mardi 15 mars 2022

Antonin le Pieux (138-161)

 

Antonin le Pieux (138-161)

Dans la longue galerie des empereurs qui ont tenu la destinée de Rome entre leurs mains, certains Césars se distinguent des autres, du fait de leur caractère extraordinaire ou encore des tares, réelles ou rêvées, dont le peuple a eu à souffrir. Ainsi, Auguste reste le nouveau Romulus, artisan de la renaissance de l’Urbs minée par les guerres civiles, Tibère l’incompris, Caligula le fou sanguinaire, Domitien le tyran, Trajan l’empereur-soldat…. Autant de légendes venant ternir de leur éclat d’autres figures, parfois jugées trop pâles par les historiens des XIXe et XXe siècles.

Antonin, le bon gestionnaire, au caractère lisse, sans excès ni génie, n’a ainsi longtemps été considéré que comme le successeur du grand Hadrien, dont il n’avait pas la culture ni l’esprit, ou comme le prédécesseur du non moins marquant Marc Aurèle.

Ce-dernier, pourtant, ne tarit pas d’éloges sur son père adoptif et conseille à tous, en toutes circonstances, de se montrer le disciple d’Antonin. Les contemporains ne s’y sont pas trompés non plus : rares sont les empereurs à avoir été loués de façon si unanime de leur vivant et à avoir laissé leur nom à une époque qui restera définitivement dans les mémoires comme l’apogée de Rome. Bernard Rémy, dans une récente biographie, s’attache à faire revivre l’empereur, mais aussi l’homme, confronté à une tâche particulièrement ardue :  gérer cet « abrégé de l’univers » qu’est l’Empire romain, « couvrant alors la totalité du monde habité au point qu’il était impossible de mesurer l’espace que ses limites enferment » …

Né le 19 septembre 86 à Lavinium, Antonin est issu d’une famille sénatoriale de province qui, en deux générations, a atteint le sommet de l’État. Ses héritages, son mariage, ses domaines fonciers et ses briqueteries ont fait de lui l’une des plus grosses fortunes de Rome. Il a suivi le cursus honorum classique d’un patricien. Successivement questeur, préteur, consul, le point d’orgue de sa carrière, tout entière consacrée à l’administration civile, semblait devoir rester le prestigieux proconsulat d’Asie. Il occupe cette charge de 133 à 136, avant d’être appelé au conseil impérial. Hadrien, déjà affaibli par la maladie, a alors désigné son successeur, en la personne de L. Ceionus Commodus. C’était, semble-t-il, un personnage peu recommandable, car tous sont soulagés d’apprendre sa mort en 138. Hadrien doit donc adopter un nouveau César, comme le veut la tradition, et choisit Antonin, alors âgé de 51 ans, dont il appréciait les qualités. Néanmoins, pour accéder au trône impérial, Antonin doit impérativement adopter à son tour le fils de l’héritier décédé et surtout un jeune homme de 17 ans, cher au cœur d’Hadrien : Marc Aurèle. Antonin n’était là que pour lui transmettre le flambeau et assumer la charge suprême en attendant qu’il soit en âge de régner. Mais le transitoire devint chose durable : la santé, les qualités, le caractère d’Antonin, le hasard peut-être, lui permirent de rester plus de vingt ans au pouvoir.

Élévation morale et vertus de chef d’État

Antonin succède ainsi à Hadrien, décédé le 10 juillet 138 à Baies. Dès le début, ses relations avec le Sénat sont exceptionnelles, en raison de son origine, de son caractère très humain et de sa modestie. Il refuse tous les honneurs que l’assemblée veut lui décerner, mais accepte en revanche le titre de « Pius », pieux. Il le doit à l’insistance qu’il montre pour éviter à Hadrien, peu populaire et haï par les sénateurs, la condamnation de sa mémoire et le faire bénéficier de la divinisation. Mais la notion de pietas, chez les Romains, ne désigne pas la seule piété filiale. C’est un trait de caractère complexe qui relève d’une attitude bien plus générale vis-à- vis de l’ensemble des devoirs que l’on doit accomplir envers les dieux, les hommes et avant tout soi-même. Écoutons Marc-Aurèle qui a passé toute sa jeunesse à ses côtés et qui, dans ses Pensées, dresse le portrait d’un homme pourvu de toutes les beautés, reflet de son élévation morale et de ses vertus de chef d’État : « De mon père, j’ai appris la mansuétude et l’inébranlable attachement aux décisions mûrement réfléchies ; l’indifférence pour la vaine gloire que donne ce qui passe pour être des honneurs ; l’amour du travail et la persévérance ; la capacité de se suffire en tout par soi-même et d’être serein, l’attention sans cesse portée aux nécessités de l’empire… »

Ses plaisirs sont simples : il aime par-dessus tout séjourner dans ses vastes domaines dispersés dans toute l’Italie et participer aux vendanges, à la tonte des moutons ou encore à la chasse au sanglier. Ce goût pour la vie campagnarde fera sa popularité, parce qu’elle renvoie à la gravitas, cette austérité naturelle chère à l’idéal romain. Un défaut semble pourtant lui avoir été reproché, notamment par Julien : l’avarice, la lésinerie. Pourtant, le peuple n’a jamais eu à se plaindre des spectacles qu’il a offerts lors de ses différentes magistratures, et la plupart des distributions d’argent qui, comme le voulait la tradition, ont marqué son accession au pouvoir, ont été faites sur sa fortune personnelle. Il a également redistribué tout l’or coronaire, c’est-à-dire l’argent offert par les cités à l’empereur lors de son avènement. Il semble donc que le souci d’économie d’Antonin n’ait pas nui à l’image d’un empereur qui laissera tout de même, à sa mort, plus de 675 millions de deniers dans les caisses de Rome.

De quels moyens Antonin dispose-t-il pour gérer un empire qui s’étend des colonnes d’Hercule à l’Euphrate, des régions rhéno-danubiennes au Sahara ? Depuis Auguste, le Prince garde indéfiniment reconduits, et dans ses seules mains, tous les pouvoirs que la constitution républicaine avait jadis conçus comme annuels et collégiaux. Ainsi, la puissance tribunicienne fonde ses pouvoirs civils législatifs. La législation émanant de la seule volonté impériale continue de se développer et Antonin laisse un important corpus de lois profondément humaines, attentives à la justice et à la défense des plus faibles. L’imperium militaire, quant à lui, marque la nature militaire d’un régime fondé sur l’idéologie de la victoire. Mais Antonin n’est pas un soldat, encore moins un va-t-en guerre. C’est bien d’ailleurs un sédentaire endurci qui a succédé au voyageur impénitent qu’était Hadrien : en vingt-trois ans de règne, il n’a jamais quitté l’Italie, laissant le soin à ses légats provinciaux de surveiller le limes. Mais rappelons que déjà Hadrien avait souhaité mettre un terme à la politique d’expansion territoriale, jugeant que Rome avait désormais atteint sa plus grande expansion, et que vouloir s’aventurer au-delà était irréaliste. La guerre laisse donc place à une diplomatie facilitée par l’immense prestige dont l’empereur bénéficie auprès des rois-clients. Antonin améliore néanmoins le tracé de certaines frontières, notamment en Germanie supérieure et en Écosse où il fait construire le mur qui porte son nom, à une centaine de kilomètres au nord de celui d’Hadrien.

Maître de la religion romaine

Enfin, l’empereur assume également la charge de Grand Pontife, qui fait de lui le maître de la religion romaine.  Il se montre très attaché aux mythes liés aux origines de Rome, souvent représentés sur son monnayage, aux rites propres au Latium, ou encore aux divinités des campagnes italiennes comme Pan et Cérès. Il ne reste pas insensible à certains cultes d’origine orientale mais adoptés depuis longtemps par les Romains : il en va ainsi de ceux de Dionysos, assimilé à la vieille divinité italique Liber Pater et de Cybèle, honorée depuis des siècles à Rome. Mais il ne semble pas avoir manifesté d’attirance particulière pour les cultes plus exotiques, qui rencontraient pourtant un certain succès, et encore moins pour le monothéisme dont le prosélytisme était formellement interdit, étant incompatible avec la religion traditionnelle. Il ne se contente pas d’honorer le panthéon de ses pères ni d’œuvrer à des syncrétismes religieux en harmonie avec les besoins spirituels de son temps. Il fait beaucoup, également, pour renforcer le culte impérial, véritable ciment de l’unité de l’Empire : dans toutes les provinces, et en particulier les provinces orientales, on vénère la personne de l’empereur. La divinisation d’Hadrien, pour lequel il fait bâtir un temple et crée un collège de prêtres, le qualificatif d’augusta accordé dès l’avènement à son épouse Faustine, participent grandement à renforcer l’autorité supérieure et quelque peu surhumaine du Prince, l’auctoritas.

C’est durant l’hiver 161, dans son domaine de Lorium, qu’Antonin meurt à l’âge de 75 ans. Ses dernières paroles sont pour Marc-Aurèle, qu’il aura, comme Hadrien, toujours chéri. Il confie ainsi « la République et sa fille » à celui qui était devenu son gendre. Devant la statue d’or de la Fortune qui orne traditionnellement la chambre des empereurs, il donne au tribun de la cohorte prétorienne qui était de garde le mot de passe, « sérénité ». Ce fut là son dernier mot, emblématique d’une vie et d’une œuvre inspirées par les principes stoïciens. Antonin est peut-être coupable de n’avoir pas su prévenir la montée des périls barbares et de n’avoir pas compris que l’empereur devait de nouveau se faire général. Il laissa néanmoins un souvenir impérissable, au point que ses successeurs feront figurer son surnom privé, « Antoninus », dans leur dénomination officielle, manifestant par là leur volonté de se réclamer de cet âge d’or, lorsque des temps plus sombres viendront ternir l’éclat des aigles impériales.

Emma Demeester

Bibliographie

  • Bernard Rémy, Antonin le Pieux. Le siècle d’or de Rome138-161, Fayard, 2005.
  • Lucien Jerphagnon, Les divins Césars. Idéologie et pouvoir dans la Rome impériale, Tallandier, 2004.

Chronologie

  • 86 : Naissance d’Antonin.
  • 110 : Mariage avec Faustine.
  • 120 : Antonin est consul.
  • 133-136 : Proconsulat d’Asie.
  • 138 : Antonin est adopté par Hadrien et lui succède le 10 juillet.
  • 139-142 : Construction du mur d’Antonin en Écosse.
  • 145 : Mariage de Marc Aurèle avec Faustine II, le fille d’Antonin.
  • 145-151 : Révolte des Maures.
  • 21 avril 148 : Célébration du 900e anniversaire de Rome.
  • 161 : Mort d’Antonin.

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