L’architecture sacrée avant les premiers édifices : mégalithisme et tradition indo-européenne
• I – L’espace, le temps, la mesure dans le monde indo-européen
L’expression des notions d’espace et de temps est manifestement récente dans les langues indo-européennes, mais les notions elles-mêmes, et celle de leur mesure conjointe — base de l’architecture sacrée — certainement anciennes.
♦ 1.1 Les noms de l’espace et du temps dans les langues indo-européennes
L’expression des notions d’espace et de temps diffère d’une langue à l’autre, sauf quand elle a été empruntée, et surtout les termes qui les désignent présentent initialement une autre signification. C’est le cas pour le français temps. Il se retrouve certes dans l’ensemble des langues romanes, mais le latin tempus auquel il remonte est isolé en indo-européen. D’autre part, comme le montrent les formes tempête, tempérer, température, intempéries, le “temps qui passe” est initialement lié au “temps qu’il fait”, que distinguent les langues germaniques.
Il n’y a pas non plus d’ancien nom de l’espace, souvent désigné à partir d’une forme qui signifie “espace libre” comme le latin spatium ou la forme germanique d’où est issu l’allemand Raum. Certaines de ces formes peuvent s’appliquer au temps, comme le latin spatium et le français espace. Les seules désignations anciennes sont celles de l’espace libre, notamment la base sur laquelle reposent le latin rûs (campagne) et l’allemand Raum.
♦ 1.2 Espace et temps dans le système grammatical
Espace et temps ont une expression grammaticale. L’espace dans les compléments de lieu (lieu où l’on est, où l’on va, d’où l’on vient, par où l’on passe), dont certains sont à l’origine de cas grammaticaux comme l’accusatif d’objet, le temps dans les compléments de temps (instant ou durée), et les propositions subordonnées correspondantes. De plus, le temps s’exprime dans la conjugaison : le verbe indo-européen a un présent, *esti « il est » (grec esti, latin est), un prétérit ou imparfait *êst (grec ê), un futur, dit aussi “subjonctif” *eseti (latin erit). Au futur correspondent, dans le nom, le datif “prospectif” et les adjectifs correspondants, qui expriment la destination, la possibilité, l’obligation. Les 3 temps sont également à la base d’énoncés formulaires du Véda (le géant cosmique Prajâpati est aussi « ce qui fut » et « ce qui sera »), de l’Avesta (qui joue sur les temps du verbe être pour évoquer le présent, le passé et l’avenir, ou les vivants, les morts et les enfants à naître) ; selon l’Illiade, le devin Chalcas connaît « le présent, le passé et l’avenir » ; et, à en juger par leurs noms, les 3 Nornes scandinaves Yrd, Verdandi, Skuld ont été mises en rapport avec les 3 temps. Le verbe indo-européen a de plus un “intemporel” *est (il est) employé pour les procès qui ne se situent pas dans le temps, comme les vérités générales.
♦ 1.3 La mesure de l’espace et du temps
Il existe une racine qui désigne la mesure de l’espace, “arpenter”, et du temps, “viser”, 2 procès dont la réalité physique diffère, mais dont le but est identique, et, par extension, diverses activités et diverses situations homologues comme “être en mesure de”, “prendre des mesures”. Elle possède 3 formes liées entre elles par des formes intermédiaires : *meH-, d’où *mê-, *met-, mêt-, *med-, *mêd-. Cette morphologie singulière indique une haute antiquité.
La première forme *meH-, conservée dans le nom hittite du “temps” (mehur) mais qui a évolué en *mê- dans les autres langues indo-européennes, est à la base du nom de la lune (conservé dans les langues germaniques, mais remplacé en latin par lûna) et du mois, que le français conserve aussi dans ses formes “savantes” (empruntées au latin) mensuel, trimestre, semestre. Elle l’est aussi dans le nom des mœurs, issu du latin môrês, pluriel de môs.
La deuxième forme *met-, mêt- est représentée en français par l’emprunt savant au grec mètre avec ses dérivés métrique, métrer, et ses composés diamètre, symétrie, géomètre, et certains composés en métro- : métrologie, métronome. Elle l’est également dans le nom de la mesure, et dans les formes savantes en mens- — immense, dimension, (in)commensurable, mensuration — qui se rattachent au participe passé mênsus du verbe latin mêtîrî : “mesurer” et “parcourir”. On note que cette forme comporte un n comme le nom de la lune (anglais moon, allemand Mond) et du mois (anglais month, allemand Monat).
Dans les langues baltiques, cette forme réunit les notions : “mesurer, en général” (lituanien matas : “mesure”), “mesurer le temps” (lituanien metas : temps, année), mais aussi “viser”, d’où “lancer” (lituanien mesti : “lancer”, d’où “jeter”) et “regarder” (lituanien matyti). Nous reviendrons ci-dessous § 2 sur cette indication significative.
La troisième forme *med-, *mêd-, est représentée en français par divers substantifs qui se rattachent directement ou non au latin modius (boisseau) comme muid, moyeu, trémie, moule ainsi que les invariants comme, comment, combien, qui se rattachent au latin quômodô, et les formes savantes en med-, médecin, remède, méditer, et en mod-, mode, modèle, module, modérer, modeste, moderne, modique. Cette troisième forme est également à la base du verbe “mesurer” des langues germaniques, allemand messen. Dans plusieurs langues, l’un de ses dérivés désigne le destin et, en vieil-anglais, le Dieu chrétien. S’y rattache aussi le perfecto- présent *môt (allemand müssen, anglais must) qui signifie initialement “avoir la place”, d’où “pouvoir”, puis “devoir”.
On voit par là que l’arpentage et la mesure du temps par visée, qui s’expriment par cette même racine, sont dans le monde indo-européen des activités à la fois anciennes et exemplaires. Or la mesure du temps est spatiale. Avant l’invention du sablier et de la clepsydre, qui permettent de mesurer directement une durée, on a mesuré le temps à partir des cycles temporels. Le cycle quotidien et le cycle mensuel s’observent directement, l’un par la place du soleil dans le ciel du jour, l’autre par l’aspect de la lune, et leurs extrémités sont directement saisissables. Mais la mesure du cycle annuel est moins aisée. On emploie à cet effet un instrument nommé gnomon.
• 2 – Le gnomon
[La première mesure du temps : le gnomon. Afin que le retour du Soleil aux mêmes périodes soit non plus subi mais attendu, permettant ainsi d'organiser certaines activités sociales et agricoles, l'homme a inventé un instrument : le gnomon. Simple bâton planté en un endroit ensoleillé, son ombre indique à la fois l’heure et la saison (l'ombre est plus longue en hiver)]
La mythologie védique rend compte de la création de l’espace, ou plus précisément des 3 mondes, par les 3 pas de Vishnou, dieu mineur, mais qui deviendra l’un des 3 grands dieux des temps ultérieurs : son premier pas crée l’espace terrestre, son deuxième pas l’espace intermédiaire (ce que nous nommons l’atmosphère), son troisième pas le ciel. De la provient la fréquente identification de Vishnou au soleil. Mais comme le montre clairement le mythe de la décapitation de Vishnou, c’est la tête du dieu que l’Inde védique identifie au soleil, non le dieu lui-même. Reprenant une hypothèse antérieure, Falk (1987) a identifié Vishnou au gnomon. Le gnomon est l’artefact qui, dès l’époque védique, remplace l’arbre du soleil du stade antérieur de la mesure du temps. Avant de diviser le jour en sous-unités, les peuples primitifs ont cherché à déterminer les solstices. À cet effet, ils ont pris comme points de repère (que l’on vise, *met-) des sommets de montagnes ou des arbres : d’où par ex. l’arbre du Soleil (féminin) Saule, des Chansons mythologiques lettonnes (Jonval 1929 : 65 et suiv.). Ainsi la strophe 227 :
Un tilleul touffu aux branches d’or
Pousse au bord de la mer, dans le sable ;
Sur la cime est assise la Fille de Saule
Saule elle-même sur les branches d’en bas.
Un passage de la Taittirîya Samhitâ conserve le souvenir de cette notion. Après avoir indiqué que celui qui désire la splendeur doit offrir une vache blanche à Sûryâ (Soleil féminin, comme Saule, dont le nom est apparenté), et que le poteau sacrificiel doit être en bois de l’arbre bilva, le texte poursuit : « l’endroit d’où le soleil d’en haut naquit, c’est là que s’éleva l’arbre bilva. Le sacrifiant gagne la splendeur grâce au lieu d’origine du soleil ». Ce “lieu d’origine” du soleil est manifestement l’arbre qui servait à déterminer le terme de sa course annuelle, comme l’arbre du soleil des chansons mythologiques lettonnes. Mais l’arbre du soleil a pu servir ultérieurement à subdiviser le jour, d’abord par la mesure de l’ombre portée, puis par sa place sur un cadran. Or c’est à partir de l’arbre que s’interprète l’image de la décapitation. Le soleil rouge du soir ou du matin qui s’éloigne de l’arbre pris comme repère peut être assimilé à une tête coupée qui se détache du tronc. Le gnomon en conserve parfois le souvenir : ainsi celui que décrit Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, 36, 72-73 : sa pointe était surmontée d’une boule dorée assimilée à une tête humaine.
À partir de ces considérations, j’ai proposé une nouvelle interprétation de la comparaison effectuée antérieurement par G. Dumézil entre la décapitation de Vishnou et celle du géant Mimir de la légende scandinave, ainsi qu'une étymologie du nom de Vishnou (Haudry 2001).
À suivre
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