Les terroristes russes et la révolution de 1917 nous ramènent à la Grande Terreur de 1792. Mais celle-ci n'inaugure pas une tradition en France : il faut remonter aux émeutes des XIVe et XVe siècles, à la Terreur de la Ligue. Épouvantable tradition.
[Procession de ligueurs à Paris]
Le phénomène de la terreur n'est pas né, en 1793, comme une création ex nihilo : la terreur bolchevique des années 1917-1921, qui a séduit les uns, écarté les autres, s'est pourtant préférentiellement référée au précédent de la Révolution française. Demandons-nous quels en furent les lointaines racines, ce qu'elle a signifié, quelle en a été la portée historique de longue durée.
Toute la pensée du XVIIIe siècle — la pensée des Lumières — a été une pensée antiterroriste, y compris celle de Jean-Jacques Rousseau que des analystes de notre temps ont prétendu, contre toute évidence, situer aux origines du totalitarisme du XXe siècle. Les hommes des Lumières ont milité pour la liberté individuelle. Et peu importe, pour notre propos, que cette liberté fut conçue par eux dans un modèle élitaire ou étendue aux grandes masses de la population. Cette exigence première a été au cœur des débats qui ont mobilisé l'opinion, de l'Esprit des lois à la réunion des États généraux.
Et pourtant, dès 1792, plus nettement en 1793 et 1794, la Révolution a dérapé, comme je l'ai écrit ailleurs (François Furet et Denis Richet, La Révolution française, Fayard), vers des formes terroristes de pouvoir. Arrestation des suspects, dénonciations publiques, suspicion généralisée, exigence d'un contrôle public sur les comportements individuels. Ce bref épisode a laissé dans notre conscience collective des traces indélébiles. Fascinant pour certains, qui persistent à penser qu'une révolution n'est pas possible sans terrorisme, repoussant pour d'autres qui pensent qu'on peut faire l'économie de la barbarie, qu'on peut construire sans tuer.
À vrai dire, c'est aux origines qu'il faut se situer. La population de Paris à la fin du XVIIIe siècle était, en majorité, fraîchement importée. Il serait donc tentant de chercher dans les séditions paysannes des 3 derniers siècles de l'Ancien Régime les traces d'une mentalité et d'un comportement terroristes. Mais ces séditions, ces émeutes, ces soulèvements contre le fisc – et surtout contre la fiscalité indirecte – ont été animées, dirigées, encadrées, par des éléments stables de la société rurale. Non des marginaux, mais des petits ou moyens exploitants. Des hommes qui ne cédaient pas à la tentation du terrorisme, qui défendaient leurs droits et leur pouvoir d'achat menacé par l'impôt. Le terrorisme n'a pas été un phénomène rural, mais une pathologie urbaine, surtout parisienne.
Depuis quand ? Les données historiques recueillies sur les émeutes des XIVe et XVe siècles permettent mal une pesée globale du phénomène. Des minorités agissantes, soit. Une pression physique sur le pouvoir : le temps d'Étienne Marcel l'a connue. Mais qui nous dira jamais si les quartiers de la ville, de l'Université et de la Cité ont été systématiquement quadrillés ? C'est à ce niveau — celui des profondeurs — que l'on peut apprécier l'impact du terrorisme. Car il ne se limite pas à l'exercice de la violence, il suppose la mise en place d'un réseau d'intimidation constante, il est une contre-société temporaire animée par une minorité.
Tout se joue ici entre les cadres et les masses. Entre les tribuns et la plèbe. Et tout change entre le XVIe siècle et la Commune de Paris (1871). Le 12 mai 1588, Paris innove les barricades. Péripétie, sans doute, mais préparée par le long travail des prédicateurs et de la basoche. Les travaux récents — israéliens, soviétiques, américains, français — ont éclairé cette pré-Ligue qui a façonné l'histoire des révolutions parisiennes. Les cadres : cette petite-bourgeoisie frustrée de l'échoppe et du barreau, ces moines tonnant de leurs chaires contre l'enrichissement bourgeois, ces intellectuels du Moyen Âge faisant revivre leurs fantasmes. Le noyau militant – que l'on connaît fort mal : boutiquiers et artisans révoltés contre le fisc royal et menacés dans leur exclusivisme catholique. Mieux connus sont les mécanismes de la terreur ligueuse. Dans chaque paroisse le curé ou le prédicateur véhiculait dans ses sermons les mots d'ordre de l'état-major du quartier et les personnalisait, si je puis dire, en désignant les politiques — c'est-à-dire les adversaires royalistes de la Ligue — à la vindicte des autres paroissiens. En même temps des affiches étaient placardées sur la porte des maisons des suspects et des tièdes. Mais le terrorisme ne se limita pas à l'intimidation verbale ou écrite. Il se traduisit par des actes de violence révolutionnaire camouflée en mesures de justice. Ainsi, en novembre 1591, la mise à mort du président Barnabé Brisson et des conseillers Tardif et Larcher. Le phénomène d'amputation permanente, qu'on retrouvera de 1789 à 1794, apparaît déjà pendant la Ligue. D'ardents ligueurs de 1586 ou 1588 seront taxés de modérantisme et de tiédeur en 1593 et traités comme des contre-révolutionnaires. La Ligue dévorait ses enfants.
Qu'en restera-t-il ? On sait l'échec politique de la Ligue : le ralliement des notables, un moment divisés, à Henri IV après sa conversion au catholicisme sonna le glas de la révolution parisienne. Mais, dans les profondeurs, la Ligue légua 2 héritages d'importance. D'abord un renouveau de la foi catholique qui fut à l'origine du “siècle des saints” — le XVIIe siècle. Ensuite — et c'est ce qui nous retiendra ici — le passage à des formes secrètes d'organisation, une sorte de contrepouvoir souterrain où s'épanouiront la puissance d'intimidation, le quadrillage des populations au service d'une morale contraignante. La compagnie du Saint-Sacrement ne sera-t-elle pas le dernier enfant de la Ligue ?
Pendant 2 siècles, les tendances terroristes des populations urbaines suivront un cours souterrain. La Fronde a certes connu des manifestations de violence, des heurts polémiques, des affrontements armés. Mais il ne semble pas qu'elle ait donné naissance à un terrorisme organisé comme au temps de la Ligue. Faut-il s'en étonner ? J'ai dit ailleurs ans quelles basses eaux de tension politique s'était située la Fronde : une atomisation des camps et des conflits, des combats d'arrière-garde menés avec réserves et prudence. Non plus un affrontement global entre 2 camps, mettant en cause les valeurs fondamentales de la société, mais des intérêts corporatifs et catégoriels dont l'opposition demeurait secondaire par rapport au consensus de fond. Peut-être à Bordeaux en 1652, dans le Bordeaux de l'Ormée, en fut-il différent. Pourtant les recherches actuellement entreprises tendent à minimiser les aspects révolutionnaires du mouvement bordelais. Ne confondons pas terreur et conflits sociaux.
Il faut sauter un siècle et demi pour voir réapparaître une véritable poussée terroriste. À 2 reprises, après le 10 août 1792, après le 2 septembre 1793, cette poussée parvient à infléchir la politique gouvernementale : création d'un Tribunal révolutionnaire, arrestation des suspects, maximum des prix, envoi de commissaires munis de pleins pouvoirs dans les provinces. Pourtant, les parlementaires de la Législative, puis ceux de la Convention ne se sont pas laissés déborder par la rue. Ils ont conservé bien en mains les rênes du pouvoir, n'ont accepté des revendications sectionnaires que ce qui allait dans le sens de leur politique. ont rejeté toute substitution d'un contrepouvoir extra-parlementaire à leur propre pouvoir.
À suivre
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