mercredi 2 février 2022

Une réalité floue : le terrorisme 4/4

  

L'héritage principal du marxisme réside dans la critique radicale de la démocratie bourgeoise représentative qualifiée de "démocratie formelle". Dans cette société, la citoyenneté politique est dénoncée comme pure illusion. Cette critique de la démocratie est pourtant de plus en plus abandonnée ; par les sociaux-démocrates d'abord ralliés aux valeurs des sociétés occidentales, et par les partis communistes participants du système représentatif occidental. Le PCF en est l'exemple le plus évident.

On peut dire que, globalement, la famille marxiste réprouve le terrorisme et participe aux mouvements d'indignation et de dénonciations médiatiques contre les actes terroristes. Les PC sont partisans de fait des démocraties formelles et reconnaissent dans le suffrage des citoyens la forme politique majeure de la démocratie. Même si cette procédure formelle fut et reste l'objet des théoriciens et des hommes politiques marxistes, notamment dans les pays dits socialistes d'Europe centrale et de Russie soviétique, qui reprennent à leur compte la grande division établie par Marx et Lénine entre démocratie formelle et démocratie réelle, les communistes et la gauche occidentale en général se sont ralliés au système de la démocratie occidentale. L'abandon récent par le PCF de la notion de dictature du prolétariat en est un signe exemplaire. Le slogan de Mai 68 contre le suffrage universel (Élections=trahison) est un succédané de la vieille théorie marxiste, repris à son compte par les groupuscules d'extrême gauche.

Démocratie, société marchande et aliénation

Marx, s'inspirant du modèle de critique de la religion de Feuerbach, critique la démocratie formelle comme projection imaginaire par l'homme de sa situation réelle. La citoyenneté égalitaire est une forme élaborée de l'aliénation politique des hommes. Ce n'est pas un élément agrégatif, qui peut être constitutif d'une solidarité communautaire, mais une simple illusion. L'homme, par là même, est individualisé, réifié par une société soumise aux règles des valeurs marchandes ! La société marchande est une société de l'aliénation, de l'individualisation par le détour de la citoyenneté égalitaire, double cause qui implique une réduction du politique au marchand. Le vrai rapport social, écrit Marx dans ses œuvres de jeunesse, n'est pas celui de la société marchande civile et de ses classes. L'abstraction démocratique induit surtout une liquidation définitive de la métaphysique. L'homme rationnel est l'illusion qui masque l'homme aliéné par les rapports marchands. L'histoire est pour Marx une dynamique des forces sociales. D'où la conséquence que la Révolution est la négation-dépassement du droit. Pourtant, et c'est là une des contradictions majeures du projet terroriste qui implique, dans une certaine mesure, son impuissance à signifier un phénomène historique, la société civile constitue la réalité de la vie des hommes.

Dans ce postulat marxien, duquel le projet terroriste ne peut se détacher, réside peut-être son aspect partiellement révolutionnaire. Il y a une ruse de la raison qui bloque tout enracinement dans le mental des peuples. En d'autres termes, le projet terroriste est potentiellement révolutionnaire, mais idéologiquement incapable de déboucher sur une révolution populaire. Il est, c'est un constat, coupé des forces réelles du peuple. En niant l'essence de la violence dans le champ du politique. Le discours marxiste n'est que virtuellement révolutionnaire. Cette césure jouera tant sur le plan de la méthodologie marxiste (incapacité chez Marx de comprendre l'instabilité politique en France au XIXe siècle) que sur la praxis révolutionnaire,

Marxisme, volontarisme et léninisme

Le marxisme s'attaque ensuite à ce qu'il appelle la "mythification communautaire", qu'il relie aux structures étatiques-politiques. Ce déterminisme du politique-étatique, soumis à la situation de superstructure (même si Marx, et plus tard Gramsci, atténueront ce rapport) réduit la potentialité terroriste comme action révolutionnaire.

Le terrorisme d'inspiration marxiste du XXe siècle puise au contraire son inspiration dans une version volontariste de la doctrine. La tradition terroriste du populisme russe, récupérée par le parti bolchévique, est un élément central de cette réflexion. Le léninisme du début de ce siècle constitue une variante activiste du marxisme. Pour Lénine, la récusation de l'État démocratique et de sa légalité souveraine justifie faction directe, forme politique du volontarisme marxiste. Lénine veut rompre définitivement avec le réformisme social-démocrate. Il nie toute évolution intégrative au parlementarisme bourgeois. Pour appliquer sa ligne, le léninisme vise à la destruction totale de l'État bourgeois. La dictature du prolétariat est le résultat de la violence prolétarienne, elle même opposée à la violence de l'État de la classe dominante. F. Furet parle de Lénine comme "d'un nouveau fondateur d'Empire". L'outil privilégié de cette fondation est un parti révolutionnaire, composé d'activistes professionnels dévoués à la cause communiste.

D'ailleurs, même après la victoire, il demeure en dehors et parallèle à l'État prolétarien. Il est la réalité du pouvoir, il est la force historique… Le terrorisme international est l'élève du léninisme.

Un élément central : la théorie de l'impérialisme

Sur le fond comme dans la forme, le langage du projet terroriste est celui de Lénine : même référence militaire, même obsession compensatoire des masses, même manichéisme de la dialectique de l'ami et de l'ennemi (manichéisme qui peut nous faire penser à nouveau à C. Schmitt) etc. Un dernier élément rapproche le projet terroriste du léninisme : la théorie de l'impérialisme.

Pour ce projet, il y a une unité stratégique des classes ouvrières, celles du monde occidental et du bloc soviétique. La cible, dans la théorie de l'impérialisme, n'est plus seulement l'État national, mais le capitalisme mondial et la puissance étatique qui l'incarne, les États-Unis d'Amérique. Pour les membres de la RAF ou des BR, les États italien et allemand ne sont que les émanations de ce capitalisme planétaire et de l'État nord-américain. Les politiciens locaux sont les sujets de l'impérialisme de l'Oncle Sam. La mondialisation de l'économie libérale capitaliste se hiérarchise en états relais d'un centre mondial, situé à Washington.

C'est à ce niveau qu'il faut différencier les 2 catégories de terrorisme que nous avons entre aperçus au début de notre exposé. Le terrorisme de l'ultra-gauche est dirigé essentiellement contre les États fantoches de l'impérialisme ; le terrorisme nationalitaire est dirigé pour la libération d'un peuple spécifique. Dans les 2 cas, face à la tyrannie de la légalité souveraine, le projet terroriste invoque la loi morale, ou la loi divine de la légitimité face au tyran. La démocratie légaliste qui ne s'appuie sur rien au-delà de la loi, masque mal la défense des intérêts privés et du profit. L'État moderne est pourri dans son principe et la violence utilisée pour l'abattre est nécessaire parce que légitime.

Universalité de la guerre

Du coup, il n'y a plus ni luttes politiques ni luttes civiles, mais état de guerre général des peuples contre l'impérialisme. L'unification mondiale, par l'économie capitaliste et les multinationales, manipule les États-nations contre les peuples, leurs intérêts propres et leur identité historique. Pour le terrorisme il n'y a plus de droit naturel, ni de droit tout court, il y a une situation mondiale de conflit. La guerre est universelle ! La guerre dépasse ainsi toutes les frontières, et fait de chaque individu un combattant délié de tout lien avec le droit et la loi. Face aux rapports de force du capitalisme mondial, elle oppose un pur champ de forces politiques et militaires. Ce moment conflictuel autorise toutes les formes d'actes dirigées contre tous les collaborateurs du système, autrement appelés "les ennemis du peuple". Dans ce cadre, la guerre, action militaire, est soumise au projet terroriste, qui est un projet politique. Le soldat est un soldat politique, le parti devient une armée au service d'un discours politique. On peut ensuite remarquer que la philosophie politique du terrorisme devient une contestation radicale du droit international moderne. La philosophie de Grotius est niée dans ses fondements au profit d'une adhésion à un projet de Realpolitik.

Néanmoins, cette contestation radicale reste attachée par certains côtés à cette même idéologie du droit international moderne. Il recourt aux armes moins comme acte offensif que comme attitude défensive face aux forces ennemies. En d'autres termes, il mène une guerre juste contre les éléments agressifs du système. L'impérialisme chez les BR ou l'occupation américaine chez les militants de la RFA symbolisent ces éléments ennemis. L'action armée devient une contre-révolution préventive contre le système impérialiste des multinationales et des États impérialistes. Face à la politique répressive de l'État, faction militaire devient indispensable. Ce mariage entre ce que F. Furet nomme "l'héroïsme aristocratique du sujet révolutionnaire" et le déterminisme historique issu du marxisme traditionnel produit cet avant-gardisme de désesperados qui effraye tant nos contemporains. Le terroriste rachète en quelque sorte le monde réel, injuste et mauvais, par le sacrifice de sa vie.

CONCLUSION

Une courte conclusion s'impose. Devant les nombreuses contradictions de la philosophie politique terroriste que nous avons essayé de souligner, il nous paraît difficile de conclure définitivement. Nous avons voulu, dans ces quelques analyses, préciser l'ambiguïté fondamentale du projet terroriste. D'un côté, un discours très proche de la philosophie politique pré-moderne, où les notions essentielles de la pensée politique européenne sont réactualisées dans un langage moderniste. De l'autre côté, une référence constante au corpus idéologique marxiste-­léniniste, que le gauchisme des années 60 et 70 a digéré tant bien que mal. De ce mélange est né le discours terroriste, à la fois enraciné dans une tradition intellectuelle pré-démocratique et un constat très pessimiste du réel des années d'après-guerre. Pourtant, il est impossible de réduire ce discours à ce seul schéma. Pour la raison principale qu'il n'existe pas un terrorisme mais des terrorismes.

L'action récente de l'aviation israélienne sur la ville de Tunis, ayant causé des dommages physiques et matériels importants, est la preuve de cette pluralité des terrorismes. De même, les actions militaires menées par les militants de l'IRA, de l'ETA ou du FLNC montrent que le terrorisme peut recueillir l'assentiment plus ou moins large, plus ou moins explicite, d'une population donnée. Enfin, si le terrorisme international est un concept médiatique récent ; il recouvre aussi un discours de statu quo du système. Les condamnations indignées des médias face au terrorisme sont éminemment sélectives.

Le terrorisme constitue au fond un catégorie commune pratique. Nous avons essayé de démontrer que l'on pouvait aller plus loin dans une réflexion sérieuse sur cette notion mal comprise, souvent volontairement.

Ange Sampieru, Orientations n°10, 1988.

(allocution prononcée lors d'un colloque tenu à l'Hôtel Métropole de Bruxelles, octobre 1985)

note : (1) Cf. F. Furet, A. Liniers, P. Raynaud, Terrorisme et démocratie, Fayard, 1985.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/89

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