Par Patrick Demouy
Dimanche 6 août 1223 : Blanche de Castille est sacrée et couronnée reine de France dans la cathédrale de Reims par l’archevêque Guillaume de Joinville, après son époux le roi Louis VIII.
Enfin reine…
C’est en effet vingt-trois ans auparavant, le 23 mai 1200, qu’elle avait épousé l’héritier du trône. Il avait treize ans et elle douze[1].
Fille d’Alphonse VIII et d’Éléonore Plantagenêt, elle était petite-fille d’Aliénor d’Aquitaine. C’est sa grand-mère qui avait été la chercher et l’avait choisie au détriment de sa sœur aînée Urraque pour la donner au prince des fleurs de lys dans le contexte d’un rapprochement diplomatique, qui devait être éphémère, entre les royaumes de France et d’Angleterre au lendemain de la mort de Richard Cœur de Lion.
Pourquoi avait-elle été choisie ? Était-elle plus belle ? Ce n’est pas sûr et cela ne comptait guère. Était-elle plus cultivée ? Sans doute pas, les deux sœurs avaient reçu la même éducation dans ne cour raffinée au goût littéraire prononcé. Était-elle plus pieuse ? Peut-être : elle devait en donner plus tard les preuves, allant jusqu’à dire qu’elle préférait un fils mort qu’en état de péché mortel. Mais toutes les filles de bonne famille étaient pieuses et ce n’est pas cela qui devait motiver la vieille Aliénor qui avait fait le voyage d’Espagne à près de quatre-vingts ans avec un objectif diplomatique, desserrer l’étreinte sur les terres de son fils Jean, dont elle mesurait bien les failles. Aliénor était un animal politique. Blanche n’avait que douze ans mais sans doute déjà un caractère bien trempé. Elle l’a montré toute sa vie, marquée du sceau de la fidélité et de la loyauté. Envers son époux, dans un engagement d’ailleurs réciproque. Envers son royaume d’adoption et plus généralement le dessein de développer une royauté forte au détriment des féodaux plus ou moins grands.
Reine, elle avait espéré l’être, en 1213 et 1216, reine d’Angleterre quand le prince Louis avait tenté d’en conquérir le trône face à Jean-Sans-Terre discrédité, puis après la mort de ce dernier. Louis revendiquait l’héritage de son épouse, nièce du souverain. C’était juridiquement osé et politiquement menaçant pour les barons anglais qui ont préféré s’accommoder du fils de Jean, un roi de neuf ans… La guerre coûte cher. Sans désavouer son fils, Philippe Auguste ne s’en était pas mêlé. Et n’avait rien financé jusqu’à ce que Blanche lui tînt tête en menaçant de mettre ses enfants en gage. Il avait alors concédé les revenus de l’Artois, qu’il avait d’ailleurs indûment conservé puisque c’était la dot d’Isabelle de Hainaut, la mère de Louis.
La princesse Blanche avait donc du caractère. Mais elle n’était que princesse et pas l’épouse du roi associé, du rex designatus. À la fin du règne de Philippe II, Louis avait atteint les 35 ans, mais fait inouï, n’avait pas été sacré.
Nul n’ignore la pratique instaurée dès les origines même du sacre en France par Pépin le Bref, de la désignation du successeur du vivant de son père[2]. L’exemple des Carolingiens avait été d’autant plus facilement adopté par les Capétiens que leur pouvoir pouvait paraître fragile et tributaire d’une élection. Le sacre anticipé était la carte forcée. L’onction valait reconnaissance de l’élection divine et protection surnaturelle. On ne porte pas la main sur l’oint du Seigneur. Depuis 987 on ne note qu’une exception, Louis VI sacré après la mort de Philippe Ier qui n’a sans doute pas vu arriver à temps son heure dernière ; mais le jeune Louis avait déjà été associé de très près au gouvernement et aux affaires militaires. Devenu roi, il n’a pas manqué de faire sacrer son fils aîné Philippe puis, après la mort accidentelle de celui-ci, le puîné Louis, âgés respectivement de douze et dix ans lorsqu’ils sont venus à Reims en 1129 et 1131. Louis VII a fait sacrer Philippe, qui venait d’avoir quatorze ans, à la Toussaint 1179. Il était encore vivant, mais plus pour longtemps, marqué par une atteinte vasculaire. Philippe Auguste écarta délibérément cette pratique, que ne devait d’ailleurs reprendre un de ses successeurs, jusqu’à la fin de la royauté[3]. Craignait-il la rivalité du fils ? Les déboires d’Henri II Plantagenêt avec ses garçons pouvaient inciter à la prudence, mais le prince Louis fut toujours loyal. C’est plutôt qu’il estimait la dynastie confortée, politiquement et militairement assurément, symboliquement aussi par le redditus ad stirpem Karoli[4]. Sans doute surtout estimait-il que la royauté sacrée ne se partage pas. La fonction essentielle du roi est de mettre le peuple en relation avec la divinité. Il est un médiateur, selon la formule utilisée au moment de l’intronisation qui termine sa cérémonie du sacre ? Peut-on dédoubler la médiation ?
Philippe Auguste rend son âme à Dieu le 14 juillet 1223. Trois semaines plus tard Louis VIII et Blanche de Castille sont oints et couronnés à Reims.
Un sacre conjoint est une cérémonie exceptionnelle, précisément en raison du sacre anticipé dont il vient d’être question. Enfant ou adolescent le roi n’était pas encore marié quand il était sacré. Le sacre de la reine n’intervenait que plus tard, associé au mariage le plus souvent. De ce fait il avait rarement lieu à Reims, au grand dam des archevêques qui brandissaient la bulle d’Urbain II (1089) leur conférant le privilège d’oindre le roi et la reine[5]. Mais celle-ci n’était ointe qu’avec le saint chrême « ordinaire » ; seul le roi bénéficiait de la sainte Ampoule venue du ciel. Dès lors point n’était nécessaire d’entreprendre un voyage coûteux jusqu’au baptistère de Clovis. Paris et Saint-Denis l’emportent naturellement quand la résidence se fixe dans une capitale stable.
Cela dit le sacre de la reine était presque aussi ancien que celui du roi et, comme lui, s’est progressivement enrichi. On doit à l’archevêque Hincmar le premier ordo, écrit en 856 pour le sacre de Judith, fille de Charles le Chauve, épousant le Saxon Aethelwulf, puis le second, assez différent, écrit en 866 pour le sacre d’Ermentrude, femme de Charles le Chauve[6]. L’un et l’autre ne manquent pas de référence aux femmes fortes de la Bible et influencent l’ordo ultérieur, appelé à se stabiliser, dans la première moitié du Xe siècle. Il y a beaucoup moins de variantes que pour les rois. Le texte donné par l’ordo de Stavelot, dit aussi ordo des onze formules[7], passe dans le pontifical romano-germanique et dans les ordines français jusqu’à celui de Charles V. On le retrouve in extenso dans un pontifical rédigé vers 1200, toujours conservé à Reims (BM ms 343) et il est tout à fait pertinent d’y voir les oraisons prononcées par Guillaume de Joinville devant la reine Blanche. (Le même texte, augmenté de quelques prières, se retrouve d’ailleurs dans l’ordo dit de Saint-Louis, le fameux BNF 1246, ce qui montre qu’il était connu à la cour[8].)
Il faut relire cette source pour comprendre la fonction de la reine médiévale, savoir ce qu’elle entendait en ce moment solennel, ce qu’elle intériorisait.
- À l’entrée de l’église, in ingressu ecclesiae :
« Dieu éternel et tout puissant, source et origine de toute bonté, qui ne rejetez nullement la fragilité du sexe féminin mais, au contraire, l’agréant avec faveur, le choisissez de préférence, et qui choisissant ce qui est faible dans le monde pour confondre ce qui est fort, qui, même, avez voulu révéler jadis le triomphe de votre gloire et de votre force dans la main féminine de Judith contre l’ennemi très cruel du peuple juif, regardez favorablement, nous vous en prions, la prière de notre humilité et, sur votre servante Blanche que voici, que nous élisons comme reine en humble prière, multipliez les dons de vos bénédictions, entourez-la toujours et partout de la puissance de votre droite pour que, protégée solidement de tous côtés par le bouclier de votre protection, elle soit capable de triompher des malices des ennemis visibles et invisibles. Qu’avec Sara, Rébecca, Lia et Rachel, femmes deux fois vénérables, elle mérite d’être féconde et d’être félicitée pour le fruit de son sein, afin que soient protégées et défendues la dignité du royaume et la stabilité de la sainte Église de Dieu. Par le Christ notre Seigneur qui a daigné naître du sein pur de la bienheureuse Vierge Marie pour visiter et rénover le monde. »
À suivre
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