Le problème posé ici est le suivant : que peut signifier la locution « unité du monde », que certains ont déjà élevée au rang de concept fondamental (1) et dans laquelle, apparemment, se trouve beaucoup plus qu'un antidote au dualisme métaphysique et chrétien ? En d’autres termes : comment penser “l'unité du monde” ? Pour répondre à cette question, considérons d’abord la formule grecque panta : en, « tout : un ». C'est, pourrait-on dire, sur ces simples mots d’Héraclite d’Éphèse que s'ouvre la pensée européenne. Toute sa vie, Heidegger n’a cessé de “tourner” autour d’eux en s'en rapprochant. « Tout : un » : que peut vouloir dire cela ?
“Tout” est la multiplicité changeante de ce qui est, c'est-à-dire de ce qui se manifeste, se présente à nous : tout ce qui change et devient, tout ce qui coule. Panta rhei, « tout coule », dit une autre maxime d’Héraclite. Tout coule, et pourtant tout est un. Comment ce qui constitue la multiplicité même peut-il être “un” ? Qu'est-ce que cette unité du divers ? “Unité” signifie-t-il ici “totalité”, “globalité” ? Est-il ici seulement question de cette évidence ensembliste qui veut que chaque chose soit un élément de l’ensemble de toutes les choses, contribue à l’unicité de cet ensemble ? Certes non. Panta : En pourrait également s'énoncer : chaque étant : un. La question qui surgit alors est : comment ce qui à chaque instant se manifeste comme pluralité peut-il être un ?
L'unité, par ailleurs, ne saurait être conçue en tant que “principe unifiant”, causal ou non. Une telle conception resterait enfermée dans le dualisme métaphysique, auquel d’ailleurs elle s'apparente, puisqu'elle ne permettrait jamais de résoudre la dualité de l’étant et du principe. La réponse souvent invoquée par la théologie chrétienne, qui postule l’unité du monde en Dieu, n’est en rien satisfaisante, dans la mesure où elle ne produit qu'une pseudo-unité surajoutée à la dualité fondamentale du monde et de Dieu.
En fait, si nous voulons véritablement saisir ce que contient le panta : en héraclitéen, il nous est demandé, autant que possible, de sortir du “règne” de l’essence platonicienne, de l’essence comme principe ultime constituant le “soi” de chaque étant. Une telle conception des essences fondatrices accessibles à la ratio pèse, on le sait, sur la plupart des modes explicatifs en usage aujourd'hui. Cependant, elle ne va pas “de soi” : elle n’est venue qu'après la pensée présocratique (qui, à l’exception du poème de Parménide, nous est parvenue sous forme de fragments) et avant celle de Heidegger, qui s'est d’ailleurs constamment appuyée sur la précédente.
Mais revenons-en au “paradoxe” évoqué plus haut : panta : en / panta rhei. On interprète souvent maladroitement l’image héraclitéenne du fleuve. « On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau (du fleuve) », dit en substance Héraclite. On en déduit que le fleuve n’est qu'en tant que devenir — en se gardant bien de se demander ce que peut signifier ce “devenir” —, et l’on conclut que, hors du devenir, il n’y a rien (à penser). On passe alors à côté de ce que voulait dire Héraclite, et à côté de ce qui, dans ce “devenir”, se présente comme question.
Tout dans le fleuve est courant, changement, devenir. Mais qu'est-ce qui fonde ce devenir comme devenir-du-fleuve, et, plus précisément, devenir-de-ce-fleuve-ci ? Autre formulation (qui est plus qu'une boutade) : si le fleuve est devenir, il faut bien qu'il soit. De fait, pour que soit pensable le devenir du fleuve, il faut qu'une entité rassemble en soi ce devenir, ou plutôt (pour éviter de penser à une entité “agissante”) que ce devenir se rassemble en une entité : on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau, mais cette eau qui coule est toujours celle du fleuve. Le fond de l’image du fleuve réside en ceci que le devenir voile ce qui est, dirons-nous par approximation, sa condition essentielle de possibilité : l’unité, celle-là même en laquelle sont assemblées les diverses et changeantes apparences (c'est-à-dire : manifestations de la présence) de l’étant.
Cette unité où sont assemblés les divers modes de l’apparaître d’un étant, Heidegger la nomme Wesen. Ce mot est généralement traduit par “essence”. (Il n’est d’ailleurs pas une des nombreuses inventions terminologiques de Heidegger, mais appartient à la langue philosophique allemande, qui l’utilisa pour rendre le latin essentia). Il ne faut pas oublier néanmoins toute la distance qui sépare ce Wesen de l’essence platonicienne. Osons une définition : Wesen (“essence d’un étant”), “unité rassemblante de ses modes de présence (de ses manifestations phénoménales)”. Être veut alors dire “déployer” son essence, apparaître de manière multiple, changeante, ambiguë, dans (et à partir de) l’unité de son essence. Il apparaît alors clairement que l’essence-unité rassemblante n’est “extérieure” ni à l’étant ni au temps, qu'elle n’induit aucune coupure entre un monde dit “sensible” et un monde dit “intelligible”. L’essence étant unité rassemblante des apparences, elle ne saurait être “au-delà” de ces apparences. Ne pouvant être pensée hors de son “déploiement” en présence, hors de son surgissement en un devenir, elle ne saurait non plus être “au-delà” du temps.
Les messagers de la “divinité”
Loin d’induire une coupure entre le “sensible” et “l'intelligible”, la notion heideggerienne de Wesen réduit celle-ci à néant. L’essence se manifeste en présence ; elle n’est pas accessible hors de cette manifestation. Les présocratiques, d’ailleurs, étaient incapables de concevoir la moindre distinction entre le sensible et l’intelligible pour la simple raison que, pour eux, le penser et le sentir n’étaient que des modes d’un même “faire face à la présence”. En allemand, “briller” et “apparaître” se disent tous deux scheinen. L’éclat, la lueur, l’apparence : der Schein. Paraître, c'est briller, laisser se déployer la totalité des signes de soi. Être et (ap)paraître ne sont donc nullement antinomiques. Être, c'“est” paraître, tout comme pour le soleil, être, c'“est” briller. Panta : en signifierait alors d’abord ceci : la pluralité des phénomènes est toujours rassemblée dans l’unité d’une essence (Wesen). La coupure entre “l'intelligible” et le “sensible” n’est qu'un sous-produit de la pensée socrato-platonicienne.
Il vaut la peine d’insister. L’essence (Wesen) n’“est” aucun principe, ni actif (l'unité est toujours, pourrait-on dire, intrinsèque et implicite) ni explicatif (expliquer est toujours re-présenter ; or, par l’unité, on ne re-présente rien, et l’unité elle-même est sans doute absolument non re-présentable). Heidegger a parfois utilisé l'image de la coupe pour faire sentir que cette unité n’“est” pas un lien, causal ou non, qui unirait en interdisant on ne sait quel éparpillement. Bien au contraire, il faut s'exercer à penser la coupe comme recueillant en elle la multiplicité, tout en n’étant pas “extérieure” au recueillement. (La coupe du Wesen est à la fois “recueillante” et “recueillement”).
Heidegger parlait des dieux (die Götter) en les appelant « les divins » (die göttlichen). Il voyait en eux les messagers de la « divinité » (die Gottheit). Maître Eckart, Angelus Silesius et d’autres ont aussi parlé de Gott ou de Gottheit en termes d’unité, de consubstantialité, de co-propriation. En fait, Gottheit ne signifie rien d’autre que cette « unité du monde » au sein de l’unité-recueillante que nous venons d’évoquer. Qu'est-ce alors que le sacré ? Il est le dévoilement de cette unité, et l’homme, en tant que faisant — face-à-l'étant (Da-sein), en est le dépositaire.
Essayons maintenant d’approcher l’unité-recueillante du monde en certains de ses modes de dévoilement. L’un des modes les plus importants est constitué par le peuple (das Volk). Qu'est-ce qu'un peuple ? Ce n’est ni une somme d’individus ni une structure évoluant dans un temps linéaire. Un peuple est une entité qui rassemble les ancêtres, c'est-à-dire le passé-origine surgissant dans l’immédiat d’une présence-au-monde, les présents, c'est-à-dire ceux qui vivent aujourd'hui et qui font la présence du monde, et les hommes-à-venir, notion qui représente l’anticipation dans la présence au monde d’un être-en-projet.
Pas d’opposition entre le sacré et le profane
L'unité-peuple est pour nous l’un des modes où se dévoile la Gottheit, la divinité de l’unité du monde. Nous dirons, par suite, que le sacré ne se laisse appréhender authentiquement qu'au sein d’une communauté populaire qui en constitue le « lieu de surgissement ». En ce sens, il n’y a pas de médiateur entre l’homme-d'un-peuple et la divinité ; celle-ci constitue pour lui le plus immédiat. Autrement dit, l’homme n’a accès à l’unité-du-monde qu'à partir (et dans) l’unité-du-peuple. Bien entendu, cela ne signifie pas qu'il n’y ait d’accès au sacré que dans la “religion collective”. Cela signifie que la personne individuelle ne peut s'ouvrir au sacré sans que l’ensemble du peuple soit “présent”, c'est-à-dire délimite le lieu de venue du sacré.
Cette notion de co-propriation de l’homme authentique et de la communauté populaire dans l’unité-recueillante de l’être est à la fois très immédiate, car elle s'adresse à une sensibilité originaire, et très difficile à saisir, car elle s'exprime difficilement au travers d’un langage bâti sur l’effectivité du concept. Heidegger la développe à partir d’un certain nombre de considérations sur l’idée de monde.
Pour Heidegger, un « monde » est un « existential », autrement dit un mode d’être de l’homme historial, c'est-à-dire de l’homme en tant qu'il est engagé dans le déploiement du destin de la communauté dont il relève. Qu'est-ce à dire ? Que cet homme ne vit jamais dans un “monde” qui lui serait indifférent et pré-existant, comme une boîte contenant un objet, mais qu'à proprement parler, il fonde sans cesse le “monde” en prenant sa part du destin communautaire. Heidegger dit : der Welt ist nicht, sondern weltet (le monde n’est pas, il mondifie). Le monde mondifie : il se manifeste comme une unité rassemblant d’une manière toujours progressante l’homme d’une communauté, cette communauté elle-même, les étants qui viennent à la “rencontre” de l’homme et les modes existentiels généralement représentés comme des fonctions culturelles. Cette unité de tout ce qui est dans un monde et de ce qui le fonde (l'homme historial) constitue à nos yeux un mode de la divinité.
À suivre
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