« L’islam est-il notre avenir ? ». Les esprits chagrins avanceraient que le simple fait de poser la question donne déjà la réponse. Pour Jean-Louis Harouel, il ne semble pas y avoir de fatalisme même à l’heure terrible que nous vivons. Son essai est au contraire l’occasion d’interroger avec force les rapports que notre civilisation a entretenus avec l’islam depuis son avènement, comme pour faire sortir nos contemporains de leur heureuse léthargie.
L’Europe : un miroir inversé de l’Islam ?
En déroulant le fil des siècles, on constate que l’identité de la France et de l’Europe s’est forgée en opposition frontale avec la civilisation islamique. Telles des plaques tectoniques, les collisions entre l’Europe et l’Islam modelèrent pour toujours notre paysage civilisationnel. Ainsi la Reconquista d’Al-Andalus, les Croisades, la chute de Constantinople, la bataille de Lépante ou le siège de Vienne sont autant d’illustrations éloquentes de cet antagonisme jamais tari.
Pour comprendre ce qui nous sépare du monde islamique, il faut se remémorer que toute civilisation se définit en premier chef par le sacré et la religion.
Pour ce qui a trait à l’Europe, on ne s’étonnera pas que Jean-Louis Harouel, en apologète convaincant du christianisme, insiste sur la morale des Evangiles comme un marqueur distinctif des plus importants, et très notamment sur la disjonction induite par le Christ entre le temporel et le spirituel. Au cours d’un processus historique unique, le christianisme inculturé par le substrat originel des peuples d’Europe deviendra bientôt, selon la célèbre formule de Gauchet, « la religion de la sortie de la religion », emportant inexorablement toute l’Europe vers la rationalisation et la sécularisation de son univers. A contrecourant d’une bonne partie des commentateurs contemporains du sujet, Harouel réhabilite ici pour partie ce désenchantement du monde. Grand malheur de notre temps, il fut aussi et continue paradoxalement d’être à l’origine de ce qui fait la spécificité et la richesse de notre civilisation. La liberté individuelle de l’esprit, la capacité de s’émanciper des dogmes, les progrès matériels et scientifiques, le développement technique et économique, l’art et la douceur de vivre, sont de ces fruits européens enviés par les peuples de la terre et impossible à envisager sans ce processus.
Face à cette proposition spécifiquement européenne et chrétienne, la civilisation musulmane va se développer comme en image inverse. En Islam, les textes sacrés proviennent de la bouche du Dieu transcendant lui-même, et ne manquent de régir aucun domaine de la vie humaine. Toute interprétation rationnelle deviendra très tôt suspecte, avant d’être définitivement marquée du sceau de l’hérésie. Contrairement au christianisme européen, l’Islam n’a connu aucune séparation entre le religieux et le politique, et ne souffrira ni ne bénéficiera par conséquent du désenchantement de son monde. Dans cette configuration totalisante, aucune place pour quelques dissensions internes génératrices de progrès ! La civilisation musulmane s’est dès l’origine forgée la conviction d’avoir atteint un degré de perfection indépassable, conviction qui expliquera au long de son histoire l’inlassable volonté de retour aux temps jugés idéaux de son prophète.
Cette grille de lecture est-elle suffisante ? Sans doute pourrait-on reprocher à Jean-Louis Harouel un trop fort accent mis sur la dimension chrétienne de l’Europe au détriment de son identité polyphonique (avec en voix de tête celles des mondes hellénique et romain). Corolairement, considérer l’Islam, même sunnite, comme un bloc monolithique fait fi des nuances théologiques qui existent entre ses écoles de pensées. Reste toutefois un fait incontestable au crédit de l’auteur : le monde musulman a fini par assimiler l’Europe à la chrétienté, et exhorte à la solidarité de l’oumma (le peuple des croyants musulmans) avant toute autre forme de liens communautaires. Et l’opposition de « la croix et du croissant » de demeurer dans l’inconscient collectif de la majorité des populations musulmanes aujourd’hui présentes sur le sol européen.
La fausse alternative : Islam des lumières et Religion du suicide
Si l’on voulait faire de l’Islam l’avenir des sociétés européennes, il faudrait réussir la tâche titanesque de le réformer radicalement. Il faudrait via une formule encore à définir que les musulmans présents en France et en Europe rayent de leur inconscient des siècles de ce qu’ils ont été et se mettent enfin à la page de la mondialisation heureuse. Est-ce possible ? Est-ce même souhaitable ?
Lorsque l’on voit l’inertie avec laquelle a pu évoluer la doctrine de l’Église – faisant pourtant la part belle à l’autonomie de la sphère temporelle et à l’exercice éclairé de la Raison – on voit difficilement comment réformer sans heurt ce qui se veut dès le départ irréformable. Les penseurs de ce nouvel eldorado baptisé Islam des Lumières prêchent dans un désert de croyants. Les seuls exemples historiques qui pourraient leur donner espoir résident dans l’épopée des nationalismes musulmans des XIXe et XXe siècles, et dont la Turquie kémaliste est l’archétype. Envieux pour son peuple de ce qu’il considérait être les supériorités objectives de l’Europe, Atatürk occidentalisa à marche forcée les domaines qu’il jugeât important pour son indépendance. Si le génie politique d’Atatürk aura permis un siècle durant l’effacement relatif du religieux au profit de réelles avancées économiques et sociales, le retour en force de l’Islam dans la conduite politique de la Turquie contemporaine semble achever de prouver que cette « stase » propre au monde musulman semble vouée à prendre fin.
À défaut de pouvoir réformer l’Islam de l’intérieur, les pays d’Europe ont quant à eux le devoir absolu de se prémunir contre toute réactivation de l’éternel conflit entre la croix et le croissant. Dans cette entreprise, seuls les États ont les armes effectives. Encore faut-il qu’ils aient la volonté de les utiliser.
Est-ce la faute à une élite coupée des intérêts de son peuple ? À un peuple qui n’a que l’élite qu’il mérite ? Les causes invoquées pour expliquer la perte de volonté des Européens à défendre ce qui les définit sont légions. Comme il ne se sépare jamais du prisme de lecture religieux, Harouel voit dans la substitution d’un sacré par un autre l’origine de ce Grand Effacement. Après avoir coupé la tête de leurs Rois, décrété la mort de Dieu et abandonné les grandes religions séculières (dont le dernier avatar a été le communisme), les Européens n’ont pas trouvé mieux que de soumettre le Politique à la nouvelle religion des droits de l’homme. Ce « néo-religieux suicidaire » a tout du corpus « d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles » décrites par Chesterton. La tolérance se mue avec lui en masochisme, la charité en mortification, l’inaction en pouvoir, le refus de procréer en brevet de respectabilité, l’autodestruction en idéal.
En fermant le dernier essai d’Harouel, on pourrait entrevoir dans son titre un fécond paradoxe. « Notre avenir » ne pourrait être l’Islam, car ce « notre » renvoie à ce qui fait l’essence de notre être collectif. L’auteur nous invite à penser que dans la fausse alternative entre Islam des Lumières et néo-religieux suicidaire, il n’y aura plus de « notre ». Gageons que les Européens retrouvent volonté de devenir ce qu’ils sont. L’Europe est l’avenir des Européens !
Jean-Louis Harouel, L’Islam est-il notre avenir ?, La Nouvelle Librairie éditions, 2021
https://institut-iliade.com/lislam-est-il-notre-avenir-de-jean-louis-harouel/
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