lundi 24 janvier 2022

Le problème de la double citoyenneté romaine en droit romain

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Un des gardiens du portail d'entrée (bas-relief de Robert Aitken, 1935)
National Archives Building, Washington DC 

Suite à la guerre des alliés (81-89), la citoyenneté fut octroyée aux hommes libres d'Italie. Apparut alors un problème épineux : le Romain était lié à deux droits, celui de la Cité aux sept collines et celui de son lieu d'origine (origo). Les conflits d'autorité proliférèrent après les guerres d'Octave et d'Antoine dont l'Empire est issu. Le prince concéda la citoyenneté à ses vétérans, des provinciaux ou des polis pérégrines. Les nouveaux "Romains" demeuraient citoyens de leurs communautés d'origine mais, curieusement, étaient libérés de toutes obligations fiscales envers celles-ci comme envers Rome. Ainsi naquit une caste de privilégiés provinciaux qui accapara les magistratures rémunératoires ; par ex., en Cyrénaïque, 215 “Romains” contrôlaient les tribunaux, se présentant tour à tour comme juges, accusateurs ou témoins, selon l'affaire (1).

 Comment se concilièrent les différentes coutumes de l'Empire ? Pour répondre à cette question, nous effectuerons un petit périple historiographique de Mommsen à nos jours. L'extension de la citoyenneté romaine atteignit son optimum avec la constitution antinonienne de 212 ; nous évoquerons les rejaillissements de ce texte.

À l'aurore fut Mommsen… Il y a un siècle, ce génie très, trop, systématique exposait sa théorie de l'origo dans la troisième édition de son Rechtsstaat. Selon lui, la citoyenneté romaine eut été incompatible avec toute autre. Le Carthaginois qui recevait le droit de cité romaine cessait par là même d'être Carthaginois. Inversement, un Romain n'obtenait pas une citoyenneté pérégrine sans qu'il ne perdît la sienne. Auguste aurait par la suite rendu conciliable la citoyenneté romaine avec les autres droits de cité, qu'ils fussent latins, pérégrins ou autonomes. Ainsi, sous le principat, notre susdit Carthaginois aurait pu devenir Romain tout en restant Carthaginois (2).

Depuis, les découvertes épigraphiques, papyrologiques ou archéologiques ont démenti la théorie de l'éminent historien allemand, qui, d'ailleurs, en ce cas précis, ne se basait sur nul document (il n'empêche que le Rechtsstaat reste, sur bien des points, un outil précieux, un monument et non un cénotaphe ; son raisonnement pêchait par son caractère universel et absolu ; Mommsen pensait selon les catégories de son temps, qui sont encore souvent les nôtres) ; à son sens, la souveraineté était un concept totalitaire et, conséquemment, deux droits de cité (d'État) ne pouvaient que s'exclure, que l'un s'assujettissât à un autre, même aussi éminent que Rome, était impossible (3). Plus souvent qu'à leur tour, les historiens du XIXe siècle, et souvent les érudits plus proches de nous, sont restés interdits devant le portail de la pensée tudesque !

La table de Rhosos nous a sauvegardé un texte qui octroyait à Seleukos, un général qui avait participé à toutes les campagnes d'Octave, la citoyenneté romaines et quelques privilèges dont l'un concerne particulièrement notre sujet : il aurait pu requérir, à son choix, devant un tribunal de sa nation, un tribunal romain ou le tribunal d'une ville libre. Le privilège (le choix de ses juges !) eût été exorbitant s'il n'avait été limité : soit Seleukos ne le détenait que pour les litiges commis pendant son absence (durant une campagne militaire) soit il n'aurait été valable qu'à titre de défendeur. Il appert que notre général et ses descendants, pour trainer quelqu'un en justice, devaient s'adresser aux tribunaux locaux, donc malgré qu'ils devinssent citoyens romains, ils demeuraient soumis aux lois nationales ; au plus, disposaient-ils d'un recours devant les magistrats romains (4). De même, une ville, née et constituée en dehors de l'orbe romaine, accédant au statut de municipe ou de colonie romaine, conservait sa coutume et ses cadres administratifs (5).

L'existence des divers droits locaux fut bien établie par Arango Ruiz, Taubenschlag et Schönbauer, quoique le premier considérât qu'ils ne subsistaient que par la grâce d'une “tolérance” romaine. Notre auteur, plus juriste qu'historien, commit les mêmes fautes que Mommsen ; il considéra que l'Édit de Caracalla supprimait toutes les coutumes locales (6). Or, une lettre de Gordien III, découverte à Aphrodisias, donnerait raison à ses contradicteurs : l'empereur s'y référait aux senatus-consultes et aux constitutions de ses prédécesseurs afin de donner aux coutumes locales la valeur de loi (7).

Taubenschlag a étudié le problème pour l'Égypte, région où la documentation papyrologique abonde. Les citoyens romains sont généralement cités dans les papyrus avec la mention de la tribu romaine à laquelle ils étaient rattachés (tout citoyen romain était d'office rattaché à l'une des trente-cinq tribus romaines, même s'il habitait au fin fond de l'Ibérie ou de la Cappadoce). Un nouveau citoyen romain originaire d'Alexandrie se disait Alexandrinam civitatem romanam ; un Grec s'affirmait par ex. Hermopolites et Romaios. L'empereur pouvait concéder la citoyenneté romaine mais nous ne connaissons aucun cas où il octroya le droit d'origo ; comme si la première dépendait de la souveraineté éminente d'un demi-dieu et que la seconde fût issue de la terre et du sang (8).

Autre preuve d'une matérialité incontestable (elle est en bronze !) : la table de Banasa (Maroc), découverte en juillet 1957 : 53 lignes couchées, d'une lecture certaine. La plaque, destinée à l'affichage, concernait l'accès à la citoyenneté romaine d'une famille berbère de la tribu des Zegrenses, les “Julianus”. Nos nouveaux citoyens, auparavant justiciables selon la coutume de leur tribu, traiteraient dorénavant leurs affaires, au privé comme au pénal, devant des magistrats romains. Ils auraient eu la capacité de tester, de recevoir des legs romains, d'acheter des terres dans l’ager publicus. Ils acquerraient une égalité formelle par rapport aux Romains de souche. Perdaient-ils pour autant leurs anciens droits ? Non. Seston déduisit quatre conséquences de ce texte :

  1. Une loi garantissait l'existence des droits coutumiers ; ils n'existaient donc pas, par le simple effet de la tolérance romaine, comme l'affirmait un peu trop péremptoirement Arango Ruiz, qu'infirma par la suite le document d'Aphrodisias.
  2. Le citoyen n'était pas nécessairement, comme on l'a cru longtemps, le civis d'une cité puisque nos Juliani étaient originaires d'une famille de nomades ou de semi-nomades.
  3. Il n'existait pas de contradiction entre droit d'empire et droits locaux.
  4. Le quatrième point nous amène à parler du fameux édit de Caracalla : sa clause de sauvegarde était une garantie que rien ne serait changé pour le nouveau citoyen, en raison de sa nouvelle dignité (9).

Du texte de la constitution antinoninienne, nous ne possédons qu'une laconique note d'Ulpien : « Ceux qui vivent dans le monde romain ont été faits citoyens romains par une constitution de l'empereur antonin » (10) ! Les chercheurs ont même hésité sur la datation du texte : été ou automne 213 pour Seston (11), entre mars et juillet 212 pour Follet (12). Longtemps, ils espérèrent posséder une copie qui eût été couchée, sur le Papyrus Giessen 40, document fameux qui suscita moultes interprétations et lectures (13) ; actuellement, si les érudits ne s'entendent pas sur la nature exacte du document (copie, préface, commentaires, …), ils s'accordent toutefois pour dire qu'il ne s'agit pas du texte original de l'édit de Caracalla. Malgré cela, on peut aborder le document en tant que tel, comme source indirecte. Jacques propose la formulation suivante du contenu du texte : « Je donne à tous les pérégrins qui sont dans le monde (œkoumène) le droit de cité des Romains sans détriment pour les droits de leurs communautés, les déditices mis à part » (14).

Pour évaluer la portée de la décision de Caracalla, il nous faudrait connaître le nombre d'esclaves et de déditices ; le statut des premiers nous est connu, non leur nombre ; celui des seconds est fort mystérieux. Les déditices classiques étaient des esclaves flétris par une condamnation ; même affranchis, la citoyenneté leur restait interdite. Les déditices pérégrins étaient constitués par les peuples vaincus (15) ; en Égypte, l’infamie de leur condition était sanctionnée par un impôt supplémentaire (16). Tout aussi inexplicable est la présence de pérégrins dans l'Empire après 212 (17).

Si une approche quantitative semble impossible, nous évaluons toutefois l'ampleur de la mesure. Tout d'abord, nous sommes certains qu'elle eut des effets immédiats, par ex., à Athènes, le nombre de nouveaux citoyens (que l'on repère facilement car ils prirent presque tous le nom de la gens Aurelia) sur les listes d'éphèbes augmentent de manière prodigieuse (18). Du reste, nous citerons Sherwin-White qui, selon nous, dans son style romantique, exprima parfaitement la révolution qu'occasionna l'édit de Caracalla :

 « L'empire serait agité de convulsions, brisé, ébranlé partiellement ou totalement, progressivement, mais il resterait quand même une conception de l'unité et de la grandeur de Rome, qui inspirerait les hommes à vouloir rassembler les morceaux. L'importance de Caracalla, c'est, qu'en complétant le processus amorcé depuis un siècle, il hissa la maiestas populi Romani sur la base la plus large qui soit. L'élément unificateur qui rapprochait les constituants très divers de l'Empire, c'était l'intérêt commun dans Rome ; l'édit de Caracalla identifiait l'ensemble de la population de l'Empire à Rome et fournissait de la sorte le fondement juridique qui développera ultérieurement l'idée de Romania. La chose pouvait apparaître malhabile à l'époque et sans doute un peu prématurée mais elle était incontestablement grandiose ; son importance est apparue au moment des invasions, lorsque les habitants de l'Empire, voyant ce qui les différenciaient des barbares, savaient qu'ils étaient les vrais Romani, et non seulement tels par simple courtoisie » (19).

Ici s'achève notre petit périple ; nous osons croire que notre quête ne fut point divagation. L'existence de la double citoyenneté est bien établie ; évidemment l'historien n'imagine pas avec exactitude comment les anciens vécurent cette situation, écartelés entre une citoyenneté romaine commune à presque tous les hommes libres, et une origo qui les enracinait en leur terroir, en une culture natale. Pour la première, il aurait sacrifié sa vie, la seconde dominait, envahissait sa vie quotidienne ; pourtant, l'Empire était présent près de sa domus : ses magistrats essaimaient dans les provinces, l'armée gardait ses frontières, la culture se diffusait au sein de la nobilitas. Le sentiment de la différence, qu'évoque Sherwin-White, fut admirablement exprimé dans les lettres de Sidoine-Apollinaire (20).

 Frédéric Kisters, Vouloir n°80-82, 1991.
Notes :

(1) F. Jacques, J. Scheid, Rome et l'intégration de l'Empire (44 av. J. C. - 260 ap. J.C.), t. I, Les structures de l'Empire romain, PUF, 1990, pp. 211-212 ; F. de Visscher, Les édits d'Auguste découverts à Cyrène, Belles Lettres, 1940.
(2) T. Mommsen, Le droit public romain, tr. P. F. Girard, 3e éd., Paris, Ernest Thorn, 1889, t. VI, 1, p. 145 ; t. VI, 2, pp. 265-268 ; t. VI, 2, pp. 329-332.
(3) F. de Visscher, Le statut juridique des nouveaux citoyens romains et l'inscription de Rhosos, in : L'Antiquité classique, t. XIII, 1944, pp. 13-18 ; complète et précise dans F. DE VISSCHER, Les édits d'Auguste..., op. cit., pp. 108-118.
(4) F. de Visscher, Le statut..., Ant. cl., t. XIII, 1944, pp. 21-32 (restitution du texte) ; t. XIV, 1945, pp. 29-35 (nature et caractère du document ; entre 34-36 ap. J.C.), pp. 35-48 (privilèges de Seleukos) ; pp. 49-59 (exploitation du document).
(5) F. de Visscher, Le statut..., Ant. cl., op. cit., t. XIV, 1945, pp. 57-58. Voir aussi Dieter Nörr, Imperium und Polis in der Hohen Prinzipatszeit, 2e éd., Munich, Beck, 1969, pp. 123 (Münchener Beiträge zur Papyrusforschung und Antiken Rechtsgeschichte, Heft 50) qui se départit fort bien des concepts juridiques modernes.
(6) Arango-ruiz, Storia del diritto romano, 7e éd., Napoli, Dott. E. Jovene, 1957, pp. 338-341 et notes ajoutées à la 7e éd., pp. 424-427, dans laquelle il répond aux thèses de E. Schönbauer, Deditizien, Doppelbürgerschaft und Personalitätsprinzip, in Journal of Juristic Papyrology, t. VI, 1952, 17 ff. ; id., Rechtsentwicklung in der Kaiserzeit, in Journal of Juristic Papyrology, t. VII-VIII, 1954, 107 ff et 137 ff. ; id., Municipia und Coloniae in der Prinzipatszeit, in Anzeiger der Österreichischen Akademie der Wissenschaften in Wien, Philos. Hist. Klasse, n°2, 1954, 34 ff.
(7) E. Kenan, J. Reynolds, A Letter of Gordian III from Aphrodisias in Caria, in Journal of Roman Studies, t. LIX, 1969, pp. 56-58.
(8) R. Taubenschlag, The Law of Greco-Roman Egypt in the Light of the Papyri 332 BC - 640 AD, 2e éd., Varsovie, Panswowe Wydawnictwo Naukowe, 1955, pp. 586-595, avec un abondant appareil critique, vieilli pour les travaux mais non pour les papyrus.
(9) W. Seston, M. Euzennat, La citoyenneté romaine au temps de Marc-Aurèle et de Commode et après la Tabula Banasitana, in Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, nov-déc. 1961, pp. 317-321 et in Scripta varia. Mélanges d'histoire romaine, de droit, d'épigraphie et d'histoire du christianisme, Rome, École française de Rome, 1980, pp. 77-84 (Coll. de l'École française de Rome, 43). La table comprend 3 textes :

  1. Une lettre de Marc-Aurèle et Lucius Verus au procurateur de Maurétanie Tingitane, Coédius Maximus en réponse à la demande du Zegrensis Julianus (168-169 ap. JC).
  2. Marc-Aurèle et Commode répondent à la requête d'Aurélius Julianus (sans doute fils de Julianus le Zegrensis) et écrivent au procureur Vallius Maximiamus. Le Berbère demandait la citoyenneté pour lui-même, sa femme et ses enfants. L'Empereur demanda un complément d'information, entre autres choses, l'âge de l'éventuel bénéficiaire (an 177).
  3. Extrait des régistres impériaux, douze signatures apposées au bas de l'acte (6 juillet 177).

    Un certain nombre d'éléments nouveaux furent apportés par A.N. Sherwin-White, The Tabula of Banasa and the Constitutio Antoniniana, in Journal of Roman Studies, LXIII, 1973, pp. 86-98.

(10) Ulpien, Digeste, 1, 5, 17.
(11) W. Seston, Marius Maximus et la date de la Constitutio Antoniniana, in Mélanges d'archéologie, d'épigraphie, d'histoire, offerts à Jérôme Carcopino, Paris, 1966, pp. 877-888 ou Scripta Varia, pp. 65-76.
(12) J. Follet, Athènes au IIe et au IIIe siècle. Etudes chronologiques et prosopographiques, Belles Lettres, 1976, pp. 64-72.
(13) C. Sasse, Literaturberichte zur Constitutio Antoniniana, in Journal of Juristic Papyrology, t. 14, 1962, 109 ff ; t. 15, 1965, 329 ff ; a compté 90 études !
(14) F. Jacques, J. Scheid, op. cit., p. 284.
(15) Gaïus, Institutes, I, pp. 13-15.
(16) Taubenschlag, op. cit., p. 588.
(17) F. Jacques, J. Scheid, op. cit., p. 285.
(18) J. Follet, op. cit., pp. 63-107. Le nombre des Aurelii était infime avant 210-211. Ils appartenaient le plus souvent à quelques grandes familles qui avaient acquis la citoyenneté romaine. Après 212, leur nombre s'accroît prodigieusement.
(19) Sherwin-White, The Roman Citizenship, Oxford, Clarendon Press, 1939, pp. 223-224. L'auteur a sorti une nouvelle édition ; id., The Roman Citizenship, 2e éd., Clar. Press, 1983 ; pour notre sujet, voir pp. 297-386.
(20) Sidoine Apollinaire, Epistolae et Carmina, éd. Chr. Luetjohann et corr. B. Krusch, Berlin, 1887 (MGH, Auctores antiquissimi, VIII).

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/87

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