Après 1870, l'Allemagne fut réorganisée en de plus grands ensembles. La Kleinstaaterei — division en petits États — prit fin et laissa la place à un monde “bipolaire” : au Nord, la Prusse (qui avait pris de l'extension à l'Est et à l'Ouest) et la Saxe ; au Sud, le Bade-Würtemberg et la Bavière, dont les attaches culturelles avec l'Autriche étaient plus qu'évidentes et l'adhésion au nouvel ensemble assez réticente. Le Nord l'emportait dans tous les domaines de direction : économique, militaire, démographique et politique. Das Preussentum était un principe d'État, une idée directrice et une éthique. C'était un mythe mobilisateur et unificateur. Au Sud, en Bavière, se manifestaient la part romantique de l'Allemagne, une sensibilité particulière, des coutumes, un art de vivre tournés plutôt vers la patrie charnelle que vers la communauté nationale ; en d'autres termes, une incitation à la résistance contre l'unité.
La Prusse face aux systèmes idéologiques dominants
En 1945, les Alliés décrétèrent la dissolution juridique de la Prusse. Mais à cette date, la Prusse avait déjà reçu plusieurs coups mortels. Entre 1914 et 1918, la quasi-totalité de son aristocratie était tombée sur les champs de bataille. Son existence, dès lors, ne connut plus qu'un épilogue administratif et juridique. Les conflits de la République de Weimar, la crise économique de 1929 et les douze années du régime national-socialiste ont longtemps caché cette évidence.
Le visage de l'Allemagne a radicalement changé au cours de ces dernières décennies. D'aucuns s'imaginent, bien à tort, que la RFA a reconstitué, à sa façon, la bipolarisation Nord-Sud des temps passés. En fait, le centre de gravité a glissé vers le Sud. L'après-1945 peut être considéré comme un retour en force de ce qui avait été vaincu à Sadowa en 1866, lors de la victoire des armées prussiennes sur les troupes austro-hongroises, dans une guerre où la diplomatie vaticane avait déjà joué un rôle considérable, avec l'intention de “récupérer” les territoires septentrionaux allemands perdus depuis la Réforme. Cette stratégie impliquait l'élimination de la Prusse en tant que seule grande puissance militaire “protestante”. Aujourd'hui, la configuration politique correspond, grosso modo, aux intentions austro-hongroises (habsbourgeoises) et vaticanes de la seconde moitié du XIXe siècle. Territorialement parlant, la majeure partie de l'ancienne Prusse se trouve désormais en Allemagne centrale, tandis que la partie occidentale a été morcelée en Länder. D'autre part, le politique a été réduit en RFA à sa plus simple expression. L'État est conçu à Bonn essentiellement comme un appareil de représentation et de gestion. Là où la décision purement politique est inévitable, on insiste pour ne jamais la laisser à une seule instance : le fédéralisme, s'il tient compte des particularités régionales et évite la “concentration” du pouvoir, tend aussi à diminuer le caractère de puissance de toute décision.
Une concrétisation sérieuse de l'idée prussienne dans le monde politique de la RFA se heurterait d'ailleurs à l'importance prise par la Bavière et à tout ce qu'elle symbolise. Cette importance est d'abord territoriale : la Bavière est le plus grand Land, et ses dirigeants ont su exploiter à fond le système fédéral. Gouvernée par la démocratie chrétienne (60 % de l'électorat), elle soutient avec vigueur une position “régionaliste”. Cette affirmation du régionalisme bavarois est souvent d'autant mieux acceptée qu'elle représente une garantie contre un pouvoir trop puissant. Les souhaits des Alliés, de l'Amérique en particulier, s'exercent dans le même sens, tout comme ceux du Vatican, qui tient avec la Bavière l'un de ses plus solides bastions européens. On ne saurait donc parler d'une renaissance politique de l'idée prussienne en RFA : l'univers mental créé par la société marchande suffirait, à lui seul, à rendre l'entreprise impraticable.
Le débat sur la Prusse se situe ailleurs. Il se manifeste sur le plan culturel. Le peuple allemand semble, par des voies détournées, parfois inconscientes, reprendre possession de son passé. Et cette redécouverte entraîne tout naturellement des révisions gênantes pour les systèmes idéologiques dominants. La statue équestre de Frédéric II a retrouvé sa place à Berlin-Est. L'“autre” Allemagne semble, elle aussi, reprendre en charge son passé. On parle d'ailleurs, depuis longtemps, de la “Prusse rouge”. À ce propos, il convient pourtant d'éviter deux erreurs d'interprétation. La première, pur produit de l'idéologie atlantiste, considère la division de l'Allemagne comme un fait irréversible et, somme toute, profitable. Elle conduit à opposer une “bonne Allemagne” (celle “de l'Ouest”, rhénane et bavaroise) à une “mauvaise” (celle “de l'Est”, essentiellement prussienne). La deuxième tend à voir dans la RDA, l'image, cette fois positive, d'une nouvelle Sparte, inaccessible à la décadence occidentale, où l'idéologie communiste ne constituerait qu'un vernis superficiel. La première interprétation conforte le système de Yalta. La seconde en sous-estime gravement les effets. Dans les deux cas, on parle du “militarisme prussien”, soit pour le condamner, soit pour le louer. Mais en réalité, le véritable “militarisme” prussien n'impliquait nullement l'encasernement général, ni une mentalité frénétiquement belliciste. C'était bien plutôt la volonté de faire prévaloir, par le moyen de l'éducation et de l'exemple militaire, un certain type humain se reconnaissant dans une “conception guerrière de la vie”. Le prussiannisme était avant tout une vision du monde et une éthique. Il n'y a rien de semblable dans le régime actuel de la RDA, qui se borne à exploiter, en raison de leur efficacité sociale, certaines qualités prussiennes : le sens de l'organisation, la discipline, l'horreur du verbiage, la prédilection pour l'action, l'exactitude, la fidélité envers l'État, etc.
En fait, l'important, en Allemagne centrale, n'est pas ce qui subsiste d'un ordre ancien, mais plutôt ce qui, dans les rapports de forces du monde est-européen, va pouvoir entraîner un accroissement de puissance politique. Un renouveau “prussien” passerait alors, non par la réapparition de certaines traditions, mais par le fait même que cette partie de l'Allemagne puisse à nouveau jouer un rôle. Le passage de l'état de dépendance totale à celui d'une puissance avec laquelle il faudrait compter, tel serait le trait dominant de la situation nouvelle. Ce n'est pas les casques à pointe qui réapparaîtraient au son du Preussens Gloria, mais la logique de Clausewitz.
Pendant longtemps, après la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques, croyant à la réunification possible de l'Allemagne, ont tenté de la prévenir en proposant une solution neutraliste. La RDA était alors, pour eux, une structure provisoire et une monnaie d'échange. Les dirigeants de Pankow étaient invités à se démarquer (Abgrenzungspolitik) au maximum de l'Allemagne fédérale. Mais aujourd'hui, l'Allemagne centrale a acquis une importance plus grande au fur et à mesure que les difficultés ont surgi dans le bloc de l'Est. En outre, la RDA présente (fait presque incroyable dans le monde communiste) une économie qui fonctionne ! Et si les Soviétiques n'y effectuaient pas de lourdes ponctions, ce pays pourrait constituer une force économique non négligeable. La RDA n'échappe pas, évidemment, aux tares de l'économie collectiviste, mais celles-ci sont atténuées par l'engagement d'une population à laquelle on ne fait pas appel en vain lorsqu'il s'agit de serrer les rangs, de travailler, de faire passer l'intérêt de la communauté avant ceux de l'individu. Il se trouve que pour de nombreuses raisons, l'Union soviétique a d'autre part besoin désormais d'un bastion à l'Ouest, sur lequel elle puisse compter au moment opportun. Ses problèmes externes et internes l'obligent à laisser se créer une puissance auxiliaire. La RDA semble se préparer à jouer ce rôle. Les rapports germano-soviétiques évoluent et le moment est apparemment venu, où la courbe de collaboration contrainte pourrait passer au-dessus du degré zéro et devenir “positive”, c'est-à-dire nécessaire pour celui qui l'impose et profitable pour celui qui la subit. Toute l'ambiguïté de la collaboration est là. La domination du maître prend fin, potentiellement du moins, au moment où l'esclave parvient à se rendre nécessaire. Or, l'Union Soviétique commence à avoir besoin de l'Allemagne de l'Est, car elle ne peut compter vraiment sur aucun autre pays. On peut donc risquer l'hypothèse que l'accroissement de la puissance est-allemande, son degré de nécessité et d'utilité, finiront par modifier les rapports de force. Ce changement entraînera, à son tour, une rectification du discours politique, car on finit toujours par avoir les exigences qui correspondent à sa puissance. L'idéologie ne crée pas la puissance, elle la sanctionne. D'autre part, une puissance ne peut avoir éternellement une ligne contraire à sa dynamique et à ses intérêts.
On aboutirait ainsi à ce paradoxe que la RDA parviendrait à obtenir plus de liberté et d'indépendance, non en cherchant à s'affranchir de sa sujétion par rapport à l'URSS, mais au contraire en la poussant jusqu'à ses conséquences ultimes. La pensée allemande, d'ailleurs, privilégie une démarche consistant à affronter un système de l’intérieur, à provoquer son dépassement en le poussant, à fond, dans sa propre logique. Clausewitz préconisait le refus de la confrontation directe aussi longtemps qu'il était possible d'acquérir indirectement de la puissance et cela, même dans des conditions défavorables. Pour Nietzsche, le nihilisme se détruira de lui-même par son propre mouvement, et la “grande volonté” ne consiste pas à chercher à l'empêcher, mais à l’accélérer pour que puisse naître une nouvelle perspective. Somme toute, cette stratégie n'est pas plus extravagante que celle d'un peuple de l'Est qui, croyant à la “solidarité occidentale”, prendrait le risque d'un soulèvement direct contre l'Armée rouge. La balle est donc dans le camp de l'Est. On ne peut qu'en prendre acte.
Gérard Nances et Robert Steuckers, Nouvelle École n°37, 1982.
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