Voici les lettres posthumes que le philosophe Julien Freund (1921-1993) a adressées à une postérité qu’il redoutait. Lui qui ponctuait régulièrement sa conversation d’un réfrigérant : « L’avenir, c’est le massacre » ne ménage pas ses critiques aux impostures de son temps – et du nôtre. Polémiques, mordantes, profondes, ces lettres post-mortem, toutes inédites, donnent à voir une autre facette de Freund, grand penseur du politique, mais aussi grand pourfendeur des faux maîtres et des fausses vérités.
Élève de Raymond Aron et ami de Carl Schmitt, Julien Freund (1921-1993) n’est pas un auteur totalement inconnu pour les lecteurs du site qui eurent l’occasion de le découvrir à l’occasion de la parution de textes inédits sous le titre schmittien de La Politique ou l’art de désigner l’ennemi.
Les Éditions de La Nouvelle Librairie, dirigées par François Bousquet, viennent de récidiver en portant à la connaissance du grand public ces Lettres de la vallée, non moins inédites et qui offrent un panorama synthétique de l’œuvre et de la pensée de cet intellectuel aussi enraciné que relativement iconoclaste.
L’on doit savoir gré à l’éditeur d’avoir exhumé ces lettres que Freund avait adressées à des amis, principalement universitaires, toutes rédigées dans le confort de sa charmante et bucolique retraite vosgienne de Villé. Laissons, d’ailleurs, l’intéressé nous la décrire amoureusement : « Le val de Villé est certainement la plus belle vallée vosgienne de l’Alsace : large, ensoleillée, calme. Lorsqu’on prend l’un de ses sentiers, on n’en finit pas de se perdre dans des vallons qui se succèdent jusqu’aux contreforts du Champ du Feu ou du Climont. Cette vallée est d’ailleurs la seule de l’Alsace qui s’ouvre sur le Sud-Est. […] J’apprécie doublement le bonheur d’y habiter. […] Aujourd’hui je peux profiter à ma guise des chemins qui serpentent à mi-coteau, parmi les arbres et les buissons, ou qui s’égarent dans les sous-bois ; je peux contempler de ma table de travail les deux vallées d’Urbeis et de Steige, que sépare le massif de la Honel. […] Habiter Villé me donne l’impression d’être en vacances toute l’année. »
Freund fuyait comme la peste les pesanteurs de l’Université devenue ce lieu peu accueillant « où l’on désapprend à réfléchir par trop d’intellectualité revendicatrice et éternellement insatisfaite ». Que dirait-il, aujourd’hui, de ces halls de gare où incubent et s’expérimentent les pires idéologies venues d’outre-Atlantique (gender studies, cancel culture, wokisme et autres pestilences pseudo-intellectuelles) ?
Quoi qu’il en soit, c’est au cœur de ces vallées où s’épanouissent framboisiers et mirabelliers que l’auteur de L’Essence du politique s’est confié à ses amis sur mille sujets qui ont nourri sa réflexion : la métaphysique, la politique, l’économie, les utopies, la polémologie, l’enseignement, la nature des choses, la sociologie, la morale, le pacifisme, l’Histoire, la décadence, le journalisme sont autant de thèmes évoqués par cet universitaire aussi peu pédant et jargonnant que franchement sympathique et profond.
Toutes écrites sur machine à écrire – avec duplications carbone, comme c’était techniquement l’usage à une époque que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître – entre 1974 et 1976, ces lettres, selon Julien Freund lui-même, témoignent d’une époque qui a constitué « un véritable tournant dans la mentalité générale ». Publiées après la grande bourrasque soixante-huitarde, elles doivent, selon les desseins de leur auteur, « servir de point de repère entre les turbulences sans finalité de Mai 1968 et les désarrois qui affectent les générations actuelles » – commentaire en guise d’avertissement, publié en appendice de ce recueil épistolaire et daté de novembre 1991…
C’est qu’en effet, elles reflètent non point un état d’esprit – fugace et indexé à l’air du temps – mais une rectitude dans l’analyse autant qu’une solidité dans les savoirs et une clarté dans les jugements. Freund s’y pose en vigie des temps qui viennent, éclairé par le relativisme et la corruption qui allaient précipiter la chute du communisme soviétique. Par un ironique jeu de bascule, l’Occident entamait à son tour son processus de dégradation sociale et d’avilissement des esprits.
Ces lettres philosophiques aux accents prophétiques se montrent pour ce qu’elles sont : la quintessence d’une pensée des cimes.
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