Décédé le 19 janvier dernier dans son village natal de Saint-Marcel-d'Ardèche, à l'âge de 97 ans, Gustave Thibon, sage-paysan, poète et philosophe, ne se laissait pourtant pas facilement étiqueter. Parlant par citations et écrivant par aphorismes, il ne se voulait pas un penseur à système, mais un homme libre toujours à la quête de l'inaccessible pureté : « Je n'aime pas l'esprit de système. Je me sens très “anarchiste-conservateur”, mot que j'ai emprunté à Gobineau : anarchiste par rapport aux modes, conservateur par rapport à la tradition éternelle ». Sa quête l'a conduit à trouver la présence de Dieu à travers son absence. La nuit obscure, celle de saint Jean de la Croix — « le plus extrémiste de tous les saints » —, exemplifie à merveille ce moment anticipateur du petit matin lumineux. Dans L'ignorance étoilée (1974), Gustave Thibon écrit à propos de « la présence absente » : « La meilleure preuve de l'existence de Dieu, ce n'est pas l'ordre du monde […] c'est le sentiment de notre exil dans ce monde — c'est même la tentation que nous avons de nier Dieu car, pour le nier, il faut le concevoir revêtu d'une perfection que tout contredit ici-bas, et cette conception ne peut venir que de lui ».
Lecteur passionné de saint Thomas, que Jacques Maritain lui avait fait lire très jeune, de saint Jean de la Croix, des deux saintes Thèrèse, des Pères de l’Église, mais aussi de Pascal, Nietzsche, à qui il consacra un livre à la fois critique et empreint d'une réelle admiration, Nietzsche ou le déclin de l'esprit (1948), Platon, Marc-Aurèle, Dante, Hugo, Maurras, qu'il fréquenta assidûment, Céline même dont il récitait par cœur des passages entiers du Voyage au bout de la nuit — « Ferdinand ! mais c'est un Père de l'Église ! » ironisait-il —, Gustave Thibon fut surtout marqué par sa rencontre en 1941 avec un jeune professeur de philosophie exclue de l'Université de par le statut des Juifs, Simone Weil, qui voulait exercer le travail de la terre pour lequel elle n'était visiblement pas faite. Grande mystique convertie au christianisme, Simone Weil sera découverte en 1946 grâce à la vigilance de Gustave Thibon, qui s'emploiera à faire publier son œuvre posthume, préfaçant même son premier ouvrage, La pesanteur et la grâce [1]. Un an auparavant, Thibon avait échappé à une peine d'emprisonnement parce que les autorités épuratrices de l'époque lui reprochaient d'avoir été trop bienveillant à l'égard du régime de Pétain. L’intervention de Gabriel Marcel, préfacier de son remarquable deuxième ouvrage, Diagnostics, essai de physiologie sociale (1940), lui permit poursuivre sa vie sans heurt. Dans cet essai, l'on découvre un Gustave Thibon vigoureux, qui a le souci du bien commun, c'est-à-dire de la place de l'homme dans la communauté face aux ravages de l'égalitarisme marxiste et de l'individualisme libéral.
Son premier livre, La science du caractère (1933) [2], Gustave Thibon l'avait consacré à l'œuvre de Ludwig Klages, auteur allemand demeuré à peu près inconnu en France, à l'hostilité affichée envers le christianisme et en qui le chrétien Thibon voyait cependant un « observateur vraiment génial, le plus étonnant visionnaire des profondeurs concrètes de l'âme qui ait paru depuis Nietzsche ». Alors, qu'en était-il du christianisme de Thibon ? L'aphorisme suivant est à cet égard éclairant : « Tout se purifie en passant par Dieu. Mais tout se corrompt sous l'étiquette divine que tant de “croyants” collent sur leurs passions terrestres. Dieu, s'il n'est pas la lumière qui transfigure, devient le masque qui déguise… ». En réalité, Gustave Thibon était un païen au christianisme solidement enraciné dans une vision cosmique du monde : « Je me sens profondément païen, j'ai de la vénération pour les forces cosmiques dans la mesure où elles sont les instruments de Dieu. Et d'ailleurs le polythéisme tend vers le monothéisme. L’homme a besoin d'une unité dont témoigne le cosmos. Il faut bien une âme qui comprenne toutes les âmes, un Dieu qui résume et dépasse tous les dieux », concluait-il dans un entretien livré en 1995 à Danièle Masson. Au moment de sa mort, il disait retourner à l'Unité.
Arnaud Guyot-Jeannin, éléments n°101, 2001.
• notes en sus :
1) Rappelons que G. Thibon en a été non seulement “l’éditeur” mais aussi “l’auteur”, les chapitres de l'ouvrage étant le fruit de ses propres choix dans la masse des Cahiers laissés par S. Weil. C'est pourquoi ce titre (choisi par Thibon) ne figure pas dans les Œuvres complètes publiées par Gallimard. Fait surprenant, les rééditions de ce texte en format poche (10/18, 1962 puis Agora Pocket, 1988) ont daigné reprendre l'introduction de février 1947 expliquant les raisons de cette publication. Le Dossier H consacré à Thibon offre à lecture dans sa section "documents" cette préface : on en retient surtout un témoignage d'amitié même si Thibon ramène l'apport weilien à une critique purificatrice du religieux. Il faudra la publication ultérieure d'autres écrits pour permettre à la réception de ne pas en rester à cette image de quêteuse d'absolu et de se confronter aux aspects politiques ou philosophiques de son œuvre.
2) — Dédiée à Prinzhorn, cette monographie de la collection des “Questions disputées” dirigée par Ch. Journet et J. Maritain, et rédigée par un thomiste, est consacrée essentiellement à l'œuvre de L. Klages : une première partie traite de la caractérologie envisagée du point de vue psychologique, tandis que la deuxième partie concerne surtout l'aspect métaphysique de l'œuvre. Enfin une dernière partie traite des applications pratiques envisagées par un disciple de Klages qui est mort prématurément l'an dernier, Hans Prinzhorn. Le caractère, pour Klages, constitue, dit Thibon, « une sorte de noyau fondamental présidant à l'évolution psychologique de l'individu comme le noyau d'une cellule commande les mouvements des cytoplasmes », centre immuable reliant la vitalité à l'esprit. Le point de vue psychologique se sépare donc bien difficilement de la métaphysique, puisque les différences individuelles que doit chercher à déterminer la caractérologie sont, pour Klages, d'ordre métaphysique. Mais l'auteur reproche à cette métaphysique d'être elle-même trop prisonnière de l'observation psychologique ; il lui est indulgent toutefois car, dit-il, « Klages a une âme, une âme lourde d'amour, ouverte à toutes les profondeurs cosmiques et que travaillent peut être la soif et l'appel d'autres abîmes. Et c'est pour cela qu'il nous est cher ». Quant à Prinzhorn, il vivifie l'œuvre de Klages : « un puissant réalisme de l'effusion vitale compense chez lui les faiblesses d'une raison mordue jusqu'à la substance par l'auto-critique anti-intellectualiste, et les grandes vagues de la connaturalité (sic) affective conduisent souvent jusqu'au port une pensée déshabituée des grands périples autonomes ». L'exposé des critiques et des efforts de réalisation positive dans le domaine pratique de Prinzhorn est poursuivi avec un souci de confrontation avec le thomisme et d'adaptation correctrice. Il ne faut donc pas rechercher dans ce livre une mise au point objective. (HP, L'année psychologique n°34, 1933)
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