Le romantisme, on le sait, a été un mouvement tourné vers les traditions, après les excès rationalistes du siècle des Lumières – et l’on ne saurait trop conseiller aux jeunes Européens d’aujourd’hui d’en explorer les recoins. On lui doit la sauvegarde d’une partie de notre patrimoine architectural médiéval, de nos contes (recensement systématique des frères Grimm), etc. Parmi les manifestations particulières de ce retour aux traditions figure la résurgence du polythéisme gréco-romain et du panthéisme de l’Antiquité tardive. Nous allons nous attarder sur les formes parfois syncrétiques qu’elle a prises chez trois des plus grands poètes romantiques allemands et français : Friedrich Hölderlin, Maurice de Guérin et Gérard de Nerval. Nous verrons qu’elle s’accompagne d’attitudes instructives pour notre époque, de la sacralisation des fleuves et des montagnes d’Europe à la volonté angoissée de préserver le passé.
Friedrich Hölderlin
Friedrich Hölderlin, outre qu’il est considéré par beaucoup comme le plus grand poète de langue allemande (il a produit des vers libres d’une densité saisissante soixante-dix ans avant Rimbaud, et son influence sur les poèmes les plus ambitieux de Trakl ou Rilke est flagrante), touche par la pureté de son projet littéraire. « Nous unir avec la Nature en un tout infini, tel est le but de toutes nos aspirations[1] », écrit-il déjà à 25 ans, en 1795, dans un projet de préface à son roman grec Hypérion. C’est l’aspiration à cette fusion qui conduit le personnage éponyme de sa tragédie inachevée La Mort d’Empédocle (1797-1800) au suicide. Mais le plus intéressant pour nous, le sommet de l’œuvre, ce sont les hymnes tardifs écrits pendant la période 1800-1806, juste avant le basculement dans la folie.
Ce qui traverse ces hymnes : une quête insatiable du « Sacré » (un des mots-clés de sa poésie). Ainsi, dès le début de « Patmos » :
Tout proche
Et difficile à saisir, le dieu !
Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve[2].
À la lecture de ces hymnes, on imagine Hölderlin parcourant la campagne de sa chère Souabe, attentif au moindre « signe » (« Zeichen » : autre mot-clé chez lui)… Le paradoxe, on le voit, c’est qu’il recherche quelque chose dont il sait la dangerosité. On en trouve une autre indication dans « Les Titans », un hymne très lacunaire mais montrant à l’état nu plusieurs de ses obsessions :
« Mais moi, je suis seul. […] Demander les îles parfumées / Où chercher leur présence. […] Nombreuses, les révélations du Dieu. […] La richesse brûle[3]. »
Trouver la bonne distance : cette problématique est au cœur des textes que Philippe Jaccottet, autre grand poète, a consacrés à Hölderlin. Il note que les poèmes de jeunesse de Hölderlin, d’une manière tout à fait excusable, sont encore encombrés de concepts et de sentimentalisme – tendance envahissante de la poésie du siècle des Lumières : penser par exemple à l’Ode à la Joie de Schiller. Puis s’insinue peu à peu l’émotion, le saisissement devant le surgissement de quelque chose d’insaisissable et de sacré dans la vie même, qui prend très souvent chez lui la forme du fleuve. Jaccottet repère la première trace de ce saisissement dans un poème de 1786 (Hölderlin a alors vingt-et-un ans et il se remémore une scène d’enfance) :
… Enfin je relevai les yeux : dans le scintillement du soir
Le fleuve se dressait. Mon cœur vibra
D’un sentiment sacré ; et soudain je cessai de rire,
Soudain je me levai, plus grave, quittant nos jeux.
Et frémissant je murmurai : Prions[4] !
Là – pour la première fois, redisons-le –, Hölderlin oublie les conventions et parle d’une voix idiosyncrasique. Même religiosité deux ans plus tard, lors d’un voyage en Rhénanie pourtant ennuyeux (auquel s’ajoute l’ennui des récits de voyage, qu’il ne prise guère) :
… Je passai l’après-midi entière à courir presque toute la région sans rien trouver qui attirât particulièrement mon attention. Le soir tombait déjà quand j‘arrivai en un lieu appelé Gran (où l’on décharge les bateaux). Au spectacle qui s’offrait à moi, je crus que je ressuscitais. La dimension de mes sentiments s’accrut, mon cœur battit plus fort, mon esprit prit son essor à perte de vue – mes yeux restèrent stupéfaits – je ne savais plus ce que je voyais et m’immobilisai – comme une statue.
Qu’on s’imagine le Rhin dans son majestueux repos, si loin en aval qu’on y perdait de vue les bateaux […] – je rentrai bouleversé chez moi et remerciai Dieu de pouvoir sentir ces choses-là[5]…
On pourrait multiplier les exemples : la vision d’un fleuve le soir ne cessera d’être associée chez lui à ce sentiment que quelque chose qui excède la mesure de l’homme peut être approché en ce monde-ci. Cette capacité préservée à l’émerveillement – sorte d’enfance prolongée dont lui-même semblait sentir l’incongruité, puisqu’il écrira, avec une prescience touchante : « quand je serai un enfant aux cheveux gris, je voudrais que le printemps, l’aurore et le crépuscule me rajeunissent chaque jour un peu davantage, jusqu’à ce que je sente venir la fin et que j’aille m’asseoir pour m’en aller vers la jeunesse éternelle[6] » – distinguera toujours sa poésie de celle de contemporains prompts à recourir artificiellement au répertoire de divinités légué par la Grèce. Dès lors, la religion de Hölderlin sera immanente plutôt que transcendante ; et les fleuves, dans ses poèmes, seront personnifiés voire vus comme des demi-dieux. Jusqu’au chef-d’œuvre « L’Ister » (nom grec du Danube, pour mémoire), s’achevant sur ce constat entre résignation et frustration :
Mais ce qu’il fait, lui, le fleuve,
Nul ne sait[7].
La sensibilité particulière de Hölderlin à l’élément aquatique et notamment fluvial (notée entre autres par Heidegger) peut s’expliquer par sa géographie mentale, dont les deux pôles sont la patrie (à laquelle il revient toujours avec émotion, comme il le dit dans les élégies « Le Voyageur » et « Retour au pays[8] ») et la Grèce. Dans un texte étonnant sur le Centaure, il fait du fleuve l’être qui ose s’arracher au cours contraint de sa jeunesse (sa mère voulait qu’il devienne pasteur, et les neuf années passées dans des séminaires ont été pour lui difficiles : « Hélas ! que n’ai-je pu éviter le seuil de vos écoles[9] ! » fait-il dire à Hypérion) avant de « conquérir sa direction[10] » vers l’inconnu. C’est ainsi que le Rhin quitte les Alpes[11]… Le fleuve est ce qui voyage, ce qui relie potentiellement au Sacré, comme la foudre mais « dans la terre » : enracinement. Le Danube, fleuve de la terre natale s’il en est, semble la porte de l’Est (on dit d’ailleurs qu’il est le seul grand fleuve européen à s’écouler en direction de l’Orient, même si cela implique d’ignorer le Pô, et il est aussi le seul fleuve de la planète dont le kilomètre zéro a été fixé non pas à sa source mais à son embouchure, en l’occurrence le Pont-Euxin des Grecs) ; et Hölderlin, par une exclamation initiale proprement inouïe, appelle à lui la lumière grecque :
« Arrive, feu[12] ! »
On le voit, le Sacré est lié chez Hölderlin à une certaine idée de la Grèce (au point que certains lui refusent l’épithète de « romantique » et veulent le rattacher au classicisme de Weimar). Il dit, dans sa vingt-cinquième année :
« La Grèce a été mon premier amour, et je ne sais si je dois dire qu’elle sera aussi mon dernier[13]. »
Cette prédilection, évidente dans sa poésie (il n’y a qu’à lire l’immense hymne « L’Archipel » ou le début de « L’Unique » : « Qu’est-ce donc, aux / Antiques rives heureuses / Qui m’enchaîne ainsi, pour que je leur porte / Plus grand amour encore qu’à ma patrie[14] ? »), peut s’expliquer ainsi : alors qu’il ne ressent la proximité des dieux, en Occident, que par éclipses, entre de longues périodes d’absence, il se persuade qu’en Grèce, en ce qui lui apparaît comme un âge d’or perdu, elle était constante. Si les dieux se sont éloignés, c’est parce que les hommes n’étaient plus capables de supporter leur proximité :
« ils nous ménagent, les Célestes. / Car un frêle vase ne peut sans fin les contenir, / L’homme ne soutient qu’un temps des Dieux la plénitude[15] ».
Mais reviendront inévitablement des temps plus héroïques (des temps peut-être où l’on n’attendra pas d’une religion qu’elle anesthésie), en sorte qu’il faut patienter « jusqu’au jour où assez de héros, grandis au berceau d’airain, / En force vaudront, comme avant, les Célestes[16] ». Dans une version antérieure de cette très belle élégie, Hölderlin, d’une manière peut-être plus claire, écrivait :
« Ainsi nous font-ils penser aux Célestes qui jadis / Ont été là et qui reviendront au juste temps[17] ».
En somme, le retour des dieux est annoncé. Il l’était déjà dans « L’Archipel », après une apostrophe à la « Nature » :
« lorsque poindra notre automne, / Que venus à maturité, vous tous esprits des temps antiques / Reviendrez[18] ».
Dans l’intermède, en ces temps de « manque » ou de « détresse », quelle peut être la fonction des poètes ? Celle de passeur, de messager : « ils sont, dis-tu, comme les saints prêtres du Dieu des Vignes / Qui de pays en pays passaient dans la nuit sainte. »
Nous avons probablement beaucoup à apprendre des réflexions d’Hölderlin sur les rapports entre la Grèce et l’Occident moderne (l’Hespérie, dans sa terminologie) : on les trouvera dans la lettre à Böhlendorff du 4 décembre 1801 et dans les remarques sur ses traductions de Sophocle. À l’époque d’Hypérion, rien ne semble distinguer l’Hespérie de cette nation calculatrice évoquée dans un fragment : nation « où les dons de chaque année tournent en malédiction, et les dieux fuient[19] ». Survient alors le « retournement natal », mentionné dans une lettre de 1801. Il comprend désormais qu’en raison de la différence de nature il est vain de prétendre imiter la Grèce. Par contre, il entrevoit la possibilité d’un mariage entre la vertu native de l’Allemagne/Hespérie qu’est la mesure (comprendre : le sens de l’organisation, de la composition artistique, etc.) et le feu céleste des Grecs. Mariage, d’une certaine façon, entre le Nord et le Midi de l’Europe qui pourrait amener à l’avènement de la Nouvelle Athènes (un des rêves de l’Allemagne intellectuelle du début du XIXe siècle). L’inflexion qu’il donne à la deuxième version de l’hymne « Le Pain et le Vin » est significative : il remplace « le Dieu du Vin » par « l’Esprit de l’Automne » (ne pas oublier que le sens étymologique du mot « Occident » se retrouve en allemand, et de manière encore plus nette : « Abendland », le pays du soir), et il proclame :
« Ce que le chant des anciens d’enfants de Dieu prophétise ; / Vois ! nous le sommes, nous ; c’est le fruit de l’Hespérie ! […] À la maison est l’Esprit, / Non au début, non à la source. […] Il aime les colonies et l’esprit risqué, l’Esprit[20] ».
L’autre évolution, c’est l’intégration du Christ dans l’ancien panthéon. Évolution assez logique, selon Jaccottet : dans ce mouvement de retour à la patrie, « Hölderlin devait nécessairement retrouver aussi le Christ[21] ». Avant l’époque des derniers hymnes, il n’en parlait jamais. Mais à présent, le Christ devient un des « Célestes » :
« Le Christ. Lui, j’aimerais / Le chanter, comme Hercule[22] ». Comme Dionysos/Évios également : « Ô Christ, je me tiens à toi, / Tout frère d’Héraklès / Et j’ose l’avouer, frère / Aussi que tu sois de l’Évios[23] ».
Autrement dit, le Christ apparaît comme un demi-dieu apte à guider les hommes, (à l’égal de Dionysos, dont il faut rappeler qu’il est le fils d’une mortelle, qu’il a été vu comme une figure civilisatrice et qu’il est lui aussi associé au symbole du vin). Il est même le dernier d’entre eux. C’est pourquoi Hölderlin lui donne une bonne place dans cette splendide utopie d’une harmonie retrouvée qu’est « Fête de la Paix » : « Et plus d’un voudrais-je convier, ô toi surtout, / Qui d’amitié fervente aux hommes t’es voué, / Et qui, là-bas, sous le palmier de Syrie, / À vue de la ville voisine, aimais rester à la fontaine[24] ». Nulle issue ne semble possible sans que tous ces enfants de la « Nature » que sont les « Célestes » ne soient fêtés, le Christ comme les dieux classiques du panthéon grec ; et nulle civilisation hors de l’Hespérie n’est en mesure d’accomplir cette réconciliation :
…et point avant,
N’ira s’endormir notre race,
Que vous tous, fils de la promesse,
Vous tous, Immortels, pour
Nous parler de votre Ciel,
Soyez là dans notre maison[25].
Dernière évolution : peu à peu, à mesure qu’il ose se rapprocher du Sacré, la poésie de Hölderlin se fait plus précise, moins allégorique, jusqu’à intégrer des notations d’un réalisme totalement inusité pour l’époque :
« Or jusqu’à la douleur monte au nez / L’odeur du citron et de l’huile de Provence[26] ».
Mais comment s’approcher de plus en plus de quelque chose qui résiste sans finir par s’y brûler ? En 1802, après son retour de France, Hölderlin faisait ce constat poignant :
« je puis bien dire qu’Apollon m’a frappé[27] ».
Destin qu’il semblait avoir pressenti dans sa fameuse lettre à Böhlendorff de 1801, puisque, tout en se réjouissant de « voir la mer[28] » et « le soleil de Provence », il disait craindre de « perdre la tête en France » et de « subir à la fin le sort de Tantale qui reçut des Dieux plus qu’il n’en put digérer ». Les poèmes qu’il produira après son internement en 1806 (rappelons qu’il passera les trente-six dernières années de sa vie enfermé dans une tour, consolé peut-être par la vue du Neckar, une des rivières emblématiques de son œuvre) ne trahiront plus la même ambition : poèmes beaucoup plus modestes par leurs thèmes, leur longueur et même leur syntaxe. Il finira par se contenter de quatrains consacrés aux saisons, vides de détails concrets, comme si lui-même se désincarnait (il signera d’ailleurs ces poèmes, offerts à de rares visiteurs de passage, du nom mystérieux de Scardanelli). Jaccottet conclut ainsi son article (son poème en prose ?) sur Hölderlin :
« il nous semble véritablement voir s’éteindre ici l’esprit d’Icare[29] ».
Mais nous l’avons dit : la leçon de cette œuvre ne sera pas perdue. Elle sera notamment à l’origine du « tournant » de la pensée de Martin Heidegger. Et aujourd’hui, plus que jamais, il faut lire les derniers hymnes baignés de la lumière de l’émerveillement, et grâce auxquels les fleuves (les fleuves d’Allemagne mais aussi la Dordogne et la « belle Garonne »), les montagnes, la nature d’Europe se voient sacralisés.
Maurice de Guérin
La vie de Maurice de Guérin aura été trop brève pour qu’il puisse laisser derrière lui une œuvre de l’ampleur de celle de Hölderlin. Les points communs ne manquent pas, cependant : la famille de Maurice de Guérin le destinait à une carrière religieuse, à laquelle il renonça à l’âge de seize ans. Au moment où il écrit Le Centaure, un de ses rares textes achevés, il ne veut plus qu’on l’importune sur des questions de foi[30]. « Il y a un mot qui est le dieu de mon imagination […] : c’est le mot de vie[31] », écrira-t-il à Barbey d’Aurevilly un an avant sa mort. Comme Hölderlin, il aura connu bien des déceptions, et l’originalité de son œuvre (on peut considérer qu’il a inventé le poème en prose, même s’il est encore tributaire du style des proses poétiques de Chateaubriand, un de ses modèles) n’apparaîtra qu’après sa mort.
De quoi traite le texte qui lui a valu de n’être pas oublié ? Le Centaure Macarée, devenu vieux, se confie à un homme, Mélampe. Il raconte sa naissance au monde, sa découverte de la nature, la vitalité de la jeunesse… On le devine : c’est une œuvre qui laisse transparaître les inquiétudes et les inclinations de son auteur, lequel avait un goût marqué pour la nature (les pages du journal qu’on a appelé « Le Cahier vert » en témoignent).
Comme chez Hölderlin, le texte est parsemé (surchargé, diraient certains) de références à la mythologie grecque. Et sans surprise, la figure du Centaure est associée à l’élément aquatique – à la « goutte » d’eau, à « l’ondée », à la « pluie », aux « vagues de la mer », aux « flots d’Amphitrite[32] », et surtout aux fleuves, évidemment :
Mélampe, ma vieillesse regrette les fleuves ; paisibles la plupart et monotones, ils suivent leur destinée avec plus de calme que les centaures, et une sagesse plus bienfaisante que celle des hommes[33].
Le fleuve a la même valeur ici que chez Hölderlin : il est le symbole du mouvement, l’allégorie de la vie. Macarée, vieilli, ne peut plus s’y baigner : « les lacs tranquilles me connaissent encore, mais les fleuves m’ont oublié[34] ». Aux trois moments décisifs de la vie de Macarée, le fleuve est utilisé comme comparant : la naissance (« Comme le fleuve de cette vallée […], le premier instant de ma vie tomba dans les ténèbres d’un séjour reculé[35] »), la jeunesse (« Vivant avec l’abandon des fleuves […], je bondissais partout comme une vie aveugle et déchaînée[36] ») et bien sûr la mort :
… mais je reconnais que je me réduis et me perds rapidement comme une neige flottant sur les eaux, et que prochainement j’irai me mêler aux fleuves qui coulent dans le vaste sein de la terre[37].
Entre temps, comme dans un poème de Hölderlin, Macarée aura guetté les signes du Sacré :
Au temps où je veillais dans les cavernes, j’ai cru quelquefois que j’allais surprendre les rêves de Cybèle endormie, et que la mère des dieux, trahie par les songes, perdrait quelques secrets ; mais je n’ai jamais reconnu que des sons qui se dissolvaient dans le souffle de la nuit, ou des mots inarticulés comme le bouillonnement des fleuves[38].
Cybèle, la grande déesse mentionnée plusieurs fois (tout comme Pan et Apollon), celle dont Macarée, évidemment en vain, voudrait découvrir les secrets, c’est la divinité de la nature sauvage, la « Mère Nature » de beaucoup de romantiques (dont Hölderlin, qui a fait un usage fréquent de l’expression). Le paganisme – on lira avec intérêt l’article « Le paganisme de Maurice de Guérin », de Jacques Vier – prend ici la forme d’un panthéisme vibrant et inquiet.
Gérard de Nerval
Autre romantique français, Gérard de Nerval a bien entendu laissé une œuvre d’une postérité plus importante que Maurice de Guérin. S’il y a quelqu’un qui mérite d’être comparé à Hölderlin, c’est lui : bonté de caractère lui ayant valu d’être surnommé « le doux Gérard[39] », vie marquée par la perte de celle qu’il aimait et obscurcie in fine par la folie, et surtout « théomanie[40] », selon son propre diagnostic, qui le verra tenter un improbable syncrétisme (il disait aussi avoir au moins dix-sept religions). Par ailleurs, Nerval, qui traduisit Faust à vingt ans (dans une traduction dont Goethe déclara qu’il la préférait à sa propre œuvre), fut sans doute le romantique français le plus influencé par l’Allemagne. Naturellement, cette proximité n’exclut pas des différences fondamentales : l’inquiétude spirituelle permanente de Nerval l’a amené à s’immerger dans la littérature ésotérique, à parcourir l’Orient, etc.
C’est le recueil des Chimères, sommet de son œuvre poétique, qui nous intéressera ici. Ces quelques vers résonnent d’une nostalgie du paganisme dont on ne trouve guère d’équivalent dans la poésie française :
La connais-tu, DAFNÉ, cette ancienne romance,
[…] Cette chanson d’amour… qui toujours recommence !
[…] Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours[41]…
À qui Nerval fait-il cette promesse ? La nouvelle « Octavie », à peu près contemporaine (elle parut pour la première fois en 1853), nous en donne la clé : Nerval s’y souvient avec nostalgie d’une jeune Anglaise avec laquelle il avait été visiter Pompéi (et qu’il revoit, comme la Daphné du poème, « imprim[ant] ses dents[42] » d’ivoire dans un citron). Elle avait joué la déesse Isis – mais une déesse Isis hellénisée. La même scène est mythifiée dans « Myrtho », autre magnifique poème, dans lequel Nerval se dit « l’un des fils de la Grèce[43] ». Le dieu aux pieds duquel il prie, cette fois, est Iacchus (un des avatars de Bacchus célébré dans les mystères d’Éleusis, où il apparaît comme le fils de la grande déesse Déméter).
Ces souvenirs lumineux sont pourtant liés à l’une des périodes les plus noires de la vie de Nerval, puisqu’après avoir perdu (par sa « faute[44] », dit-il dans Aurélia) le grand amour de sa vie et avoir connu la première de ses crises nerveuses, il avait contemplé le suicide. Il s’était même élancé par deux fois, depuis le sommet de la colline du Pausilippe, en direction du vide, mais la pensée du rendez-vous donné par Octavie (puisque tel est le nom propre par lequel cette jeune Anglaise est désignée) l’avait retenu in extremis. C’est encore Octavie qui est évoquée dans le célèbre « El Desdichado », sonnet en clair-obscur, où l’ombre de la mort côtoie sans transition la lumière de la Campanie :
Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s’allie[45].
Au soir de sa vie, Nerval (dont on n’oublie pas le suicide deux ans plus tard) invoque ce souvenir comme s’il pouvait le protéger. Ce n’est pas quelque chose d’inhabituel : dans ses textes les plus célèbres, le regard est toujours rétrospectif, tourné vers un passé chéri. Sa géographie amoureuse est clivée en deux : il balance entre les jeunes filles du Valois de son enfance, terre de châteaux et de forêts, et Jenny Colon, actrice sur la scène plus sophistiquée des théâtres urbains. À cet égard, l’épigraphe de Pandora est très révélatrice, puisqu’elle oppose deux types de figures féminines ; et le texte met en garde contre le monde de l’art et de l’artifice. Dans sa quête d’unité, Nerval imagine qu’un même amour s’est diffracté :
« Tour à tour bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldébaran, c’était Adrienne ou Sylvie, – c’étaient les deux moitiés d’un même amour[46]. »
Mais la dichotomie est aussi et surtout religieuse : Jenny Colon, l’Aurélie de « Sylvie » que le narrateur confond avec la figure d’Adrienne, morte au couvent, était chrétienne, alors qu’Octavie, évidemment, est pour lui Isis, et que les jeunes filles du Valois (Célénie, par exemple, qui est qualifiée de « nymphe des eaux[47] », ce qui rappelle Sylvie la « nymphe antique[48] ») sont presque systématiquement chez lui associées au paganisme. Il en donne la raison dans Promenades et souvenirs (peut-être le dernier texte qu’il ait entrepris) : son enfance vécue « dans une campagne isolée au milieu des bois[49] » a sans doute contribué à développer en lui le « sentiment du merveilleux » et a nourri son esprit de « croyances bizarres, de légendes et de vieilles chansons ». Explication plus détaillée encore dans Aurélia :
Le pays où je fus élevé était plein de légendes étranges et de superstitions bizarres. Un de mes oncles qui eut la plus grande influence sur ma première éducation s’occupait, pour se distraire, d’antiquités romaines et celtiques. Il trouvait parfois dans son champ ou aux environs des images de dieux et d’empereurs que son admiration de savant me faisait vénérer, et dont ses livres m’apprenaient l’histoire. Un certain Mars en bronze doré, une Pallas ou Vénus armée, un Neptune ou une Amphitrite sculptés au-dessus de la fontaine du hameau, et surtout la bonne grosse figure d’un dieu Pan souriant à l’entrée d’une grotte, parmi les festons de l’aristoloche et du lierre, étaient les deux domestiques et protecteurs de cette retraite. J’avoue qu’ils m’inspiraient alors plus de vénération que les pauvres images chrétiennes de l’église et les deux saints informes du portail, que certains savants du pays prétendaient être l’Ésus et le Cernunnos des Gaulois. Embarrassé au milieu de ces divers symboles, je demandai un jour à mon oncle ce que c’était que Dieu. « Dieu, c’est le soleil », me dit-il[50].
Le mouvement rétrospectif, autrement dit, est double. Nerval repense avec émotion aux figures féminines qu’il a aimées ; qui elles-mêmes n’ont été aimées, probablement, que parce qu’elles étaient pour lui le signe de quelque chose de plus ancien. La fameuse scène du baiser d’Adrienne a pour décor un château « du temps de Henri IV », « dans ce vieux pays du Valois où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France », et Adrienne, qui chante « une de ces anciennes romances (…) qui racontent toujours les malheurs d’une princesse enfermée dans sa tour », descend elle-même d’une « famille alliée aux anciens rois de France », si bien que « le sang des Valois coul[e] dans ses veines[51] ».
Précisons d’ailleurs la fréquence de ces formes de travestissement ou de jeu de rôle. Dans un des passages les plus bouleversants de l’œuvre, Sylvie, qui se réjouit à l’avance de ressembler à une « vieille fée[52] », sort d’un tiroir, comme d’une malle aux trésors, une robe ayant appartenu à sa tante et s’en revêt, pendant que son « amoureux » Gérard, entré dans les oripeaux d’un garde-chasse, se transforme en « marié de l’autre siècle[53] » sous le regard ému de la vieille tante. Au final, Sylvie rappelle à Nerval « l’accordée de village de Greuze ». Sa cousine Héloïse est pareillement transfigurée par le portrait qui a été fait d’elle, si bien qu’il se met à genoux devant l’image de celle qui lui évoque à présent une « reine[54] », l’Éléonore du Tasse ou la Julie d’Ovide. Il semble qu’il suffise à une jeune fille d’entrer, physiquement ou non, dans le costume d’une figure sanctifiée par le temps pour conquérir son cœur. Jenny Colon, en tant qu’actrice, a entre toutes le pouvoir de changer d’apparence, y compris celui de de devenir la « reine de Saba » – titre du livret d’opéra que Nerval avait écrit en pensant à elle. Une note manuscrite précise que c’est à cette figure mythique que pourrait renvoyer le fameux vers d’« El Desdichado » : « Mon front est rouge encor du baiser de la reine ».
L’attachement douloureux de Nerval au passé fait de lui l’antithèse d’un progressiste. Il voit le passage du temps, à tous égards, comme une dégradation. Régulièrement chez lui, comme chez Rousseau, affleure le mythe de l’âge d’or – et ce tant au niveau de la phylogenèse que de sa propre ontogenèse. Dans Aurélia, il a la vision d’une race ayant bravé « le flot envahissant des accumulations de races nouvelles[55] » en se retirant dans les profondeurs de la montagne, et ayant ainsi préservé des mœurs simples et justes.
C’est peut-être pour cette raison que les progrès de l’irréligion l’ont à ce point gêné (« Il y a, certes, quelque chose de plus effrayant dans l’histoire que la chute des empires, c’est la mort des religions[56] ») : car avec les religions disparaissent des pans entiers du passé. Il est ému aux larmes après avoir vu danser les fillettes de son pays et reconnu dans leurs manières de parler des particularités « qui, des mères aux filles, se conservent les mêmes[57] ». Il se réjouit qu’à Senlis la musique n’ait pas été « gâtée » par l’imitation des opéras modernes, et qu’on en soit encore à la musique du seizième siècle, « conservée traditionnellement depuis les Médicis ». D’où sa déception en voyant Sylvie « phras[er][58] »… Il faut préciser que son souci de préservation du passé s’étend aux traditions populaires : il déplore le snobisme qui conduit ses contemporains à négliger les chants des « vieilles provinces où s’est toujours parlé la vraie langue française[59] », et il y a quelque chose de touchant dans ses efforts pour se remémorer ceux de son enfance et les fixer par écrit.
S’il faut selon lui préserver le passé, c’est entre autres parce que les vérités s’y trouvent. Dans un passage d’Aurélia, il s’imagine qu’il a commis une faute fatale en échouant à interpréter correctement les textes légués par les « saints et les poètes[60] », lesquels étaient destinés à lui « enseigner le secret de la vie ». Cette fascination pour les manuscrits du passé le conduira à maintes reprises à s’interroger sur sa propre identité : « Suis-je Amour ou Phébus ? Lusignan ou Biron ? » se demande-t-il dans « El Desdichado ». Il n’y a pas d’écrivain majeur qui se soit autant préoccupé de sa généalogie. C’est qu’il pense que nous sommes déterminés par notre lignée, que « notre présent et notre avenir sont solidaires[61] » ; et il l’exprime par un chiasme assez frappant :
« Nous vivons dans notre race, et notre race vit en nous ».
À quoi est-il attentif, dans sa généalogie ? Essentiellement à ce qui pourrait être nimbé du prestige de l’aristocratie. Il ne prend pas pour rien un nom de plume à particule. Par ailleurs, on ne peut pas ne pas être surpris par la constance avec laquelle revient chez lui la figure de la reine – jusque dans cet étonnant dessin, datant de ses derniers jours et intitulé « Les poètes et les reines ». Fascination d’autant plus touchante qu’on devine qu’elle est liée à la mort de sa mère, qu’il n’a pas connue. Il le rappelle dans « Aurélia » : « Je n’ai jamais connu ma mère[62] ». Derrière ces figures féminines, c’est toujours la mère perdue et qui console :
Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. À chacune de tes épreuves j’ai quitté l’un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis[63].
Le syncrétisme religieux opéré par Nerval (celle qui lui adresse ces paroles est selon lui Isis, mais il y voit parfois Vénus voire la Vierge) est d’autant moins artificiel qu’il est émotionnel. Syncrétisme auquel, on peut le penser, le magnifique vers final de « Myrtho » renvoie :
Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâle Hortensia s’unit au Myrthe vert[64] !
Au moment où Nerval achève le volume des Filles du feu, auquel il adjoint les Chimères, sa sympathie va cependant aux anciens dieux. Le locuteur d’« Antéros » se dit « de la race d’Antée[65] » et « retourne le dard contre le Dieu vainqueur », à savoir « Jéhovah » – un dieu dont la victoire est provisoire, on l’a bien compris… Même colère dans « Artémis », qui s’achève sur cette imprécation :
Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux :
Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle :
— La sainte de l’abime est plus sainte à mes yeux[66] !
Quant au « Christ au Mont des Oliviers », il démythifie la Passion. Jésus meurt seul, ne croyant plus lui-même en Dieu, etc. Cependant, les termes pour le décrire ne sont pas péjoratifs. Ce « fou sublime » (on pense un peu à la vision nietzschéenne du Christ) est comparé à des personnages punis pour avoir commis une faute, Icare et Phaéton, et à un Atys ranimé par la Déesse-Mère Cybèle. En d’autres termes, il se voit réaffecté, comme chez Hölderlin, à l’ancien panthéon. C’est le Père, Jéhovah, qui subit une dégradation : s’il existe, son silence est celui d’un « pervers » (accusation portée contre le dieu d’« Horus ») ; mais, et c’est encore plus grave, il peut fort bien de ne pas ou plutôt ne plus exister, à en croire l’épigraphe « Dieu est mort ! » (tirée de Jean-Paul).
Cette prédilection religieuse de Nerval ne va pas sans tourments. Aurélia en est un saisissant témoignage. Dans la première partie, il rejette fermement le christianisme :
« Non ! disais-je, je n’appartiens pas à ton ciel. Dans cette étoile sont ceux qui m’attendent. Ils sont antérieurs à la révélation que tu as annoncée[67]. »
Le début de la deuxième partie, cependant, marque un repentir :
« j’ai déifié mon amour et j’ai adoré, selon les rites païens, celle dont le dernier soupir a été consacré au Christ[68] ».
Angoisse de peu de conséquence puisque Nerval est plus tard consolé, on l’a dit, par des paroles qu’il attribue à Isis – et il précise que c’est dans cette période qu’il a écrit « une de [s]es meilleures nouvelles », en laquelle on reconnaît Sylvie…
Ce que reproche Nerval au christianisme, dans ses textes les plus réflexifs, c’est avant tout d’avoir tué les anciennes traditions, d’avoir dépeuplé le ciel. Il compare les « dieux nouveaux[69] » ayant asservi les « dieux antiques » à des « esprits hostiles et tyranniques ». Ses sentiments à ce sujet sont exposés en détail dans le Voyage en Orient, notamment dans la partie publiée initialement sous le titre « Voyage à Cythère », où il revient sur la légende rapportée par Plutarque de la mort du grand dieu Pan :
La verte naïade est morte épuisée dans sa grotte, les dieux des bocages ont disparu de cette terre sans ombre, et toutes ces divines animations de la matière se sont retirées peu à peu comme la vie d’un corps glacé. Oh ! n’a-t-on pas compris ce dernier cri jeté par un monde mourant, quand de pâles navigateurs s’en vinrent raconter qu’en passant, la nuit, près des côtes de Thessalie, ils avaient entendu une grande voix qui criait : « Pan est mort ! » Mort, eh quoi ! lui, le compagnon des esprits simples et joyeux, le Dieu qui bénissait l’hymen fécond de l’homme et de la terre ! il est mort, lui par qui tout avait coutume de vivre ! mort sans lutte au pied de l’Olympe profané, mort comme un dieu peut seulement mourir, faute d’encens et d’hommages, et frappé au cœur comme un père par l’ingratitude et l’oubli[70] !
Plus loin, Nerval fait des églises des lieux de mort :
Voici le bedeau portant les clefs de l’église Saint-Georges. Entrons : — non… je vois ce que c’est.
Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde, quelques vieux tableaux sans valeur, un saint Georges sur fond d’or, terrassant celui qui se relève toujours… cela vaut-il la chance d’un refroidissement sous ces voûtes humides, entre ces murs massifs qui pèsent sur les ruines d’un temple des dieux abolis ? Non ! pour un jour que je passe en Grèce, je ne veux pas braver la colère d’Apollon ! je n’exposerai pas à l’ombre mon corps tout échauffé des feux divins qui ont survécu à sa gloire… Arrière, souffle du tombeau[71] !
Mais les tendances nihilistes du premier christianisme (reconnues même par des penseurs chrétiens, certes hétérodoxes, comme Jacques Ellul[72]) ne faisaient qu’annoncer la rationalisation par laquelle il serait lui-même emporté : « Ainsi périssait, sous l’effort de la raison moderne, le Christ lui-même, ce dernier des révélateurs, qui, au nom d’une raison plus haute, avait autrefois dépeuplé les cieux[73]. » Autrement dit, ce que nous montre à voir « Le Christ au Mont des Oliviers », c’est une Passion actualisée, dans laquelle le Dieu du christianisme est à son tour rendu caduc.
Nous l’avons toutefois rappelé d’emblée : Nerval croit en un retour des dieux. Les figures de la cyclicité sont partout dans son œuvre : l’horloge (« La Treizième revient… C’est encore la première[74] »), la rose trémière[75]… Ici, il nous faut renvoyer à « Quintus Aucler », le texte qui clôt Les Illuminés, celui où l’on retrouve par endroits la voix la plus personnelle de Nerval :
« Les vers sibyllins avaient prédit mille fois ces évolutions rénovatrices depuis le Redeunt Saturnia regna jusqu’au dernier oracle de Delphes, qui, constatant le règne millénaire de Iacchus-Iésus, annonçait aux siècles postérieurs le retour vainqueur d’Apollon[76]. »
Dans ce texte, Nerval cite abondamment Gabriel-André Aucler, personnage quelque peu excentrique qui s’était présenté comme un « hiérophante » et avait publié en 1798-99 La Thréicie, un livre où il appelait à revenir aux dieux antiques. Mais à maints endroits, on s’interroge… Est-ce Aucler qui parle, ou est-ce Nerval ? Constantin est présenté comme un empereur « coupable de crimes sans nom[77] », s’étant converti au christianisme parce que seule l’Église nouvelle lui offrait le pardon (argument déjà employé par Voltaire dans le Dictionnaire philosophique) ; et à l’inverse, Julien l’Apostat apparaît comme un objet de fascination, dont on regrette la « tolérance » pour les chrétiens.
Nerval cite in extenso plusieurs pages de la démonstration d’Aucler : pour lui, tout proclame l’existence d’ordres hiérarchiques dans l’univers ; le vivant forme une immense chaîne, dont les chrétiens se sont avisés de briser la continuité en niant les anneaux intermédiaires, en faisant « un désert immense depuis [le] premier anneau de la chaîne jusqu’à nous[78] ». Ce premier anneau, c’est la « Vénérable Mère[79] », la grande déesse dont Nerval rappelle dans « Isis » qu’elle a été invoquée sous le nom d’Isis, de Cybèle, de Déméter, de « Vénus céleste », etc. Surtout, cette déesse est assimilée à « l’éternelle Nature », est « la mère de la nature[80] » dont même le Christ devient un des « fils célestes[81] » – et l’on retrouve là la terminologie de Hölderlin.
En somme, le panthéon nervalien est dominé par une grande déesse assimilée à la nature tout entière. Ici encore, le polythéisme recoupe un panthéisme – pour lequel Nerval ne cachait pas sa sympathie, lui qui se félicitait qu’il ait rayonné en Europe à partir de la Florence des Médicis, vue comme « une nouvelle Alexandrie[82] », un refuge pour les platoniciens persécutés par « l’inquisition de Rome ». C’est d’ailleurs le message de l’ultime poème des Chimères : un panthéisme pythagoricien personnifiant les éléments de la nature, car « tout est sensible[83] », « tout sur [notre] être est puissant ». Anaphore annonçant les dernières pages d’Aurélia : « Comment, me disais-je, ai-je pu vivre si longtemps hors de la nature et sans m’identifier à elle ? Tout vit, tout agit, tout se correspond[84]. » Hölderlin n’était guère éloigné de ce credo, lui qui faisait de fleuves ou de montagnes les héros de ses poèmes.
Alban de Brisach
Notes
[1] Friedrich Hölderlin, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995 [1967], p. 1150.
[2] Ibid., p. 867 (traduction de Gustave Roud).
[3] Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète, Paris, La Différence, 2005, p. 735 (traduction de François Garrigue).
[4] Friedrich Hölderlin, « Les Miens », cité dans Philippe Jaccottet, Une transaction secrète, Paris, Gallimard, 2004, p. 47.
[5] Lettre à sa mère, citée dans Philippe Jaccottet, Une transaction secrète, Paris, Gallimard, 2004, p. 48.
[6] Lettre à sa sœur, dans Œuvres, op. cit., p. 734-735.
[7] Friedrich Hölderlin, Hymnes et autres poèmes, Paris, Rivages, coll. « Rivages poche / Petite Bibliothèque », 2004, p. 221 (traduction de Bernard Pautrat).
[8] « Heimkunft », mais on pourrait citer également « Rückkehr in die Heimath », « Die Heimath », etc.
[9] Friedrich Hölderlin, Hypérion, Œuvres, op. cit., p. 138. Hypérion poursuit ainsi : « La science que j’ai suivie au fond de ses labyrinthes, dont j’attendais dans l’aveuglement de la jeunesse, la confirmation de mes plus pures joies, la science m’a tout corrompu. Oui, je suis devenu bien raisonnable auprès de vous ; j’ai parfaitement appris à me distinguer de ce qui m’entoure : et me voilà isolé dans la beauté du monde, exilé du jardin où je fleurissais, dépérissant au soleil de midi. L’homme qui songe est un dieu, celui qui pense un mendiant […]. »
[10] Commentaire du fragment de Pindare connu sous le titre « Le vivifiant », cité dans Philippe Jaccottet, op. cit., p. 70.
[11] Cf. l’hymne qui lui est dédié.
[12] Friedrich Hölderlin, Œuvres, op. cit., p. 877.
[13] Ibid., p. 1149.
[14] Ibid., p. 863 (traduction de Gustave Roud).
[15] Friedrich Hölderlin, « Pain et vin » (deuxième version), Œuvre poétique complète, op. cit., p. 705.
[16] Ibid., p. 707.
[17] Friedrich Hölderlin, « Le Dieu du vin », Œuvre poétique complète, op. cit., p. 603.
[18] Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète, op. cit., p. 573.
[19] Cité dans Philippe Jaccottet, Une transaction secrète, Paris, Gallimard, 2004, p. 86.
[20] Friedrich Hölderlin, « Pain et vin », Œuvre poétique complète, op. cit., p. 711. Forme de concrétisation du rêve énoncé dans « Aux Allemands », p. 511 : « les monts allemands / Seront les montagnes des Muses ».
[21] Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1998, p. 149.
[22] Friedrich Hölderlin, « Patmos » (troisième version), Œuvre poétique complète, op. cit., p. 849.
[23] Friedrich Hölderlin, « L’Unique » (troisième version), Œuvre poétique complète, op. cit., p. 859.
[24] Friedrich Hölderlin, « Fête de Paix », Œuvres, op. cit., p. 860 (traduction d’André du Bouchet).
[25] Friedrich Hölderlin, « Fête de l’Accord », Œuvre poétique complète, op. cit., p. 677 (même poème mais dans la traduction de François Garrigue).
[26] Friedrich Hölderlin, fragment inachevé commençant par « et tourne en cocorico », dans Œuvre poétique complète, op. cit., p. 785.
[27] Friedrich Hölderlin, Œuvres, op. cit., p. 1009.
[28] Friedrich Hölderlin, Œuvres, op. cit., p. 1003.
[29] Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 161.
[30] Cf. notice biographique de Marie-Catherine Huet-Brichard dans Maurice de Guérin, Œuvres, Paris, Garnier, coll. « Classiques », 2011, p. 294.
[31] Lettre du 11 avril 1838, dans Œuvres, Paris, Garnier, coll. « Classiques », 2011, p. 237.
[32] Maurice de Guérin, Œuvres, Paris, Garnier, coll. « Classiques », 2011, p. 188.
[33] Ibid., p. 186.
[34] Ibid., p. 185.
[35] Ibid., p. 183.
[36] Ibid., p. 188.
[37] Ibid., p. 192.
[38] Ibid., p. 189.
[39] Expression qu’on trouve sous la plume de Heine, celle de Nadar, etc., et qui sera consacrée par à peu près tous les biographes de Nerval. Pour Hölderlin, un de ses camarades d’étude rapportait qu’« à son côté, il n’y avait pas de place pour la bassesse » (cité par Philippe Jaccottet, dans Une transaction secrète, op. cit., p. 90).
[40] Lettre à Mme Dumas de novembre 1841.
[41] Gérard de Nerval, « Delfica », Les Filles du Feu. Les Chimères, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2011, p. 321.
[42] Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 249.
[43] Ibid., p. 318.
[44] Gérard de Nerval, Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2014, p. 124.
[45] Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 317.
[46] Gérard de Nerval, « Sylvie », Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 206.
[47] Gérard de Nerval, Promenades et souvenirs, dans Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, op. cit., p. 116.
[48] Gérard de Nerval, « Sylvie », Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 192.
[49] Gérard de Nerval, Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, op. cit., p. 106.
[50] Ibid., p. 166-167.
[51] Gérard de Nerval, « Sylvie », Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, op. cit., p. 178.
[52] Ibid., p. 187.
[53] Ibid., p. 188.
[54] Gérard de Nerval, Promenades et souvenirs, dans Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, op. cit., p. 112.
[55] Gérard de Nerval, Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, op. cit., p. 137.
[56] Gérard de Nerval, Les Illuminés, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2002, p. 380.
[57] Gérard de Nerval, « Angélique », Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 118.
[58] Gérard de Nerval, « Sylvie », Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 199.
[59] Gérard de Nerval, « Chansons et légendes du Valois », Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 208.
[60] Gérard de Nerval, « Aurélia », Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, op. cit., p. 165.
[61] Ibid., p. 134.
[62] Ibid., p. 166.
[63] Ibid., p. 174.
[64] Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 318.
[65] Ibid., p. 320.
[66] Ibid., p. 322.
[67] Gérard de Nerval, Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, op. cit., p. 128.
[68] Ibid., p. 160.
[69] Ibid., p. 179.
[70] Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Gallimard, coll. « Folio classique », 2013, p. 137.
[71] Ibid., p. 139.
[72] On peut lire, entre autres, La Subversion du christianisme, dont l’intéressante partie « La désacralisation par le christianisme » s’ouvre sur ce constat : « Depuis une vingtaine d’années, certains théologiens et sociologues ont mis en lumière le fait que la première pensée chrétienne, puis, au-delà, la pensée juive biblique, étaient non pas d’abord des religions faisant partie d’un sacré préordonné, mais bien au contraire avaient été des facteurs terriblement critiques à l’égard de tout l’univers sacré païen. On a souligné qu’il n’y avait aucune espèce de concurrence religieuse par exemple, mais bien une volonté de destruction du religieux en lui-même, et une négation concernant tout sacré. »
[73] Gérard de Nerval, « Isis », Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 265.
[74] Gérard de Nerval, « Artémis », Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 322.
[75] Apparaissant dans « Artémis » comme dans Aurélia, la rose trémière, parce qu’elle possède de nombreux bouquets qui fleurissent successivement le long de sa hampe, peut apparaître comme une représentation du temps cyclique.
[76] Gérard de Nerval, Les Illuminés, op. cit., p. 411.
[77] Ibid., p. 385.
[78] Ibid., p. 395.
[79] Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 265.
[80] Ibid., p. 266.
[81] Ibid., p. 265.
[82] Gérard de Nerval, « Quintus Aucler », Les Illuminés, op. cit., p. 412.
[83] Gérard de Nerval, « Vers dorés », Les Filles du Feu. Les Chimères, op. cit., p. 326.
[84] Gérard de Nerval, Aurélia. Les Nuits d’octobre. Pandora. Promenades et souvenirs, op. cit., p. 179.
Photo : Le Voyageur contemplant une mer de nuages (détail), tableau de Caspar David Friedrich (1818). Coll. Kunsthalle de Hambourg. Crédit : Domaine public
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