[L'organisation médiévale des cités repose sur I'indigénat. Milices et universités sont organisées selon l'appartenance locale de leurs membres. Ci-dessous, la splendide Halle aux Draps d'Ypres, reconstruite après la Grande Guerre. Le Moyen Âge européen a bien démontré qu'universalité et indigénat faisaient bon ménage et permettaient à chaque spécificité de s'exprimer sans trop d'entraves]
Spéculer sur l'identité nationale ou sur la réalité du fait “nation”, voilà bien une activité qui a connu un regain étonnant en Allemagne depuis le début de notre décennie. Une enquête théorique particulièrement fouillée et réussie a été celle de Tilman Mayer (références infra). Pour Mayer, dont la démarche est proche de celle de Bernhard Willms, élaborer une “théorie de la Nation”, c'est se situer d'emblée dans le domaine d'une philosophie pratique et non entamer une quête oiseuse ou sentimentale. Mayer, dans son livre, a eu l'intelligence et la pertinence de définir le contenu du terme “nation” au départ d'une enquête étymologique.
« Natio » : de Cicéron à l'acception médiévale
Natio ou Nascio, chez Cicéron, c'est la déesse qui préside à l'acte de naissance, comme nous l'explique le Historisches und Geographisches Allgemeines Lexikon de Bâle, publié en 1726. Le dictionnaire de Roth, datant de 1571, est plus concis : natio y signifie “naissance”. Dès la fin du XIVe siècle, natio ou, en français, “nation”, signifie déjà, en gros, ce que nous entendons par “nation”, au sens de “peuple” (Volk), aujourd'hui. Natio, mot employé seulement en latin et non dans les langues dites vulgaires, ne correspond pas à l'ensemble démographique soumis à un même régime politique ; ainsi, les manuscrits de l'époque carolingienne signalent que le Regnum Francorum est constitué « ex diversis nationibus » (de nations diverses). Natio se réfère donc à l'appartenance ethnique et non à l'appartenance politique.
Plus tard, les universités médiévales répartissent leurs étudiants en nationes, c'est-à-dire selon leur ethnie. À l'Université de Paris, les Franciens sont les habitants des évêchés de Reims, Bourges, Tours et Sens (qui englobe les Méridionaux, les Hispaniques et les Italiens) ; les Normands viennent du diocèse de Rouen ; les Picards viennent des régions romanophones au nord de Paris et regrouperont un moment les étudiants issus des diocèses de Liège et d'Utrecht, ultérieurement inscrits à la Nation d'Allemagne ; enfin, les Allemands, qui prennent la rélève, en 1437, des “Anglois”, et comptent deux sections : les Scoti, originaires des Îles Britanniques, et les Germani ou Continentes, Germains du continent. Dans les Conciles, les représentants de l'Église étaient également répartis en nations (France, Allemagne, Italie, Angleterre, puis, à partir de 1416, Espagne).
Complexité, réalité, universalité, ethnicité
Étymologiquement donc, le terme “nation” implique l'idée de commune appartenance, de consanguinité, d'indigénat et d'homogénéité culturelle, même s'il a servi à désigner ultérieurement des entités politiques volontaristes, produits de plébiscites quotidiens. Tenir compte des facteurs divers et complexes qui interviennent dans le concept même de nation, c'est adopter cette philosophie pratique, soucieuse d'appréhender le réel dans sa totalité comme le réclame Mayer. L'oubli du fait national, dit Willms, reflète une perte du sens du réel et Mayer partage son avis.
La question essentielle, à ses yeux, c'est de savoir si les nations naissent de constellations historiques fortuites ou si elles émergent sur base de substances historiques de longue durée, c'est-à-dire d'ethnies. Quatre théorèmes doivent présider, écrit Mayer, toute réflexion sur le fait “nation” :
- 1) Le théorème de complexité : tout fait national doit être exploré dans sa multidimensionalité et l'historien doit éviter l'écueil de l'auto-centrisme, c'est-à-dire interpréter les autres faits nationaux selon des critères pertinents pour sa propre nationalité.
- 2) Le théorème de la réalité : les nations sont des réalités incontournables, ancrées dans le concret. Toute philosophie politique concrète doit en tenir compte.
- 3) Le théorème de l'universalité : le facteur “nation” est présent sur tout le globe, qui offre au regard de tout observateur serein l'image d'un pluriversum, où s'affrontent des nations concrètes.
- 4) Le théorème d'ethnicité : la présence ou l'absence de facteurs ethniques détermine si une nation est une nation-État ou un État-nation, si les facteurs naturels de l'ethnicité ont la prééminence ou le dessous par rapport aux facteurs de puissance brute.
ethnos et demos
Les formes de “communautarisation” (Vergemeinschaftung) que sont les nations sont plurielles et multiples. Toutefois, écrit Mayer, 2 types de “communautarisation” nationale se juxtaposent. Toute nation se différencie intérieurement en ethnos et en demos. Le demos de la nation peut reposer sur un seul peuple (un seul substrat populaire), sur une partie de peuple ou sur plusieurs peuples ou groupes ethniques. Les personnes individuelles sont “nées” au sein de ces peuples, d'où leur origine/originalité ethno-spécifique. Le demos constitue la base de la légitimité démocratique mais l'intégrité ethnique de base, sous-jacente, n'est pas à la disposition du demos, écrit Mayer. En vertu de la spécificité et des constellations d'ordre ethnique (puis religieuse et sociale), on distinguera deux voies différentes d'accès au statut de nation : la voie ethno-nationale (nationalismes allemand, flamand, irlandais, slaves, grec, scandinave, gallois, écossais, etc.) et la voie étatique (nationalismes espagnol, français, britannique, italien, brésilien, mexicain, américain, etc.).
La voie ethno-nationale parie sur l'ethnos, tandis que la voie étatique parie sur le demos. Pour Mayer, nous rencontrons ici le hiatus entre le peuple et l'État, entre la substance biologique/culturelle et l'idéalisme politique. Pour lui, le « demos de la nation n'a pas le droit de toucher à l'intégrité ethnique qu'il est amené à rencontrer de par le devenir historique et naturel et duquel il est issu ; en revanche, l'ethnos de la nation ne constitue pas, politiquement parlant, un ordre en soi, mais est soumis au demos, au sein duquel il s'actualise politiquement » (p. l71). Les peuples ont donc le droit de préserver leur spécificité ethnique.
Le monde est un pluriversum
La forme de “communautarisation” qu'est la nation existe universellement. Penser l'humanité comme une unité politique, c'est, dit Mayer, aujourd'hui comme pour l'avenir, une mauvaise utopie, car il est exact et empiriquement vérifiable que l'humanité est nationalement individuée. C'est là un fait que nient les idéologies capitaliste, marxiste-léniniste et raciste, dans le sens où cette dernière nie le droit de toutes les races à se faire valoir, sauf une (l'aryenne ou la juive, par ex.). Le monde est un pluriversum, où chaque spécificité a droit à la parole, et ce pluriversum est irréductible à quelqu'unum que ce soit.
Coopération et coordination entre les nations se déduisent de la situation concurrentielle (voire conflictuelle) qui existe entre les diverses entités nationales. Toute concurrence ou tout conflit qui vise à l'anéantissement d'une nation est condamnable sur les plans moral et politique car cela conduit à la destruction ou l'amenuisement du pluralisme des nations. Seul ce pluralisme, couplé à un respect des intérêts différents que peuvent faire valoir les nations, garantit une base solide à toutes les tentatives de coopération et de relations entre les nations.
L'auto-identification nationale active peut osciller, varier, tandis que l'identification anormale à un modèle étranger, généralement passive, indique qu'il y a un besoin refoulé d'identification active et cohérente (ex.: l'américanisation en RFA ou l'universalisme anti-ethnique de l'intelligentsia parisienne). Le phénomène d'oscillation, répérable historiquement dans les auto-identifications nationales, tient au fait que des aspirations très diverses peuvent cohabiter dans les cerveaux des nationaux : ainsi, en Allemagne, la conscience nationale est tiraillée entre l'interprétation qu'en donne la RFA et celle qu'en donne la RDA ; entre une allégeance à l'Occident et/ou à la CEE et une nostalgie des frontières de 1937 ; entre le destin occidental et le destin oriental de la germanité ; etc. Ce choix entre des orientations multiples, toutes plausibles et justifiables historiquement, se complique encore par la présence des idéologies qui refusent le facteur national (marxisme, capitalisme, etc.).
L'ère des États nationaux n'est nullement close
L'État national (c'est-à-dire l'État qui se base sur une ethnicité particulière) fait montre actuellement d'une efficacité déficitaire. L'imbrication des nations dans des blocs supra-nationaux, dirigés par des superpuissances pluri-ethniques, empêche la résolution militaire des problématiques nationales, comme, nous l'enseignent les exemples de l'Allemagne et de la Corée. Le conflit entre 2 morceaux de nations dégénérerait en un conflit mondial, par lequel la substance ethnique allemande ou coréenne serait annihilée. Ce déficit de l'État national permet aux idéologèmes a-nationaux de s'imbriquer dans les tissus sociaux et, simultanément, de bénéficier de l'accroissement formidable des réseaux de communications. Mais malgré ce recul apparent, l'ère des États nationaux n'est nullement close. La réalité politique globale demeure dans la logique des États nationaux.
En constatant l'oscillation éventuelle des auto-identifications nationales et le défi que lance l'accroissement des réseaux de communications, Mayer en vient à affirmer que la réalité “nation” ne saurait être explicitée de manière simpliste par une quelconque théorie mono-causale. La complexité et la multidimensionalité du phénomène “nation”, impliquent que toute question nationale est, plus justement, un ensemble de questions nationales. Toute réduction conceptuelle du phénomène “nation” mène à une caricature de la réalité, où la nation n'est plus tout ce qu'elle est, mais un artifice intellectuel, une petite scène de théâtre où se joue une abstraction (Freyer).
L'approche multidimensionnelle du phénomène “nation” autorise un optimisme d'action : elle permet de forger un modèle “national” universellement valable, non taillé au bénéfice d'une seule nation, exportable partout. L'approche multidimensionnelle relève d'un système ouvert, capable de se moduler sur n'importe quelle réalité nationale et d'intégrer et d'assimiler toutes les données particulières à telle ou telle entité ethnique/nationale, tout en répondant au critère de “défi-réponse” (challenge-and-response), théorisé par Toynbee et Ortega y Gasset.
L'intérêt de la démarche de Mayer, c'est son point de départ théorique, le noyau ethnique de la nation X ou Y, étayé par une approche étymologique cohérente du fait national, où il apparait que “nation” signifie “naissance” et non adhésion à un modèle étatique, à l'instar de la conception française-jacobine que moquait Jordis von Lohausen en disant que l'on devenait français comme on devient musulman ou membre d'une secte. Le débat français actuel, qui tourne autour du code de la nationalité, devrait impérativement faire référence à l'ouvrage de Mayer, qui expose de manière magistrale et fouillée une théorie de la “nation” capable de gommer les incohérences ethnocidaires du code français actuel de la nationalité. Mais Mayer ne se borne pas à mettre le phénomène d'ethnicité à l'avant-plan : pour forger un idéal “national” viable et universel (ce qui ne signifie pas “universaliste”), il faut également analyser les théories nationales, produites par les ethnos de la planète.
Les classifications théoriques des “nationalismes”, celles de Carlton J.H. Hayes, de Hans Kohn, de Th. Schieder, de Miroslav Hroch, d'E.R. Carr, etc., sont trop peu connues dans l'espace linguistique francophone, bien qu'elles mériteraient de l'être, surtout parce qu'elles pourraient très efficacement contribuer à nous donner l'information diversifiée nécessaire à l'élaboration d'une conception non réductionniste de la nation. L'étymologie de “nation”, avancée par Mayer, avec le savoir encyclopédique informatif des historiens “taxinomistes” du nationalisme, permet une saisie organique de la diversité et du devenir du monde, au-delà des schémas mécanicistes réductionnistes des idéologies qui nient les faits nationaux.
Faits nationaux incontournables qui ne doivent pas nécessairement susciter le repli sur soi, mais, sereinement, promouvoir, si besoin s'en faut, des alliances, des regroupements à l'échelle continentale, des regna défensifs contre les super-gros qui, à l'instar du regnum francorum des IXe et Xe siècles, resteraient constitués ex diversis nationibus.
Tilman Mayer, Prinzip Nation : Dimensionen der nationalen Frage am Beispiel Deutschlands, Leske + Budrich, Leverkusen, 1986, 267 p.
Luc Nannens, Vouloir n°40/42, 1987.
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