Claude Fouquet : Julien, la mort du monde antique [roman historique] (préf. de P. Grimal, Les Belles-Lettres, 1985, 360 p.) [Rééd. L’Harmattan, 2009, préf. P. Veyne]
À quand le grand colloque historique sur l'empereur Julien ? Ceux qui ont lu les livres flamboyants de Merejkowski (1), de Benoist-Méchin (2), et le dernier en date, celui de Claude Fouquet, parmi bien d'autres (3), sont consumés du besoin d'en savoir plus encore (4). Il semblerait pourtant que tout ait été dit et toutes les sources sur ce règne insolite épuisées. Mais la richesse même des détails concordants, la variété des interprétations du personnage, l'incertitude sur ses desseins attisent l'interrogation plutôt qu'elles ne l'éteignent.
C'est que l'homme est solaire, sa vie et son œuvre météoriques. Selon le télescope avec lequel on le regarde et le filtre qu'on y applique, le spectre s'étend du mysticisme oriental au pur rationalisme grec, de la politique à la littérature, du génie précurseur au rêve rétrograde. Une seule constante dans toutes ces approches : la totale sympathie. Pour les modernes, Julien a une image entièrement positive, son surnom d'Apostat fait sourire, il ne discrédite que ceux qui l'en ont longtemps affublé.
Paradoxalement, c'est parce que le tableau peint par Claude Fouquet nous a fasciné par son érudition et sa vraisemblance que notre curiosité reste en éveil. Ce très beau récit se veut suffisant en lui-même et il est vrai qu'un registre de références en eut doublé le volume. Les Belles Lettres qui s'ouvrent audacieusement à la fiction historique bien tempérée estiment sans doute que leur public haut de gamme a sous la main Ammien Marcellin et l'œuvre du dit Empereur Julien. Assurément le livre de C. Fouquet ne craint aucune contre-expertise. Le public des non-initiés peut y entrer en toute sécurité et il y trouvera en supplément une richesse poétique et intellectuelle aussi effervescente que l'était probablement l'âme de Julien et l'esprit de son temps. Reste que, sur le caractère du héros, la marge est grande pour l'appréciation subjective : moins génial qu'Alexandre, bien meilleur que Néron (c'est Pierre Grimal lui-même qui suggère le rapprochement), il participe, mais à quel degré ?, de l'aura des jeunes princes réformateurs, voire révolutionnaires, qui nimbent leur tête des rayons du Soleil-Roi. À cet égard, il s'inscrit dans la lignée d'Akoun-Aton, lignée qui semble n'avoir connu que de brillants échecs historiques et des destins prématurément brisés, calcinés, selon la forte image de Benoist-Méchin.
Ce dernier nous avait laissé sur la vision d'un Julien fulgurant, conquérant inspiré, agité par une faim de gloire [il fit campagne contre Alamans et Francs qui avaient envahi la Gaule, il battit les Alamans devant Sens, puis, en août 357, il remporta sur les Barbares un succès décisif près d’Argentoratum (Strasbourg), les repoussant au-delà du Rhin]. Claude Fouquet nous le montre sous les mêmes traits, mais avec une nuance d'instabilité caractérielle. Plutôt Hamlet que Jules César. L'Empereur miraculé — il a échappé de justesse au massacre de sa famille dans la succession sauvage de Constantin — s'écoute lui-même, écoute les oracles, écoute ses amis, hésite et fonce. D'abord il déconcerte ses adversaires, meutes de préfets, d'évêques et d'eunuques, postés partout comme des espions, et gagne. L'Empire romain de Byzance est admirablement décrit ici dans sa lourdeur bureaucratique et policière : les systèmes de ce type peuvent être mis en échec quelque temps, en certains endroits, par des coups d'audace imprévisibles. Puis la viscosité se reconstitue, la nomenklatura resserre ses rangs. On voit à la fin un Julien désenchanté laisser peu à peu passer ses chances d'humaniser l'Empire, de refouler les barbares, d'arrêter la décadence, de restaurer le paganisme et de vaincre les Perses.
Son échec est plus tragique que celui de Marc Aurèle dont il avait fait son modèle. C'est qu'il venait trop tard dans un monde romain trop vieux. Au milieu du IVe siècle, les chrétiens n'étaient plus une petite minorité persécutée, ils étaient triomphants et persécuteurs. Les Perses n'étaient plus des Arsacides débilités, mais des Sassanides agressifs. La décadence romaine n'était plus impensable, elle s'étalait à Byzance dans le plus oriental des despotismes. Quant aux barbares, ils formaient les cadres de l'Empire et s'installaient dans une interminable ère féodale. Il ne faut pas innocenter Marc Aurèle de toute responsabilité dans cette évolution régressive. Il a raté sa succession immédiate. Mais pour son lointain successeur Julien, tenter de revenir deux siècles en arrière dans l'espoir de réussir cette fois-ci son expérience était le rêve d'un fou.
Alors qui était ce Julien, qu'on nous montre sage parmi les sages, disciple de Platon, humain, trop humain, ami fidèle, polémiste chaleureux ? Sans doute, comme Marc Aurèle, un enfant anxieux, porté malgré lui au pouvoir suprême, un philosophe frustré, un écrivain refoulé, poursuivi par le besoin d'autojustification. Un familier de la mort, également. Mais aussi, comme Alexandre, un impulsif, un instable, un joueur aux réflexes rapides, alternant avec un rêveur dépressif. C. Fouquet nous a livré une des clefs de ce caractère aux combinaisons variées. Une clef étincelante pour ouvrir et refermer une étrange parenthèse de l'Histoire.
François Fontaine, Commentaires n°32, hiver 1985-86.
• Notes :
• (1) Julien l'Apostat : la mort des Dieux (en russe 1896, tr. fr. Gallimard, 1957).
• (2) L'empereur Julien, ou le rêve calciné (Clairefontaine, Lausanne, 1969, puis Perrin, 1977).
• (3) Par ex. André Fraigneau, Le songe de l'empereur (Table Ronde, 1952) ; Luc Estang, L'Apostat (Seuil, 1962).
• (4) Pour faire le point sur le mythe, la légende et l'histoire de Julien en Occident, on se reportera aux 2 volumes collectifs publiés par l'université de Nice : Jean Richer et alii auctores : L'Empereur Julien – De l'histoire à la légende (331-1715) (Belles Lettres, 1978, 430 p.) et L'Empereur Julien – De la légende au mythe (De Voltaire à nos jours) (Belles Lettres, 1981, 576 p.).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire