En somme, si le Roi fait la loi, il est aussi soumis à la loi. Cette soumission se traduit par une double limitation : l'une est externe puisqu'il ne peut violer les lois de la justice divine, l'exercice des vertus chrétiennes, etc. Tenant son pouvoir de l'autorité de Dieu, le monarque ne peut contester les règles établies par Dieu lui-même.
L'autre limitation est interne, puisque le monarque est contraint au respect des lois historiques qui fondent le royaume. Ce que Montesquieu appelait le "dépôt des lois" s'impose à lui, et restreint son pouvoir.
Du tyran personnalisé à la tyrannie de la loi
L'autorité d'un seul est concevable dans la mesure où elle est encadrée par la coutume, la jurisprudence, la providence et enfin, plus tard, la raison naturelle. Le roi, disent les juristes, est lex animata ; la loi parle par sa bouche mais elle est extérieure à son individu. L'avènement des régimes démocratiques modernes a totalement modifié le paysage politique. La démocratie est le régime de la loi souveraine. Autrement dit, la Loi est la règle suprême, indépassable. La légalité est sui generis, et tient sa valeur d'un ensemble de techniques, de procédures, qui l'investissent de sa légalité. La loi est valable par son respect de la formalité et non en vertu d'un référent supérieur. La promulgation d'une loi introduit celle-ci dans le domaine de l'autorité, et elle devient par ce fait quasi-incontestable. La démocratie moderne est l'organisation de la tyrannie de la loi. La figure du Tyran n'est plus personnalisée comme dans l'Antiquité, elle est diffuse et omniprésente à la fois. D'ailleurs le monarque n'est plus. C'est moins le peuple en tant qu'entité historique et culturelle qui est représenté qu'une masse arithmétique d'individus. Derrière cette masse se profile la réalité du pouvoir. Cette réalité est beaucoup plus triviale : le pouvoir est confisqué par une minorité d'individus aptes à la manipulation des discours et des outils du pouvoir réel. Ce pouvoir réel étant essentiellement économique dans la civilisation industrielle. L'autorité légale n'est plus légitimée par une référence à un système de valeurs qui le transcendent.
Cette absence de valeurs légitimantes au profit d'une tyrannie de la Loi a été l'objet des réflexions attentives du juriste Carl Schmitt. Pour celui-ci, le pouvoir démocratique élimine tout recours au droit à la résistance et au tyrannicide. La majorité ne peut supporter tout acte tendant à remettre, violemment ou non, sa légalité en cause. Toute décision de la majorité se transforme automatiquement en droit. Le formalisme légal est la règle des démocraties bourgeoises. Il exclut toute idée d'illégalité dans le cadre des procédures formelles auxquelles il se réfère. Dans cette vision légale du pouvoir disparaît aussi un autre concept des philosophies traditionnelles : le tyran d'usurpation. Le tyran d’usurpation prend le pouvoir par violation d'une légitimité préexistante, elle est incompatible avec l'usurpation.
De cette philosophie politique moderne découle le principe que toute opposition légale doit avant tout reconnaître le système de la majorité démocratique (Nous ne discuterons pas plus avant de l'emploi de ce concept de démocratie, qui revêt des acceptions fort contradictoires. Par démocratie, nous entendrons "démocratie représentative à la mode occidentale", étant bien entendu que cette dernière peut fort bien être définie d'un autre point de vue comme essentiellement anti-démocratique). Face à ce formalisme de la loi, à la tyrannie du système légal qui en découle, le terrorisme devient l'acte de contestation total. La violence et l'action armée deviennent les négateurs du principe d'un droit producteur de droit. La démocratie est combattue en tant que système d'abstraction du pouvoir, de gouvernement des normes impersonnelles, de systèmes de mise en forme légal du pouvoir et d'absence du peuple réel dans cette organisation. Le terroriste, face à cette forme du politique, oppose un programme nouveau : ce programme, écrit F. Furet, « retrouve un ensemble pré-moderne de représentations politiques ».
La vieille idée aristotélicienne du tyrannicide
Autrement dit, le terroriste oppose à l'abstraction moderne du pouvoir un corps organique communautaire, où les sphères du privé et du public retrouvent leurs identités complémentaires. Il personnalise le pouvoir politique, et la souveraineté démocratique plus largement. Les politiciens et les fonctionnaires des administrations centrales sont les figures vivantes du pouvoir. Ce sont des personnes physiques et non plus de vagues concepts impersonnels. Les attentats des dernières années contre les officiers généraux et contre les politiciens traduisent cette idée de personnalisation. L'individu est assimilé à sa fonction. D'où, en même temps, la preuve de la vulnérabilité de ce pouvoir, puisque les individus sont mortels. Cette résurgence des concepts traditionnels de la philosophie politique se combine avec un élargissement aux catégories modernes de la société contemporaine. Le pouvoir est perçu lato sensu. Par exemple font partie du pouvoir les leaders syndicaux, les industriels, etc. Le pouvoir moderne étant un pouvoir politique et économique, il apparaît que les dirigeants de la sphère économique ne peuvent plus être dissociés des responsables politiques. Le projet terroriste étant global, il étend sa violence à tous les symboles du système. Il appuie alors son action sur la vieille idée aristotélicienne du tyrannicide. C'est-à-dire le droit pour tout sujet d'opposer une violence jugée investie d'une légitimité supérieure au simple droit positif des sociétés modernes. Il faut remarquer à ce sujet qu'il lui manque aujourd'hui toute conception du monde supérieure qui le relie à un système de valeurs transcendantes. C'est cette absence de références qui peut frapper tout observateur un peu attentif. À quoi en effet rattacher ce combat ?
Le projet terroriste prétend se référer à l'existence d'un peuple concret, qui se définirait par des conditions inégalitaires économiques et sociales, face à une masse abstraite de citoyens égaux. Inspiré par le discours intellectuel marxiste, la classe au sens usuel et commun de la vulgate marxienne devient le référent supérieur. La classe constitue la notion centrale qui réfute d'une part l'abstraction du pouvoir, fictif et soumis aux lois du nombre, et d'autre part, au principe individualiste qui en est le corollaire. La classe devient alors le principe constitutif d'une vision organiciste, d'une vision "holiste" du social. La classe représente dans le discours terroriste le peuple tout entier. Elle le "représente", c'est-à-dire qu'elle en intègre par fonction l'identité. La classe est le concept substitutif du peuple dans le langage post-marxiste ! Le peuple est une entité collective proche des théoriciens du contrat des XVIIe et XVIIIe siècles. L'action violente se légitime dans un accord irrationnel, "ontologique" écrit F. Furet ; avec la volonté du peuple. Celui-ci investit de sa légitimité l'action violente. Le terrorisme apparaît dans son aspect idéologique comme un projet, implicite, de théoriser le droit à la résistance. Pourtant, le terrorisme n'est pas seulement une résurgence d'une philosophie politique traditionnelle, il s'inscrit aussi dans la tradition marxiste.
Un enracinement dans les traditions marxistes
Le projet terroriste constitue en effet une variante de la culture politique de la gauche révolutionnaire. En tant que "pensée nouvelle peu politique", le terrorisme est passé de l'acte individuel, du type des attentats anarchistes du début de notre siècle, à un projet qui s'enracine dans la tradition marxiste. Non pas tant, bien entendu, du marxisme orthodoxe, dont les prétentions scientifiques s'accommodent mal de la violence de groupe, que d'une dérive de la vulgate marxiste. On pourrait parler plutôt d'un néo-marxisme, qui conserverait moins la dogmatique que le vocabulaire. On l'a déjà évoqué plus haut en parlant de la notion de classe.
À suivre
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