La nature du soulèvement carliste ne compte guère d’autre précédent que celui des guerres de Vendée et de la Chouannerie mais elle se colore d’une teinte supplémentaire, celle de « l’illustration lyrique » dont on relèvera longtemps les traces dans d’autres révoltes et d’autres guérillas, de la guerre civile de 1936 aux maquis d’Amérique latine des années soixante. Dolorès Ibarruri, la pasionaria du frente popular de 1936 se revendiquera toujours d’un certain atavisme carliste.
Mais la forte personnalité de Don Carlos, sa majesté et son autorité naturelles, sa vaste érudition et sa connaissance de l’Europe géopolitique, ses liens avec le comte de Chambord et sa remarquable vitalité, révèle aussi des insuffisances et des contradictions qui le rendent parfois difficile à comprendre. L’homme possède les défauts de ses qualités : impulsif et colérique mais hésitant quant aux décisions à prendre dans l’urgence, cultivé mais sans esprit de synthèse ni d’à-propos. Chez lui, l’apparence l’emporte sur les réalités, le paraître sur l’être. La sincérité le guide davantage que la raison. Les relations avec sa famille se dégradent du fait de ses inconséquences. Son frère, Don Alfonso ne reçoit pas de lui tout le soutien moral qu’il serait en droit d’attendre. Et, alors qu’entre Pau et Bordeaux, Marguerite continue son effort logistique avec une remarquable ténacité, son royal époux ne se gêne guère pour compter fleurette aux jolies navarraises. Parfois, ses hommes ne savent où joindre leur roi, secrètement enfoui sous des draps trop accueillants. Marguerite finit par confier son désarroi à son oncle le comte de Chambord qui, selon quelques témoins alors présents à Frohsdorf, pique une énorme colère contre son protégé. Et les premiers revers militaires ne vont plus tarder. Le siège mis devant Bilbao s’enlise. Attaqués par les troupes gouvernementales, les bataillons carlistes creusent des tranchées pour se protéger de l’artillerie ennemie. C’est la première fois de l’histoire militaire. La formule connaîtra d’autres succès… Mais les hommes de Don Carlos doivent décrocher. Il leur faut maintenant défendre leur capitale, Estella qu’ils ne sauvent que de justesse. De toute évidence, l’initiative a changé de camp.
C’est le moment que choisit Don Carlos pour se ressaisir et montrer qu’il ne cédera jamais. De Morentin, petit village au sud d’Estella, il lance le 16 juillet 1874 une nouvelle proclamation, aux allures de programme royal, à la rédaction duquel le comte de Chambord a encore contribué après avoir sermonné son neveu pour son inconduite et lui avoir dépêché un autre neveu, Henri comte de Bardi, frère de Marguerite. On retrouve dans ce texte, publié moins d’un mois après celui d’Henri V aux Français, les mêmes accents pour rappeler les grands principes de la monarchie traditionnelle et pour montrer que leur application est plus que jamais nécessaire. Comme Henri, Carlos veut rassembler : « Je suis le roi de tous les Espagnols. » Mais ici, dans ce pays où les compromis s’avèrent impossibles, il a fallu faire parler les armes :
« La foi dans la force du droit m’a donné le droit de la force (…) J’ai tiré l’épée glorieuse de Philippe V. »
Rappelant le glorieux passé de l’Espagne, remontant une fois encore à Pélage, il se montre favorable à la représentation parlementaire « car la voix des peuples est le meilleur conseiller des princes ». Et lui aussi se trouve contraint, comme son oncle en France, de démentir toute velléité de rétablissement de ‘ancien régime ou de recours à l’arbitraire. Le manifeste insiste plus particulièrement sur deux points adaptés aux réalités espagnoles : la décentralisation spécialement poussée par la garantie légale, et non plus seulement coutumière, du système des fueros et une politique économique résolument protectionniste, indispensable à l’Espagne le temps nécessaire à ce qu’elle comble son retard industriel lui-même imputable à son retard technologique. Revigorée par ces déclarations, la hombria, qui adore les défis verbaux, encourage à mettre, en novembre, le siège devant Irun. Les troupes carlistes parviennent à occuper les hauteurs de la ville, mais une contre-offensive des troupes légales les en chasse rapidement.
Don Carlos doit également adopter une posture internationale. Jusqu’ici les puissances européennes se sont tenues à l’écart du tumulte espagnol, éprouvant – on les comprend – le plus grand mal à en suivre les péripéties. Bien que placée en première loge, la France aussi a hésité sur l’attitude à adopter. Selon que les monarchistes tenaient ou non la corde à Versailles, le gouvernement a louvoyé. Mais, depuis l’échec des la campagne monarchique de 1873 et l’arrivée aux affaires étrangères du duc Decazes, hostile au comte de Chambord comme à Don Carlos, la politique française se montre clairement anti-carliste, d’abord en reconnaissant la république espagnole, le 3 août, puis en reprenant la traque des rebelles à travers les Pyrénées comme aux plus beaux jours du gouvernement d’Adolphe Thiers. Réagissant sans attendre, Don Carlos adresse, le 6 août, un manifeste « aux puissances chrétiennes » dans lequel il justifie son recours aux armes, « après avoir épuisé tous les moyens pacifiques pour sauver (son) pays bien-aimé des horreurs imminentes d’un 1793 espagnol ». En France, Decazes veut faire cesser l’aide apportée aux carlistes par les royalistes français du sud-ouest. Mais il est peu obéi. Si les députés royalistes se sont faits plus discrets depuis 1873, les personnalités et les populations du Pays basque français et du Béarn se montrent, au contraire, de plus en plus favorables à la cause de Don Carlos. De façon plus surprenante, il en va de même de nombreux fonctionnaires, hostiles à un régime républicain dont ils observent en Espagne les méfaits et redoutent maintenant la propagation en France. Ainsi le marquis de Nadaillac, préfet des Basse-Pyrénées, ne cache pas son soutien au « Comité carliste de Bayonne », que préside Hubert de Marignan et qui trouve le moyen, dans le courant de l’année 1874, de procurer à l’armée carliste, grâce notamment au concours des contrebandiers pyrénéens : 3 000 capotes d’infanteries confectionnées à Paris par deux tailleurs de la rue Vivienne, 9 250 fusils Chassepot avec deux millions de cartouches ainsi que treize pièces d’artillerie dont six canons de longues portée provenant des arsenaux français. Au nez et à la barbe des positions officielles du gouvernement de Paris. Mais l’aide française permet tout au plus d’alimenter la guérilla. La quatrième guerre carliste se cantonne aux régions traditionnelles de ses partisans et, comme toujours, sans parvenir à forcer les principales villes : ni Bilbao, ni Irùn, ni Pampelune, ni Barcelone ne se rallient. De toute façon, c’est à Madrid que se joue le sort de la république. Ayant rapidement dérivé vers l’anarchie à ses débuts, celle-ci se transforme en dictature au début de 1874 avec son cortège de coups d’Etats avortés ou éphémères, de dissolutions des Cortès et d’inlassable retour au pourvoir des mêmes militaires. Le vieux fond monarchiste de l’un d’eux, le général Serrano, le fait rêver d’exercer pour l’Espagne le rôle que l’on croit dévolu en France au maréchal de Mac Mahon. Pour lui, l’Espagne a besoin d’un roi arbitre et garant de l’unité nationale. Il ne saurait donc être celui qui a allumé une guerre civile. Comme personne ne veut évidemment réitérer la malheureuse expérience de l’appel à un monarque étranger, on pense au fils d’Isabelle II qui, élevé en exil, demeure exempt de toute adhérence au passé et qui, néanmoins, incarne l’Histoire. On rédige pour lui une proclamation dite Manifeste de Sandhurst (où il est élève de l’école militaire), le 1er décembre 1874. A la différence des textes de Don Carlos, il ne parle ni de traditions ni de principes mais d’avenir : la monarchie constitutionnelle est présentée comme le seul système permettant à la fois d’échapper à l’anarchie, à la corruption et à la dictature, comme de défendre la religion et l’ordre social dans un cadre cependant libéral. Subitement, le carlisme prend un coup de vieux. Ses pauvres canons embusqués dans les montagnes de Navarre ne couvrent pas la voix claire d’un jeune prince prometteur et apaisant. Dans cette république déjà moribonde, il faut moins d’un mois pour que l’armée se range à la solution alphonsiste. En outre, plusieurs puissances européennes, dont l’Autriche, l’Allemagne et la Russie ont fait savoir qu’elles ne verraient pas d’un mauvais œil se résoudre ainsi la crise espagnole. Le 14 janvier 1875, Alphonse XII fait son entrée dans Madrid, deux semaines avant que, en France, l’Assemblée nationale vote définitivement la république… Carlisme et légitimisme sont ainsi morts à quelques jours d’intervalle, même s’ils ne le savent pas encore : le comte de Chambord lancera encore des manifestes et quelques canons gronderont en Navarre. Mais désormais les troupes carlistes battent en retraite sur touts les fronts tandis que les voix royalistes s’amenuisent en France à une vitesse impressionnante. Non sans élégance Alphonse XII donne à ses troupes l’ordre de ne pas encercler son cousin et de lui laisser pour passage vers la France le col de Roncevaux, tout un symbole… Don Carlos le franchit le 28 février devant cinq mille hommes au garde à vous et au son de sa marche royale. « Volvéré ! » lance-t-il comme un dernier défi. Il ne reviendra jamais.
En guise de conclusion, quelles principales leçons peut-on tirer du croisement du carlisme et du légitimisme ?
- Que l’intransigeance et le traditionalisme n’ont aucune chance d’incarner l’avenir s’ils ne se colorent d’un minimum de modernité. Jamais, dans sa majorité, un peuple n’a accepté de se voir tiré vers le passé, de recourir à des formules périmées, même s’il a finalement rejeté les alternatives, plus ou moins révolutionnaires, ultérieures : la France de 1815 n’a pas plus rétabli l’Ancien Régime que l’Espagne de Juan Cqarlos n’a ramené la monarchie d’Alphonse XIII ni que la Russie nouvelle de 1992 n’a rappelé les Romanov, ainsi de suite… Comme disait Louis Aragon, « le poète a toujours raison » et il nous faut quand à nous légitimistes, ou « légitimisants », méditer encore La Caravane humaine de Lamartine…
- Qu’un roi légitime, une fois détrôné, manque affreusement de moyens de retour : ni la guerre civile, parce qu’elle est substantiellement contradictoire à sa mission de rassemblement, ni le jeu parlementaire, parce qu’il plaide, ontologiquement, contre toute forme d’autorité suprême : Don Carlos et Henri V, en optant pour des voies différentes, en auront également éprouvé la réalité. Leurs partisans se seront, à tour de rôle, illusionnés sur les leçons du passé : Don Carlos n’aura pas davantage retrouvé l’esprit de la guerre d’Indépendance de 1812 que la duchesse de Berry n’avait retrouvé celui des guerres de Vendée. L’Histoire doit s’écouter dans sa linéarité, comme dans ses méandres, et non dans ses répétitions.
- Que la légitimité prend toutes les apparences d’un système impossible à réparer dès lors qu’il est cassé. Comme un éternel vase de Soissons, un introuvable Graal… L’Histoire nous aura cependant fourni deux contre-exemples : la restauration anglaise de 1660 et l’espagnole de 1975. Observons alors que les deux ont respecté les mêmes règles : concilier plutôt qu’opposer, écouter plutôt qu’affirmer, comprendre plutôt que convaincre, s’unir au lieu de se diviser, chercher une voie commune plutôt que s’invectiver. Puisse nos royalistes français d’aujourd’hui apprendre à en faire leur miel…
Daniel de Montplaisir
Note de la rédaction : Les conclusions de l’auteur n’engagent pas Vexilla Galliae, qui tire des conclusions complétement contraires.
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