Si l'école philosophique ou rationaliste prétend libérer l'homme de tout ce qui l'enracine, elle en fait une abstraction, un être suspendu enter ciel et terre, ou plutôt entre le paradis qu'il va construire et l'enfer dont il veut sortir.
La conception « philosophique » de l'homme suppose une hétéronomie entre l'humain et le social : l'homme virtuel étouffe dans le carcan social. L'émancipation de l'homme passe donc pas l'abolition utopique de toute société organique :
« Dans leur profonde ignorance de toutes choses, les écoles rationalistes ont fait de la société et de l'homme deux abstractions absurdes. En les considérant séparément, elles laissent l'homme sans atmosphère pour respirer et sans espace pour se mouvoir, et elles laissent également l'espace et l'atmosphère propres à l'humanité privés du seul être qui puisse se mouvoir dans l'un et respirer dans l'autre. » (Esquisses historico-philosophiques)
Donoso Cortes affirme au contraire la dimension sociale de l'homme dans une perspective aristotélicienne :
« La société est la forme de l'homme dans le temps et l'homme est la substance qui soutient cette forme dans le temps ».
Ce n'est pas le moindre mérite de Donoso que de montrer comment le concept abstrait d'homme, qui détermine apparemment une neutralisation générale des différences qui existent entre les hommes peut engendrer en fait un concept antithétique – celui d'inhumain, ou de sous-homme – chargé d'un véritable potentiel de mort. Aussi, comme le dit Carl Schmitt, le positivisme n'est qu'une manifestation du nihilisme. L'exaltation de l'homme abstrait conduit à l'extermination de l'homme concret, la volonté de libération de l'homme abstrait - affirmée comme fin - aboutit à l'asservissement de l'homme concret – considéré comme moyen.
« L'abolition légale de la peine de mort est toujours un symptôme précurseur des massacres en masse ».
C'est au nom des mêmes principes et de la même conception de l'homme que les bourgeois, en février 1848, ont aboli la peine de mort en matière politique et, en juin 48, ont fait tirer sur les ouvriers dans les rues de Paris. La contradiction, réelle au niveau des faits, s'abolit au niveau des principes : une conception erronée de l'homme est souvent à l'origine des grands massacres de l'histoire. « Avec une fulgurante instantanéité, écrit C. Schmitt, Donoso Cortes a vu en même temps que la perfection du commencement : l'abolition de la peine de mort, le résultat final : un monde où le sang paraît sourdre des rochers, parce que les paradis illusoires se transforment en réalités infernales ». Pascal l'avait déjà dit : « Qui veut faire l'ange fait la bête ».
ANALYSE CRITIQUE DU LIBERALISME
Comme nous l'avons vu, le libéralisme n'est qu'une étape transitoire entre les affirmations souveraines de la « monarchie pure » et les négations absolues du socialisme. Donoso Cortes se montre beaucoup plus acerbe à l'égard de la médiocrité, de l'étroitesse de vue du libéralisme, qu'à l'égard du socialisme. Sa critique de l'idéologie libérale, « position de doute », annonce celle de José Antonio ou, sur un autre plan, celle de Julius Evola (3). Voici comment Donoso Cortes décrit l'école libérale dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme.
« De toutes les écoles, celle-ci est la plus stérile, parce qu'elle est la plus ignorante et la plus égoïste. Elle ne sait rien de la nature du mal et celle du bien ; elle a à peine une notion de Dieu ; elle n'en a aucune de l'homme. Impuissante pour le bien, parce qu'elle manque de toute affirmation dogmatique ; impuissante pour le mal, parce qu'elle a horreur de toute négation intrépide et absolue ; elle est condamnée sans le savoir à aller se jeter, avec le vaisseau qui porte sa fortune, ou dans le port du catholicisme, ou sur les écueils socialisme. Cette école ne domine que lorsque la société se meurt : la période de sa domination est cette période transitoire et fugitive où le monde ne sait s'il doit aller avec Barrabas ou Jésus, et demeure en suspens entre une affirmation dogmatique et une négation suprême. La société se laisse alors volontiers gouverner par une école qui ne dit jamais J'affirme ni Je nie, mais Je distingue. L'intérêt suprême de cette école est de ne laisser pas arriver le jour des négations radicales et des affirmations souveraines ; et, pour cela, au moyen de la discussion, elle confond toutes les notions et propage le scepticisme, sachant bien qu'un peuple qui entend sans cesse dans la bouche de ses sophistes le pour et le contre de tout, finit par ne pas savoir à quoi s'en tenir, et par se demander à lui-même si la vérité et l'erreur, le juste et l'injuste, le honteux et l'honnête sont réellement contraires entre eux, ou s'ils ne sont qu'une même chose considérée sous des aspects différents. Quelle que soit la durée de cette période, elle est toujours courte. L'homme est né pour agir, et la discussion perpétuelle, ennemie comme elle est des oeuvres, contrarie la nature humaine. Un jour arrive où le peuple, poussé par tous ses instincts, se répand sur les places publiques et dans les rues, demandant résolument Barrabas ou demandant Jésus, et roulant dans la poussière la chaire des sophistes ».
Une école qui, contradictoirement, fait du scepticisme un dogme, se laisse facilement gagner par la corruption qui menace tous les pouvoirs. Donoso Cortes a bien vu qu'un régime fondé sur l'individualisme, où le pouvoir n'est plus investi d'un caractère sacré, laisse aisément se développer les germes de la corruption dans les gouvernements qui ne sont pas guidés par une idée, un dessin supérieurs, lorsque les intérêts matériels se font prédominants dans une civilisation décadente : « la corruption est le dieu de l'école, et, comme dieu, elle est partout en même temps » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme). Là encore, le diagnostic de Donoso n'a été que trop confirmé...
L'école libérale s'incarne essentiellement dans la classe bourgeoise que Donoso appelle classe discutidora, la classe bavarde, qui aime à discuter. En effet, Donoso perçoit les présupposés irrationnels qui guident l'action politique d'une classe qui s'affirme pourtant rationaliste : la vérité jaillit de la discussion comme l'étincelle du silex, tel est le dogme des régimes parlementaires.
« De l'impuissance radicale des pouvoirs humains à qualifier les erreurs est né le principe de la liberté de discussion, base des institutions modernes. Ce principe ne suppose pas dans la société, comme il pourrait paraître à la première vue, une incompréhensible et coupable impartialité entre la vérité et l'erreur. Il se fonde sur deux autres suppositions, desquelles l'une est vraie et l'autre fausse : la première, que les gouvernements ne sont pas infaillibles, ce qui est parfaitement vrai ; la deuxième, que la discussion est infaillible, ce qui est parfaitement faux. L'infaillibilité ne peut résulter de la discussion, si elle n'est pas auparavant dans ceux qui discutent ; elle ne peut pas être dans ceux ceux qui discutent, si elle n'est pas en même temps dans ceux qui gouvernent. Si l'infaillibilité est un attribut de la nature humaine, elle est dans les premiers comme dans les seconds ; si elle n'est pas dans la nature humaine, elle n'est pas plus dans les seconds que dans les premiers. La question consiste donc à vérifier si la nature humaine est faillible ou infaillible ou, ce qui est nécessairement la même chose, si la nature de l'homme est saine ou déchue ou infirme » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)
Cette analyse s'appuie sur l'exemple de la Monarchie de Juillet dont Donoso Cortes a pu apprécier l'impuissance. Une classe qui transfère toute activité politique qui remet toute décision au plan de la discussion, dans la Presse et le Parlement, est incapable de faire face à une époque de tensions sociales. La discussion permet d'éluder la responsabilité et de diluer la vérité métaphysique : ainsi la sanglante et inéluctable bataille décisive est-elle convertie en un débat parlementaire ; les oppositions sont illusoirement résolues sur le plan idéal de la discussion - jusqu'au jour où le conflit latent éclate dans la rue, laissant le Parlement impuissant, au moment où, comme le dit Donoso, le peuple réclame Barrabas ou Jésus – et, pour lui, il est indéniable que Barrabas doive l'emporter.
LE SOCIALISME : « UN SEMI-CATHOLICISME, ET RIEN DE PLUS »
Donoso Cortes a compris que le libéralisme et le socialisme dont l'affrontement semble aujourd'hui partager le monde, ont en réalité la même source, appartiennent à la même famille idéologue :
« L'école libérale n'a fait que poser les prémices qui mènent aux conséquences socialistes, et les socialistes n'ont fat que tirer les conséquences renfermées dans les prémices libérales - ces deux écoles ne se distinguent pas entre elles par les idées, mais par la hardiesse. » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)
Fondamentalement, les deux écoles partagent la même conception de l'homme, la même vision optimiste et progressiste de l'histoire. Mais les penseurs socialistes ont fait preuve de plus de rigueur, de « hardiesse » et d'ampleur de vue que la bourgeoisie sceptique, timorée et bavarde. Donoso ne peut se défendre d'une certaine admiration à l'égard du socialisme en qui le catholicisme a trouvé un adversaire à sa mesure : c'est le combat du Titan contre Zeus, de Lucifer contre Dieu :
« Les écoles socialistes l'emportent sur l'école libérale, spécialement parce qu'elles vont droit à tous les grands problèmes et à toutes les grandes questions, et parce qu'elles proposent toujours une résolution péremptoire et décisive. Le socialisme n'est fort que parce qu'il est une théologie satanique. » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)
Si le libéralisme est le temps du scepticisme, des demi-négations, le socialisme porte à ses extrêmes conséquences le processus de divinisation de l'homme :
« En supposant la bonté innée et absolue de l'homme, l'homme est en même temps réformateur universel et irréformable , il finit par se changer d'homme en dieu ; son essence cesse d'être humaine pour être divine. Il est en soi absolument bon et il produit hors de lui par ses bouleversements le bien absolu. » (Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme)
Le rationalisme philosophique qui anime le socialisme et, plus tard, les prétentions du marxisme à la scientificité, ne sont pas exempts de présupposés théologiques. D'ailleurs, Nieztsche n'a-t-il pas montré que la science était l'ultime refuge de la religion ? Le socialisme, malgré le masque d'objectivité scientifique dont il cherche à se revêtir, n'a pu se passer des catégories théologiques de bien et de mal. Aussi, comme toute religion, il a ses mystères. On peut voir, dans le passage suivant, comment Donoso retourne l'arme de la raison et de la rigueur logique contre ses adversaires, et les enferme dans un dilemme.
À suivre
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