mardi 21 décembre 2021

Carlistes espagnols et légitimistes français 2/5

  

Commandées par un chef de guerre tenace, les troupes carlistes contrôlent déjà les territoires ruraux des provinces basques et de la Navarre, terres de fueros, c’est-à-dire d’antiques privilèges d’administration locale, presque d’autonomie, que leurs populations craignent de voir supprimés par les nouveaux dirigeants madrilènes. En revanche, les villes leur échappent. Les bataillons du carlisme se recrutent parmi les hobereaux locaux, la petite paysannerie et, d’une façon plus générale, parmi les couches de la société en voie de marginalisation économique. La bourgeoisie industrielle et commerçante, dont le poids s’accroît, se tient prudemment à l’écart. Don Carlos s’établit à Vergara, dans la province de Guipùzcoa, et choisit un Français, Louis de Penne, comte de Villemur, pour ministre de la Guerre. Quelques centaines de légitimistes franchissent les Pyrénées afin de grossir les bataillons de volontaires.

Beaucoup d’entre eux ont combattu en Vendée aux côtés de la duchesse de Berry. On les retrouvera plus tard dans les rangs des zouaves pontificaux…

Les carlistes lancent des raids à travers tout le territoire espagnol. Le plus important, en 1836, atteint l’Andalousie. On occupe Cordoue. En juin 1837, l’armée rebelle menace Madrid. Contre toute attente, parvenue à vingt kilomètres d’une capitale hors d’état de se défendre, Don Carlos lui donne l’ordre du repli. Les motifs de cette décision ne furent jamais parfaitement éclaircis. Autour du roi pullulent alors intrigues, cabales, rivalités : le lot du légitimisme pour longtemps… Carlos hésite, sa Cour se divise, la cause piétine.

Au début des hostilités, la plupart des Etats européens avaient choisi la prudence diplomatique. L’Autriche, la Prusse et la Russie n’ont pas reconnu immédiatement Isabelle II, non plus que les principautés italiennes et le royaume de Sardaigne. Le pape Grégoire XVI tergiverse : il redoute une scission du clergé espagnol. En revanche, à Naples, le jeune roi Ferdinand II, qui a succédé à son père François Ier le 8 novembre 1830, bien que la régente Marie-Christine soit sa sœur, appuie Don Carlos. Il lui dépêche un ambassadeur dans le pur esprit des vieux Pactes de famille liant les trois branches des Bourbons. Seuls l’Angleterre et la France de Louis-Philippe (qui a oublié la prévention du duc d’Orléans à l’encontre de la Pragmatique sanction de Ferdinand VII) s’engagent auprès de Marie-Christine. En mai 1835, à la demande des Cortès, l’Angleterre et la France envoient des hommes pour combattre les carlistes. 4000 soldats de la légion étrangère sont ainsi ramenés d’Algerie. Bazaine s’y distingue mais le corps expéditionnaire se fait écraser à Barbastro, en Aragon, le 2 juin 1837. Échaudé, le gouvernement français se contente dès lors de fournir une aide logistique aux gouvernementaux.

1838 est une année importante dans la vie de Don Carlos, pour l’espérance de la légitimité, et pour l’ancrage de l’orléanisme. Le prétendant décide d’exercer personnellement le commandement de ses troupes et se remarie, le 18 octobre, avec la princesse de Beira, sœur aînée de sa défunte épouse morte en 1834. Venue de Salzbourg, la fiancée franchit la frontière grâce à l’aide des contrebandiers. Ceux-ci jouent d’ailleurs un rôle croissant pour l’approvisionnement des carlistes depuis la France en trompant la police et la douane de Louis-Philippe. Ils en conserveront longtemps un supplément de fierté, dont la tradition ne s’est pas encore tout à fait éteinte de nos jours…

Charles X est mort depuis deux ans. Dès le début, il a approuvé l’action de Don Carlos mais n’a pu, en exil, lui apporter d’autre aide que l’encouragement moral adressé aux légitimistes français partant combattre à ses côtés. Son fils, le duc d’Angoulême, conserve la même ligne.

Sur le front espagnol, les choses se gâtent alors pour les carlistes, victimes de revers militaires et du déchirement des clans. Ils échouent une deuxième fois devant Bilbao. On s’accuse de traîtrise entre partisans et on se fusille entre généraux. Une autre rame du carlisme, comme du légitimisme, réside dans cette manie de la division et de la subdivision qui, le plus souvent, conduit à des erreurs majeures dans le choix des hommes. Ainsi Don Carlos a-t-il confié le commandement en chef au général Maroto qui, lassé des échecs, décide de fraterniser avec l’armée légale de son ami Espartero ! Les deux généraux mettent au point la convention de Vergara qui, signée le 31 août (1838) prévoit la remise des armes insurgées entre les mains des gouvernementaux contre l’absence de poursuites à l’égard des combattants. La première guerre carliste s’achève ainsi de façon peu glorieuse et à peine honorable : comment expliquer aux familles de Navarre qui y ont perdu souvent plusieurs des leurs que, finalement, on fait la paix dans leur dos et sans rien changer à rien ? L’Histoire renouvellera souvent des situations similaires…

Quinze jours plus tard, Don Carlos passe les Pyrénées et se présente au commandant militaire de Bayonne. Le gouvernement français l’assigne à résidence à Bourges, à l’hôtel Pannette (qui existe toujours, près de la cathédrale) avec l’ordre de s’abstenir de toute manifestation politique. Désabusé, il tiendra parole et ne reverra jamais l’Espagne, mourant à Trieste en 1855, inhumé dans la cathédrale Saint-Juste, qui va devenir l’Escorial des princes carlistes.

Les carlistes poussent alors son fils aîné, Carlos-Luis, désormais appelé à son tour Don Carlos, à reprendre les armes. Mais Charles-Louis-Marie-Ferdinand de Bourbon, Charles VI d’Espagne pour ses partisans, n’a rien d’un va-t-en guerre. Né au palais royal de Madrid en 1818, il a un peu participé à la première campagne carliste mais c’est avant tout un jeune homme pacifique et sensible, qui aime les études et les arts, surtout la musique. Toutefois, à force de recevoir des émissaires clandestins qui ont traversé la France pour rendre hommage à leur nouveau roi et le conjurer de sortir de sa réserve, Don Carlos reconnaît que sa situation n’est guère glorieuse pour un prince de vingt-huit ans. En septembre 1846, il décide donc de reprendre l’action. Avec la complicité de légitimistes français voisins, dont le marquis Eusèbe de Barbançois, ancien sous-gouverneur du duc de Bordeaux, et le baron Hyde de Neuville, ancien ministre de la marine de Charles X, il déjoue la surveillance de la police de Louis-Philippe et passe en Suisse. De là, il s’adresse à son peuple :

« Espagnols, la cause que je représente est juste. Aucun obstacle ne doit nous retenir de la sauver. Le succès est assuré, car c’est avec zèle, empressement et vaillance que vous accourez pour répondre à mon appel. »

Néanmoins prudent, Don Carlos ne se jette pas tout de suite en Espagne. Il parcourt d’abord l’Europe à la recherche de soutiens. Palmerston, Premier ministre britannique, excédé par l’instabilité des gouvernements isabéliens, lui prête une oreille favorable et lui promet une aide financière contre son engagement en faveur d’une monarchie parlementaire. Mais Don Carlos hésite et refuse finalement un tel engagement. Sans doute a-t-il craint de heurter les convictions de ses partisans. Bien en vain !

Ces derniers ont surestimé l’attente du peuple, grossi la détermination des troupes et surévalué leur nombre. La deuxième guerre carliste ne dépasse pas les dimensions d’une guérilla, gite des Matiners (madrugaderos en Castillan, par référence à l’habitude des combattants de lancer leurs attaques avant l’aurore). Elle remporte quelques succès éphémères mais s’achève pitoyablement en 1849 avec la tentative manquée de Don Carlos de rejoindre, enfin, ses partisans sur le terrain. Arrêté à la frontière française par des douaniers, il est incarcéré à Perpignan et passe le relais à son frère cadet, Don Juan, né en 1822.

Don Juan ne croit guère aux chances de la cause carliste et se contenté de pratiquer, sans dédain mais sans conviction, « les gestes de la foi » On a souvent fixé de ce prince une image défavorable : joueur perdant gros, fantaisiste, noceur, dépourvu d’instinct marital autant que paternel, armé de quelques vieux principes mais démuni de convictions. Le tableau mérite d’être corrigé. En vérité, l’homme est atypique. Passionné de sciences, il a suivi, à Londres, les cours de l’école polytechnique et mené de sérieuses expériences en daguerréotypie puis en photographie. Très inventif, il a mis au point un modèle du bateau en caoutchouc pour la marine préfigurant nos actuels Zodiacs. Sachant se délivrer des préjugés de ses origines, il se rend surtout compte que le carlisme repose sur une doctrine surannée. Ses réflexions personnelles le conduisent de plus en plus vers les conceptions libérales qui ne vont pas tarder à ordonner le développement de l’Europe : la souveraineté nationale, le suffrage universel, l’indépendance de la justice, la liberté d’expression et de culte, l’égalité devant la loi. Dépourvu d’ambition personnelle, détestant les intrigues, il se refuse aussi à faire couler le sang espagnol. Ses idées l’opposent donc à sa femme, qui adhère sans réserve à celles de son beau-frère, le comte de Chambord. Le couple se sépare. Don Juan s’installe en Angleterre, à Brighton, tandis que son épouse et ses deux fils partagent leur temps entre Modène et Venise. Sur le Grand-Canal, les palais Lorédan (celui des Bourbons carlistes), Cavalli (qui appartient à la comtesse de Chambord) et Giustiniani (des Bourbons de Parme) sont à portée de pierre les uns des autres et sont reliés par un télégraphe privé. Charles, fils de Don Juan, bénéficie ainsi de l’attention appuyée du comte de Chambord. Dans le petit garçon agité, ombrageux, subtil et appliqué, le prince français a tôt fait de pressentir une personnalité d’envergure, taillée dans le bois dont on fait les grands rois. Il surveille son éducation, ses lectures, ses loisirs et ses fréquentations. Il lui apprend à nager dans le Grand-Canal, à se tenir à cheval et l’entretient de l’Histoire et des devoirs qu’elle impose à leur commune dynastie.

Âge de sept ans, Charles est évidemment trop jeune pour servir de chef aux carlistes qui, en mai 1855, lancent une troisième insurrection contre le régime d’Isabelle II, gangrené par l’instabilité gouvernementale, la corruption, les scandales financiers et les exactions anticléricales. Mais la troisième guerre carliste, fruit de l’exaspération plutôt que d’une stratégie mûrie, ne dépasse guère les limites de la Catalogne. Elle dure cependant jusqu’en 1860. Ne voulant pas de Don Juan, les combattants rappellent son frère Carlos-Luis. Hésitant puis se décidant enfin à les rejoindre, il se fait arrêter à peine débarqué. Il quitte l’Espagne en promettant, une deuxième fois, de n’y plus revenir. Il mourra un an plus tard à Tireste sans avoir eu d’enfant. La succession carliste retombe donc encore sur les épaules de Don Juan qui, le 16 février 1861, publie un bref manifeste monarchie divine et absolue. Quelques mois auparavant, il a refusé à Napoléon III de se porter candidat à future couronne du Mexique : c’est l’impératrice Eugénie qui avait pensé à lui. En juillet 1862, las de ce qu’il regarde comme un inutile conflit, il fait sa soumission à Isabelle II. Pendant six ans, on n’entendra quasiment plus parler de lui et le carlisme entre hibernation.

À suivre

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