Eh bien, voici la fin la plus surprenante qui soit ! Sidoine était catholique, comme l’étaient les membres de l’aristocratie gallo-romaine, baptisé par Faustus de Riez et quelque peu tardivement sans doute. Or, depuis saint Hilaire et son disciple saint Martin, qui avaient tant œuvré au siècle précédent, le premier pour le maintien de la foi catholique, le second pour son extension, la Gaule se reconnaissait dans la foi que déjà à l’époque, pour la spécifier, on nommait catholique.
Le catholicisme nicéen faisait partie de son identité : face aux Ariens, ceux qui niaient la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Cela a été dit et redit, mais on ne le dira jamais trop. Cette préoccupation de foi fut capitale. Les royaumes barbares, wisigoth, ostrogoth, burgonde, se caractérisaient en plus de leur mœurs, de leurs lois, par leur foi arienne. Les Goths en faisaient un signe de leur domination ethnique. La loi religieuse et politique qui les régissait, ils la nommaient “lex gothica”. Quant aux catholiques, ils les appelaient justement Romains puisqu’il s’agissait en effet des Gallo-Romains, ces Gaulois qui, en face d’eux, contre eux, se voulaient fidèles à Rome, à la Rome de la civilisation qui ne pouvait être dorénavant que la civilisation catholique.
C’est depuis ce temps-là, Sidoine l’atteste et Grégoire de Tours le confirme, que chez nous, en Gaule, les noms de catholique et de romain associés deviennent synonymes. C’était, pour employer un jargon à la mode, une désignation politico-religieuse. Alors, Sidoine, sans doute jusque-là d’une foi assez tiède, et peut-être plus que tiède, fait ce qu’on appelait à l’époque une conversion. Il devient un “conversus”. Cela ne veut pas dire qu’il passe du paganisme au christianisme ; il était baptisé depuis des années déjà. Cela veut dire qu’il prend sa foi au sérieux et qu’il s’engage résolument dans une conversion à Dieu de tout son être.
Combien de “conversi” dans cette église gallo-romaine, là dans la seconde moitié de ce Ve siècle ! Combien de ses compatriotes et amis suivent le même parcours ! Pour ne citer que quelques noms : Agricola, son beau-frère ; Magnus Felix, préfet honoraire de Rome ; Fereolus, petit fils de Syagrius, illustre entre tous les sénateurs gallo-romains. Comme beaucoup aussi, il entre dans les ordres. Sidoine, après sa vie quelque peu frivole, se donne à l’Église. Il accepte les charges ecclésiastiques : c’est une habitude chez ces sénateurs. Chez lui, on le sent, c’est encore le seul moyen pratique de se dévouer au bien public. D’autres se font moines, voire ermites. D’ailleurs, combien d’évêques sont sortis, à cette époque, des monastères ? De Lérins, par exemple.
En 472, Sidoine fut choisi comme évêque de la capitale de son Auvergne, Clermont. Elevé à ce rang, il fut un administrateur et un chef comme tous les évêques de ce temps, remplissant les fonctions civiles, politiques autant que religieuses : d’un dévouement total, donnant sa vaisselle d’argent aux pauvres, construisant des églises, parcourant ses montagnes, luttant pour la foi.
Il était en rapport avec ses collègues dans l’épiscopat. Tous ces gens se connaissaient entre eux, ils s’écrivaient, ils s’estimaient. Pour ne citer que les plus connus : le fameux Loup de Troyes, Léontius d’Arles, Basilius d’Aix, Eutropius d’Orange, Faustus de Riez, Mamertus de Vienne, les deux frères Mamerts devrait-on dire, qui inventèrent les rogations, Perpetuus de Tours, le célèbre Prosper d’Orléans, et Patiens, l’évêque de Lyon, son cher Patiens de sa chère ville de Lyon, qu’il qualifie de père spirituel “pater noster in Christo”. Et ce fameux clerc Constantius de Lyon qui édita la vie de saint Germain d’Auxerre et qu’il invita chez lui dans son diocèse ; il l’aimait ; c’était un saint homme, sans doute, un lettré bien sûr et de surcroît un homme fort spirituel, un vrai Gallo-Romain, quoi ! Évêques, prêtres sont les destinataires de ses lettres. Et ne l’oublions pas, il eut une correspondance avec Remi, le fameux évêque de Reims, dont en connaisseur il loue les sermons.
Mais c’est la lutte. Notre Sidoine devient un évêque-type de ce temps : “Defensor fidei, defensor civitatis”. Euric, le roi wisigoth “déteste le nom catholique de bouche et de cœur”, et il donne l’impression “d’être chef de sa secte plus que roi de son peuple”. Or, Euric, contre les Romains, entreprend d’agrandir son royaume vers le nord, la Loire, vers l’est, le Rhône.
Un bastion résiste : l’Auvergne. Au centre, Clermont et son évêque, Sidoine. Cela dura trois ans, trois années terribles avec, il est vrai, des accalmies. Des Gallo-Romains, un certain Séronatus notamment, ont osé se mettre au service du Goth contre la population catholique et gallo-romaine. Des clercs, des évêques même, plus ou moins contraints, ont cédé ou composé. Pas Clermont, pas Sidoine !
Comprenons l’esprit de sa lutte. Son combat est un. Il lutte pour la foi catholique, pour Rome, pour l’Auvergne et pour la Gaule. Cela ne fait qu’un. Il suffit de lire sa correspondance. Les remparts de Clermont, il les appelle les remparts romains. C’est étonnant, dans ce Clermont, là, dans ces montagnes d’Auvergne, la patrie de l’Arverne Vercingétorix ! La résistance gauloise est une résistance romaine. Contre Euric, dit-il, il choisit Rome, “le domicile des lois, le temple de la culture, la patrie de la liberté”.
Le siège fut mis devant Clermont. Il fut aidé par son héroïque beau-frère Ecdicius Avitus, “magister militum praesentalis”. Trois ans ! Famines, combats. Il y eut des négociations. Des évêques s’entremirent, des collègues, les évêques de Marseille, d’Arles. Il fut furieux. Il écrivit des lettres pathétiques. Quoi ! Accepter l’asservissement des Arvernes, “Arvernorum, pro dolor, servitus !” C’était un irréductible. Finalement, il fallut céder. Clermont fut prise, Sidoine exilé près de Carcassonne.
Puis il comprit qu’il n’y avait rien d’autre à faire pour pouvoir remplir sa charge que de faire ce que faisaient les autres évêques : admettre la domination de fait. L’Empire romain d’Occident était cette fois définitivement mort. En 476, Odoacre démet le ridicule enfant Romulus Augustule, le dernier empereur. 476 encore, Sidoine reconnaît, contraint, forcé, Euric, le roi wisigoth qui lui-même, d’ailleurs, compose avec ses sujets gallo-romains. Sidoine ira même jusqu’à lui faire sa cour pour rentrer en grâce. Ne le fallait-il pas ? L’heure de l’héroïsme était passée.
Les Barbares ne pouvaient pas, étant donné leur petit nombre, se passer de la hiérarchie gallo-romaine qui était la seule à avoir une influence juste et pacificatrice sur le peuple gaulois. Mais Sidoine, jusqu’au bout, resta romain de cœur, et gaulois bien sûr ! il soutint toujours la civilisation, sa littérature, les associations de poètes, “collegia pœtarum”. Il mourut en 486. Il était si estimé qu’il fut très vite considéré comme saint. Il est fêté le 23 août à Clermont-Ferrand. Saint Sidoine Apollinaire ! Il n’a pas eu de chance avec son fils qui combattit à Vouillé dans le mauvais camp, du côté wisigothique : son fils, mal conseillé, avait pris au sérieux, comme d’autres Gallo-Romains, son lien d’allégeance au roi wisigoth.
Pourquoi avoir tant parlé de Sidoine ? Parce qu’il est peut-être avec ses faiblesses, avec ses défauts, avec ses vertus aussi, un des hommes les plus représentatifs de son temps. Son œuvre en est l’une des sources les plus précieuses. Surtout, il fait comprendre ce qui s’est passé. Politiquement, religieusement. Justement, lorsqu’il meurt en 486, Clovis vient de s’emparer du Soissonnais et du royaume romain de Syagrius. Le destin tourne. Le vieux Sidoine l’a-t-il su ? Ses collègues l’ont su ; ils s’en sont réjouis et ils en ont profité. C’est que le problème de Sidoine est en train de se résoudre.
Le baptême de Clovis vous a été raconté. Les études remarquables, notamment du Professeur Michel Rouche et de Madame Mussot-Goulard, après cent ans de travaux savants sur la question, ont éclairci ce point d’histoire, donné leur vrai sens aux textes et à la légende. Contentons-nous, si vous le voulez bien, de survoler l’histoire avec l’esprit de ce bon et brave Sidoine.
Qu’est-ce après tout que l’affaire Clovis ? Pourquoi a-t-elle tant marqué les contemporains ? Pourquoi, contrairement à des vues réductionnistes, est-elle si décisive dans notre histoire ? Vous l’avez tous compris ; c’est après tout assez facile à saisir.
Il n’y avait plus de projet politique impérial. Cela se sentait, se voyait, s’éprouvait depuis des décennies. Or, et Sidoine le ressentait cruellement, il y avait besoin d’un projet politique qui sauvât la civilisation et la religion, et en même temps qui garantît l’ordre, la sécurité, la protection du territoire et la justice. C’était dans le fond très simple : l’ordre, la paix, la foi. C’était l’aspiration des Gallo-Romains, aspiration profonde, et voilà pourquoi Grégoire de Tours écrit, parlant des Gallo-Romains : “on désirait ardemment la domination des Francs”. Car, voici précisément ce qui se passa en cette fin du Ve siècle : une rencontre providentielle de cette aspiration profonde avec un projet politique clair. Ce projet politique était nouveau : c’était un projet royal. Clovis, le roi Salien, était fasciné par le sud, par la civilisation gallo-romaine, et étant païen, il n’avait point ce vice de l’hérésie dont les autres rois barbares durcissaient leur orgueilleuse singularité. Alors, la jonction se fit, naturelle, surnaturelle. Les choses se préparèrent. Non sans les arrangements et délibérations nécessaires. Mais nous savons à quel point elles se jouèrent vite, somme toute, très vite à l’aune de l’histoire ! Projet politique épiscopal, d’une part. Celui des Remi, des Avit, des autres évêques de même trempe. Projet qui soigne ce roi-là. Projet qui dut avoir son aspect matrimonial. Sans doute ! Les mariages, les clercs de tous temps se sont entendus pour les mener. Projet politique royal, d’autre part. Celui d’un jeune roi, astucieux, comme le décrivent les chroniques, ambitieux mais habile, intelligent et volontaire, tout ce qu’il faut pour réussir.
Le baptême catholique était naturellement, surnaturellement au cœur de cette politique, et ce n’est absolument pas en dégrader le caractère que de le constater. La décision de Clovis fut pure, longuement réfléchie, personnelle. Michel Rouche, Renée Mussot-Goulard le montrent, le démontrent amplement. Cela n’empêchait pas ce baptême d’avoir une perspective politique profonde, comme la conversion de Constantin, comme plus tard la conversion d’Henri IV. Les conséquences politiques en étaient incalculables et on le savait bien. A l’heure même ! Ces gens étaient intelligents, les Remi, les Avit ! Réduire le baptême de Clovis à un choix purement personnel est une aberration. Ce fut un choix global sur lequel l’intéressé n’avait pas à s’expliquer. Dans la compréhension de cette affaire, les spirituels purs ont totalement tort !
Que fut le règne de Clovis ? Comment le résumer ? Voici en quelques mots : tenir le cœur de la vieille Gaule entre Soissons et Orléans ; Lutèce, Paris, la Lutèce de Geneviève, de celle qui, au nord, exprima le mieux la foi et le patriotisme gallo-romains. Mettre la Burgondie, cette terre si civilisée, dans la mouvance du centre, et les Armoricains catholiques de même. Fermer la frontière de l’est et du nord. Repousser ces Alamans éternels qui de leur Rhétie, de leurs Champs Décumates où ils ont été contenus, ne savent s’ils doivent déferler au sud vers le Tyrol et l’Italie, ou vers l’ouest et la Gaule. Bref, mettre un terme aux invasions. Fini le déferlement des hordes ! Enfin reconquérir l’Aquitaine, vaincre le Wisigoth, libérer la foi catholique, entrer à Bordeaux et à Toulouse qui ne seront plus aux mains de l’hérétique. Tenter aussi une expédition vers les territoires d’Arles, d’Aix et de Marseille, dont chacun sait fort bien que les évêques sont favorables à l’union. Mais l’Ostrogoth d’Italie veille et envoie ses troupes. L’heure n’est pas encore venue. Elle viendra plus tard.
http://lafautearousseau.hautetfort.com/archive/2010/05/18/bb.html#more
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