Les événements qui secouent l’Espagne de 1866 à 1875 et la France de 1870 à 1875, présentent encore cette singulière analogie qui marque le destin des deux nations depuis les Mérovingiens et les Wisigoths. C’est la chute d’Isabelle II qui provoque, indirectement, la guerre de 1870 ; c’est la défaite de Sedan qui pousse les Français à rappeler le roi ; c’est la détermination du comte de Chambord qui conforte celle de Don Carlos ; c’est enfin la même incapacité à choisir un régime, qui aboutira, en janvier 1975, à ce que les républicains ramènent en Espagne le fils d’Isabelle II et à ce que les monarchistes adoptent en France la république. Cependant, les similitudes s’arrêtent là : alors que les royalistes français découvrent, ou redécouvrent, les délices du jeu parlementaire, les légitimistes espagnols croient encore à la formule du coup de force et du soulèvement populaire, dans la veine de ce que furent les soulèvements vendéens et les trois premières guerres carlistes.
En Espagne, la réalité du pouvoir appartient à des juntes militaires dont les chefs décident, en 1866, de mettre fin au règne d’Isabelle II, dont la personne est aussi discréditée que le régime. Une conjuration dominée par les généraux Joan Prim et Francisco Serrano conclut une sorte de pacte de rénovation de la monarchie espagnole afin d’en chasser la corruption, de mettre fin aux scandales de la Cour et de revenir sur la dérive autoritaire des dernières années. Il ne manque que la clef de voûte du dispositif : le monarque lui-même. Personne ne va alors jusqu’à envisager une république. Le logique voudrait qu’on en profite pour clore le conflit dunastique soulevé en 1830. L’opportunité politique et le respect des principes pourraient se conjuguer en appelant Don Juan au trône. Mais les conjurés désirent faire eux-mêmes le roi, afin de disposer d’un monarque qui leur doive tout et leur abandonne la réalité du pouvoir. De plus ils n’ont pas combattu le carlisme pour s’en remettre à lui à travers cet héritier qu’au demeurant les carlistes n’aiment guère. Encore deux années de conciliabules et, en septembre 1868, l’insurrection part de Cadix. Elle se propage rapidement sans rencontrer de résistance sérieuse de la part du gouvernement. Isabelle II est envoyée en exil à Biarritz, où l’impératrice Eugénie l’accueille chaleureusement. La junte forme un gouvernement provisoire et prépare l’élection de Cortès constituantes. L’homme fort du moment, le général Prim, n’ignore ni que la couronne a un légitime titulaire, ni que, pour avoir méconnu les principes hérités de Philippe V, le pays s’est enlisé dans des querelles dont la légitimité l’aurait, peut-être, dispensé. L’Espagne est presque en ruines. La misère ronge ses villes et ses campagnes. Le crédit public s’est effondré. Le peuple a perdu toute confiance en l’Etat et même, pour partie, dans l’Eglise. Seul, dans les provinces basques, en Navarre et en Catalogne, le mouvement carliste, en hibernation depuis treize ans, conserve ses valeurs sous la cendre. Il ressemble à un camp au repos, toujours prêt à reprendre les armes à l’appel du roi, de la foi, ou de l’honneur. Mais il considère Don Juan comme impossible et ne sait que penser de son fils Carlos…
Celui-ci a grandi, l’influence exercée sur lui par le comte de Chambord s’est encore accrue. Le chef de la Maison de France, qui saint maintenant qu’il n’aura pas d’enfant, a dérivé son instinct paternel vers ses neveux et nièces, enfants de sa sœur Louise et de sa belle-sœur Marie-Béatrix. Il a veillé à ce qu’ils forment une famille, à la fois au sens intime et au sens dynastique du terme. A ses yeux, le cieux Pacte de famille s’est renforcé par la proximité affectueuse de tous les « Bourbons de Venise ». Ainsi, sans qu’on lui force la main, Carlos est tombé sous le charme de Marguerite, la fille aînée de Louise. Le 4 février 1867, ils se sont mariés à Frohsdorf. Entre temps, le traité de Vienne du 3 octobre 1866 a rattaché la Vénétie au nouveau royaume d’Italie. Par solidarité avec l’Autriche dépouillée, Henri a décidé de ne plus revenir à Venise et de vendre le palais Cavalli. Don Carlos l’imite et s’installe à Graz. Désormais, leurs conversations se déroulent essentiellement à Frohsdorf. Le prince français vient de terminer son long travail doctrinal : il tient prêt un projet politique complet et le montre à son neveu, lui indiquant qu’on ne saurait confondre les sociétés française et espagnole mais que « partout où les affaires sont dans les mains de gens de bien, les mêmes principes gouvernent les hommes et inspirent les rois. » Il ne sert à rien, lui explique-t-il, de courir après un trône si l’on ne sait pas quoi faire d’autre que de l’occuper et de le conserver. Les monarques sont avant tout des serviteurs, des « officiers » de la couronne, selon le mot de Louis XI. Carlos écoute son oncle et mentor avec attention et même une certaine vénération. De son enseignement, il retire la conviction que seules les monarchies constitutionnelles peuvent raisonnablement régir les nations. Trois points l’ont plus particulièrement marqué : le suffrage universel « honnêtement pratique », la décentralisation et la justice sociale, toutes choses qui font écho aux fueros si chers aux carlistes sur lesquelles pourrait s’appuyer le redressement de l’Espagne. Le comte de Chambord déconseille à Don Carlos toute collaboration avec la junte mais l’encourage à obtenir de Don Juan une abdication sans laquelle son droit ne peut devenir pleinement légitime. Le père et le fils se rencontrent à Paris, le 3 octobre 1868. Don Juan accepte de renoncer à tous ses droits dynastiques en sa faveur. Ils s’étreignent. Tout est dit.
Puis Chambord incite son neveu à préparer son propre programme de gouvernement pour l’Espagne, fondé, comme le sien, sur les principes de la monarchie chrétienne. Il lui conseille de présenter des candidats aux élections des Cortès constituantes. Le principe de l’abstention des monarchistes, que le prince a toujours préconisé en France depuis 1852, ne peut valoir pour l’Espagne qui s’engage dans une expérience démocratique n’excluant a priori aucun parti. Don Carlos se proclame alors duc de Madrid, roi légitime, mais empêché, sous le nom de Charles VII. Dorénavant le roi assume la nation dans son entier, il se tient à la tête du pays et non plus à la remorque de partisans périphériques. Afin de se rapprocher de l’Espagne et de se mouvoir dans un milieu résonnant mieux de ce qui se passe en Europe que la charmante mais somnolente ville de Graz, Don Carlos et Marguerite s’installent à Paris, dans un modeste appartement du quartier de La Madeleine, au 14 de la rue Chauveau-Lagarde. Prim caresse un moment l’idée de porter Don Carlos sur le trône et diligente auprès de lui, avec l’aide de la police secrète de Napoléon III, une discrète ambassade. L’empereur des Français redoute en effet par-dessus tout l’accès au trône d’Espagne de la sœur d’Isabelle, Louis-Fernande, épouse du tonitruant duc de Montpensier, le dernier fils de Louis-Philippe. Don Carlos représente une solution acceptable pour le gouvernement impérial. Mais l’émissaire de Prim évoque la nécessité pour lui de reconnaître le principe de la souveraineté populaire. Il repousse la proposition qui, en réalité, n’était qu’une offre de négociation… Les élections espagnoles, les premières au suffrage universel (masculin pour les plus de vingt-cinq ans) se déroulent en janvier 1869, apparemment sans trop de fraudes ni de pressions démesurées. Les différents mouvements monarchistes « progressistes » et libéraux emportent la majorité des sièges (236 sièges sur 352), les républicains 85, les carlistes seulement 23 : ils payent très sévèrement l’intransigeance doctrinaire du prétendant. Le 1er juin suivant, les Cortès adoptent la Constitution d’une monarchie parlementaire, avec deux Chambres, dont l’une élue au suffrage universel, et un gouvernement responsable devant elles. Le texte est précédé d’un long préambule consacré aux libertés publiques.
Il ne reste, encore et toujours, qu’à trouver un roi pour couronner l’édifice. Toute une série de noms circulent. Don Carlos n’a pas abandonné la partie mais demeure fidèle à son principe : il ne peut figurer comme un candidat parmi d’autres. Le 30 juin, il adresse une longue lettre à son frère Don Alfonso, décrivant, « à la Chambord », son programme de gouvernement : rassemblement autour du roi, meilleur garant de l’unité nationale, accueil de toutes les bonnes volontés, d’où qu’elles viennent du moment qu’elles œuvrent dans l’intérêt commun, égalité de tous devant la loi et les emplois publics, liberté de conscience, de croyance et d’opinion, dont celle de la religion, décentralisation et protection des « républiques fueristes », justice sociale enfin. Un programme tiré de l’Evangile et ayant pour clé de voûte un roi au-dessus des contingences, des coalitions et des compromissions, résumé par ce terme de Rey neto, que l’on peut traduire par « le roi juste » ou encore « le roi pur », voire simplement « le roi net », sans tâche et sans bavure, le « roi parfait ». Ce n’est pas vraiment ce que recherche la junte, contrainte d’accélérer les choses car la révolte gronde dans plusieurs régions. En Navarre et au Pays basque, le général Cabrera n’attend qu’un signe pour rallumer l’insurrection carliste. A l’inverse, au Levant et en Andalousie, des mouvements révolutionnaires et républicains commencent à s’agiter. Prim saisit ce prétexte pour suspendre les libertés publiques : la généreuse Constitution de 1869 aura vécu trois mois. D’emblée, le gouvernement a écarté le recours au prince Alphonse, le fils d’Isabelle, qui n’a pas encore douze ans et vit en exil avec sa mère. Dès lors, l’Espagne s’achemine vers une rupture dynastique totale. Cette brutale ouverture à une cohorte de princes dépourvus d’avenir dans leur propre pays, comme de la moindre assise historique en Castille ou en Aragon, contribuera à déconsidérer la nation espagnole à long terme et à renforcer sa « légende noire ». On avance ainsi l’hypothèse du prince Alfred, fils cadet de la reine Victoria du Royaume-Uni. Mais imagine-t-on un protestant sur le trône des Rois catholiques ? Il est ensuite question de Philippe de Saxe-Cobourg-Kohary, membre de cette famille aux multiples ramifications, cousine de toutes les maisons royales, et toujours citée dès qu’un trône devenait vacant en Europe. Mais imagine-t-in la couronne d’Espagne comme un lot de consolation ? Des listes circulent, plus ou moins fantaisistes. On parla même de Léopold II de Belgique qui, en échange de l’appui de Napoléon III, aurait cédé son royaume à la France.
Pendant plusieurs mois, l’homme le mieux placé paraît être le duc de Montpensier. Surnommé « le prince des comploteurs », c’est un agité chronique, déjà candidat, entre autres, à la couronne impériale du Mexique mais qui vient d’avoir la mauvaise idée de tuer en duel son cousin Henri de Bourbon, duc de Cadix, un petit-fils de Charles IV. Sans plus de chances que les autres, et même plutôt moins, surgit alors le nom de Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, lointain cousin du roi de Prusse Guillaume Ier, arrière petit neveu de Murat et gendre de Ferdinand de Portugal. La proposition aurait pu demeurer presque anecdotique si, par ricochets diplomatiques, elle n’allait, bien que déjà écartée, provoquer la guerre dont sortirait l’appel au roi de France.
Juin Don Carlos aussi est choqué par la candidature de Léopold de Hohenzollern. Le 17 juin 1870, il réunit à Vevey, sur le bord du lac Léman, les délégués carlistes afin d’examiner avec eux quelle réaction il convient de donner à cette menace de dépossession de la couronne au détriment du peuple espagnol. On alerte Napoléon III, qui répond favorablement : il promet 15 millions de francs (un peu moins de 100 millions de francs) aux carlistes et une libre circulation à travers la frontière. La promesse ne sera pas tenue.
À suivre
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