis de valider ou non les propositions qui lui sont faites. Le plan stratégique du général de Lattre pour le débarquement en Provence tient sur une feuille de papier. C’est un croquis, dessiné à la main, avec la côte, les principales villes de Provence, et quelques traits de crayon bleu: voici les lignes de front que je veux tenir à J+1, J+2, J+3. Messieurs les techniciens de l’État-major, à vous de mettre en musique la mise en œuvre et les moyens nécessaires.
J’insiste sur ce point car le système ne se prive pas d’accuser ses adversaires d’ une incompétence supposée, notamment dans le domaine économique et financier. Je pourrais être cruel et vanter la compétence économique des dirigeants successifs d’un pays qui compte 20% de pauvres. Je pourrais vanter la compétence du Président français et des génies de Bruxelles qui croient que des sanctions bancaires vont « empêcher la Russie de se refinancer ». Se refinancer pourquoi? La Russie a un taux de d’endettement de l’Etat à hauteur de 17,8% de son PIB alors que la France si bien gouvernée par des gens si compétents dépasse aujourd’hui les 125% d’endettement publics. Passons, et ne tirons pas sur les ambulances…
On a souvent raillé une prétendue incompétence du général de Gaulle en matière économique et financière, tout cela parce qu’il avait déclaré que la politique de la France ne se décide pas à la corbeille de la Bourse et que « l’intendance suivra ». C’est là une légende urbaine. Il connaissait et reconnaissait l’importance de cette dimension de la vie de la nation. Il maîtrisait bien les mécanismes de la politique monétaire, de la politique de change et du commerce international. Il connaissait les différents rouages susceptibles d’assainir les finances publiques et de développer l’activité économique et la recherche par des partenariats public-privé. Simplement, en bon chef, de Gaulle a su choisir son expert, Jacques Rueff, et lui dire: proposez-moi, sous six mois, une analyse et un plan d’action pour:
1. redresser en cinq ans les finances de la France et pour
2. dégager suffisamment d’excédent budgétaires pour construire les autoroutes, les centrales électriques nucléaires, la dissuasion nucléaire et les sous-marins dont la France a besoin pour être une grande nation moderne, riche, indépendante et respectée. Car c’est cela ma vision et mon cap.
Le plan Rueff a effectivement atteint son but, intégralement et dans les délais impartis.
L’intendance suivra parce que j’ai un bon intendant, avec de bonnes équipes. Mon rôle de chef ne consiste plus qu’à garantir que les moyens et l’autorité de l’État soient au service du plan d’action. Et ce malgré les réticences et les obstacles opposés par une partie de l’administration et un certains nombre de lobbies influents, patronaux ou américains.
Notons que de Gaulle, fin connaisseur de l’histoire de France, n’a fait là que reprendre avec Jacques Rueff l’exemple de Louis XIV avec Colbert.
Il faut donc savoir demander des analyses et des propositions de plan d’action. Et, pour cela il faut s’entourer d’experts, des vrais, qui allient une expertise intellectuelle et une dévotion réelle au bien commun et à l’intérêt supérieur de la France. Il reste peu peu de grands experts, dans notre histoire récente, de la carrure de ce qu’ont été Jacques Rueff en matière économique et monétaire ou plus récemment Hubert Védrine pour l’analyse du grand jeu stratégique mondial. Mais ils existent encore aujourd’hui, en creux, en sommeil, occultés par les media du système. Ces « hauts potentiels » doivent donc être amenés à la lumière. Il faudra donc les identifier, recueillir leurs avis, et trancher.
Cependant, souvent, on hésite, à défaut de savoir quel avis de quel ami ou personne de confiance intellectuelle et professionnelle il faut suivre. Quelle boussole suivre? Où est le Nord, où est le Sud?
Dans ce cas, je vais vous proposer une recette. Il suffit d’avoir un répertoire de ces boussoles qui indiquent toujours le Sud au lieu du Nord, de ces boussoles inverses qui indiquent toujours comme direction à suivre ce qui est mauvais pour la France, qui recommandent de manière constante et obstinée la voie d’un désastre assuré et certain. Quand on hésite, il suffit de se renseigner. Qu’en pensent Jacques Attali, Alain Minc, le patron du MEDEF ou de la FNSEA, le secrétaire général de l’OTAN, Bernard-Henri Lévy, Christophe Barbier, le Président de la conférence des évêques de France, Alain Juppé ou le professeur Delfraissy, la liste reste à compléter? Et là, on fait l’inverse de ce qu’ils recommandent. C’est simple et ça marche à tous les coups.
Maintenant, quelle est la place du chef dans la société et l’État? Commande-t-il de l’avant ou de l’arrière? Cette question est particulièrement importante aujourd’hui, dans une société de communication instantanée et permanentes, de chaînes de télévision en continu, où l’on attend (où les journalistes et commentateurs professionnels attendent) du chef politique qu’il s’exprime à chaud sur tous les événements même les plus anodins ou microscopiques, rapportés au temps long de l’action publique.
La place adéquate du chef est toujours une question d’angle, de focale si vous préférez.
Le chef militaire doit se placer là où il pourra envisager toute la largeur et la profondeur de son front d’engagement. Cela détermine sa capacité à voir et à anticiper les réactions globales de l’environnement et de son adversaire. Par exemple, l’évolution des équilibres géopolitiques et géoéconomiques mondiaux ne se mesure et ne se jauge pas à l’échelle d’une année, mais d’une décennie. Les décisions de com’, à chaud et irréfléchies ont toujours des effets néfastes dans le long terme.
En prenant du recul et en raréfiant sa communication, le chef politique, comme le chef militaire, gagne en auctoritas. Clémenceau visitait les tranchées, mais pas tous les jours.
Dois-je rappeler les interventions désastreuses de François Hollande dans l’affaire Léonarda ou l’affaire Troré? Voilà l’exemple d’un mauvais chef.
Nul doute que lorsque l’on modifiera le taux de TVA sur la betterave cuite, Emmanuel Macron demandera à passer au journal de 20 heures.
De même, le bon chef ne se laisse pas dicter son agenda par les faits divers. On ne fait pas de lois nouvelles à chaud, mal réfléchies, en trop grand nombre et au hasard de l’actualité et de l’émotion, sans se préoccuper de leurs contradictions et de leurs conséquences possibles à long terme. De ce point de vue, Sarkozy fut un mauvais chef.
En finale, je voudrais évoquer un sujet pénible. Que se passe-t-il quand un nouveau chef hérite de subordonnés incompétents, ou méfiants devant la perspective de voir ,changer leurs habitudes, voire malveillants? Cette question vaut tout aussi bien dans une entreprise, une entité militaire, un État.
Là encore, l’histoire militaire nous donne quelques exemples possibles de moyens d’action. En 1914, le général Joffre hérita d’une pléthore de généraux incompétents, ou plus exactement qui avaient les qualités politiques nécessaires pour être des généraux du temps de paix dans la IIIème République des années 1905/1914, mais la campagne commença par une déroute. C’est là que Joffre institua le « limogeage », qui consiste à muter par wagons entiers les mauvais généraux à Limoges, loin du front, en un endroit où ils ne pourraient prendre aucune décision désastreuse, même si on se faisait attaquer dans le dos par l’Espagne.
Un général d’armée étant limogé, Joffre proposait son poste à l’un de ses subordonnés directs; voici votre mission pour la semaine qui vient. Le délai étant écoulé, Joffre confirmait le nouveau chef, ou le limogeait et convoquait un de ses subordonnés pour lui confier le poste, et ainsi de suite. Et c’est ainsi que la bataille de la Marne fut gagnée par une armée dont nombre de divisions étaient commandées par des généraux de brigade, voire des colonels compétents.
Notre nouveau chef d’Etat héritera heureusement d’une haute administration qui compte beaucoup de membres compétents, dévoués à l’État, capables de « jouer le jeu » et de faire gagner la France. Je ne suis pas sûr que les plus dévoués et les plus compétents soient aujourd’hui chefs de service et de départements. Alors, Madame la Présidente ou Monsieur le Président, n’hésitez pas à limoger! C’est aussi le rôle d’un chef sachant cheffer.
Lionel Rondouin
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