Peu de souverains, et encore moins de reines, ont le privilège d’avoir laissé leur nom au siècle qui les a vu régner : Élisabeth, aux côtés de Louis XIV, fait partie de ce cercle restreint. Peu de têtes couronnées ont, par ailleurs, suscité des avis aussi tranchés et des jugements aussi manichéens : véritable monstre de cruauté et de luxure, « putain couronnée » pour les catholiques, vertueuse héroïne biblique pour bon nombre de protestants, la figure d’Élisabeth est fortement marquée par les déchirures religieuses qui ont divisé l’Europe du XVIe siècle.
À une époque où, il est vrai, les figures féminines remarquables ne manquent pas sur les trônes ou sur leurs marches – Marie de Hongrie, Marguerite de Parme ou encore Catherine de Médicis –, ces différentes caractéristiques font néanmoins de la « Reine Vierge » un personnage d’exception : aucune femme n’atteignit cette souveraine autorité sur une société masculine et sur un royaume qui dut prendre son parti de n’avoir qu’« une maîtresse, mais point de maître ».
Tantôt traitée en princesse et proposée en mariage aux plus grands princes européens, tantôt suspecte et disgraciée, Élisabeth a vu son caractère difficile forgé par une situation longtemps ambiguë et instable. Fille d’Anne Boleyn et d’Henri VIII, elle est déclarée héritière à sa naissance en 1533, avant de devenir bâtarde d’un roi déjà las d’une épouse qu’il enverra, comme d’autres, sur l’échafaud. Elle est alors reléguée au château de Hatfield, puis rappelée à la cour, quelques années plus tard. Déclarée apte à régner, malgré son illégitimité, sa position n’en est pas moins délicate sous les règnes d’Édouard VI et surtout de Marie Tudor. Elle doit sans cesse louvoyer et va jusqu’à prétendre revenir au catholicisme quand le royaume retombe dans le giron romain. Cela ne l’empêche pas d’être souvent impliquée, de près ou de loin, dans des complots fomentés contre le pouvoir royal. Elle fera même un court séjour à la Tour de Londres. Quand elle monte finalement sur le trône à la mort de sa demi-sœur, c’est donc avec une certaine intelligence des arcanes du pouvoir et des bienfaits de la dissimulation qu’Élisabeth s’attelle à la tâche difficile qui l’attend.
Crise religieuse
L’Angleterre est alors en pleine crise religieuse. En dépit de la supériorité numérique des catholiques, elle doit faire face au dynamisme des tenants de la nouvelle foi qui, loin de se contenter des mesures schismatiques d’Henri VIII, surtout soucieux de se débarrasser de la tutelle du pape, veulent quitter l’obédience romaine. Il faut dire que les excès du retour au catholicisme sous le règne de « Marie la Sanglante » n’ont fait que multiplier les adeptes du protestantisme, qui attendent beaucoup du nouveau règne. Tous savent que le cœur d’Élisabeth penche pour la Réforme. Mais elle prétend « ne pas vouloir violer les consciences » et c’est une voie moyenne qu’elle se plaît à emprunter au début du règne. Loin de tout fanatisme, elle ne cache pas son aversion pour les prêtres mariés et l’austérité des puritains mais aussi son attachement à la somptuosité liturgique tant vitupérée par les protestants. Son but est en réalité essentiellement politique : en refusant aussi bien l’autorité pontificale que le système clérical à la genevoise, elle veut s’assurer de la maîtrise d’une Église, solide, hiérarchisée et disciplinée, libérée de toute allégeance temporelle comme spirituelle. C’est ainsi que sous son règne l’on passe de l’Église schismatique du temps d’Henri VIII à l’institution hérétique qui vaudra à la souveraine d’être excommuniée en 1570. Pie V condamne, entre autres choses, l’autorisation de la communion sous les deux espèces et les lois de Suprématie et d’Uniformité : ces textes donnent au souverain le rôle de gouverneur suprême de la religion et sanctionnent la suppression de cinq des sept sacrements. Par ailleurs, un serment rejetant le pape a pour effet immédiat d’exclure les catholiques de tous les postes publics.
Sur la scène européenne, Élisabeth hésite longtemps à afficher clairement ses positions vis-à-vis des troubles continentaux. Elle déploie beaucoup d’efforts pour maintenir avec Philippe II, champion du catholicisme, des relations pacifiques et éviter une guerre contre ses redoutables armées. Le Habsbourg, de son côté, ne se risque pas à jouer le jeu des catholiques dont la victoire marquerait l’affermissement des positions françaises en Écosse et peut-être même en Angleterre. Les intérêts des deux puissances divergent néanmoins de plus en plus et les champs de rivalité qui se multiplient finissent par devenir de véritables terrains d’affrontement. De l’autre côté des mers, les corsaires d’Élisabeth ne cessent de s’en prendre aux possessions espagnoles. Si elle les désavoue souvent, elle n’oublie pas pour autant de prendre sa part des bénéfices. Philippe, quant à lui, soutient les clans irlandais hostiles à l’Angleterre protestante. Mais c’est essentiellement la question des Pays-Bas qui précipitera la rupture des relations. Une fois encore pourtant, Élisabeth tarde à s’engager véritablement aux côtés des protestants qui l’appellent à l’aide. En dépit de ses désaccords commerciaux avec Marguerite de Parme, et du caractère religieux d’un conflit qui ne cesse de s’envenimer, elle ne vient le plus souvent à leur secours que de façon ponctuelle, notamment quand les intérêts français d’un Coligny ou d’un François d’Anjou y prennent trop d’importance. Il faut donc attendre 1585 pour la voir officiellement envoyer sur place des troupes conduites par Leicester, et surtout 1588 et l’expédition de l’Armada de Philippe II. On assiste alors au spectaculaire renversement de l’alliance anglo-espagnole qui, depuis le XVe siècle avait marqué le panorama diplomatique européen. C’est l’alliance française qui devient désormais la pierre angulaire de la politique extérieure anglaise, comme en témoigne l’aide qu’elle apporte à Henri IV dans sa conquête du trône de France.
Le mythe de la Reine Vierge
Élisabeth apparaît alors au sommet de sa gloire. On la dépeint comme une femme intelligente et savante. Durant ses jeunes années, auprès de l’humaniste anglais Asham, elle a été initiée à tous les savoirs du temps. Elle a même acquis une certaine pédanterie, caractéristique de l’époque et que l’on retrouve dans le clinquant philosophico-littéraire des divertissements de la cour. Toujours fière et altière, resplendissante derrière les ors, les bijoux et les brocarts, elle est dotée d’un sens aigu de sa propre valeur et de la vocation royale qu’elle n’entend pas subordonner à un époux qui, même étranger, risquerait de la supplanter sur le trône. Malgré l’insistance de ses sujets, elle refusera toujours de se marier, donnant ainsi naissance au mythe savamment entretenu de la Reine Vierge. Elle eut des favoris dont on ne sait pas pourtant s’ils furent réellement ses amants. Aucun ne semble avoir eu de véritable ascendant sur elle : le plus célèbre, Lord Robert Dudley, comte de Leicester, fit souvent les frais de ses célèbres accès de colère, tandis qu’Essex finit sur l’échafaud en 1601 pour avoir outrepassé son rang et tenté de soulever la Cité contre elle.
Si le règne ne semble pas pâtir de l’absence d’un roi, le célibat d’Élisabeth laisse néanmoins en suspens la question de sa succession, véritable plaie du régime dans un pays qui a connu sa part de remous historiques au gré des coups d’État et des guerres civiles. Il existe pourtant des prétendants, parmi lesquels sa cousine Marie Stuart, avec laquelle elle entretient des rapports complexes. Mais elle refuse obstinément de « mettre son linceul devant ses yeux » en reconnaissant comme héritière une princesse qui risquerait de cristalliser l’opposition catholique. Tel est le ressort de la tragique existence de Marie Stuart. Veuve du roi de France François II à 18 ans, reine d’Écosse avant de se voir contrainte d’abdiquer en faveur de son fils, Jacques VI, elle passera une partie de sa vie à attendre une reconnaissance qui n’arrivera jamais. Et lorsqu’elle doit trouver refuge en Angleterre en 1569, c’est pour finalement rester l’otage, voire la prisonnière d’Élisabeth qui finira, lassée de ses maladresses et de son implication dans les complots, par l’envoyer sur l’échafaud. C’est à cette époque que la situation des catholiques se dégrade sérieusement. Mais, pour eux, des temps plus difficiles sont encore à venir.
En effet, Élisabeth a réussi durant son long règne, qui ne s’achève qu’en 1603, à maintenir une paix civile relative dans le royaume, comparé aux affres des guerres de Religion en France et aux Pays-Bas. Mais la voie moyenne de ce qui allait devenir l’Église anglicane a du mal à trouver son public : tandis que certains dénoncent le triomphe de l’hérésie, d’autres y voient encore trop de concessions à « l’idolâtrie papiste ». Ce n’est que sous les règnes suivants qu’allaient se déclencher les affrontements religieux qui permettraient l’émergence de tristes figures comme Cromwell. En attendant l’époque élisabéthaine a marqué dans l’histoire de l’Angleterre une étape importante. Celle dont Henri IV disait : « Quel roi, cette femme ! » ouvre l’ère de la maîtrise des mers et inaugure un réel épanouissement des arts et des lettres, dont le premier sujet d’inspiration fut assurément le culte quasi mystique de la souveraine.
Emma Demeester
Bibliographie
- Michel Duchein, Élisabeth Iere d’Angleterre, Fayard, 1996
Chronologie
- 1533 : Naissance d’Élisabeth.
- 1559 : Élisabeth succède à Marie Tudor.
- 1562 : Traité de Hampton Court avec les huguenots français.
- 1567 : En Écosse, abdication de Marie Stuart au profit de son fils, Jacques VI.
- 1570 : Excommunication d’Élisabeth.
- 1579-1581 : Tractations franco- anglaises autour d’un éventuel mariage entre Élisabeth et le duc d’Anjou.
- 1584 : Constitution du Pacte d’association pour la défense de la reine : les catholiques sont particulièrement touchés par cet arsenal de lois visant à prémunir le pouvoir des complots.
- 1585 : L’Angleterre apporte une aide militaire aux Provinces-Unies contre l’Espagne.
- 1587 : Exécution de Marie Stuart.
- 1588 : Échec de l’Invincible Armada.
- 1603 : Mort d’Élisabeth. Jacques VI est proclamé roi d’Angleterre sous le nom de Jacques Ier.
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