Il y a plus de 380 ans commençait l'une des plus grandes catastrophes de l'histoire européenne, dont nous subissons encore aujourd'hui les séquelles : la Guerre de Trente Ans [1618-1648].
Je vais raconter ici l'histoire d'une armée de sans-patrie, dont les soldats ont combattu sur tous les champs de bataille de la Guerre de Trente Ans en Europe centrale. On les appelait les “Oies Sauvages” (Wild Geese) et on les comparait à ces oiseaux migrateurs qui quittent à intervalles réguliers leur verte patrie insulaire. Mais à la différence des oies sauvages, les Catholiques irlandais, chassés de leur patrie au XVIIe siècle, ne connaissaient qu'un départ sans retour vers le continent. Presque jamais ils ne revenaient en Irlande. Des marins français les introduisaient clandestinement sur le continent via la Flandre ou la Normandie. Débarqués, ils étaient confrontés au néant. Mais ils étaient libres. Un flot ininterrompu de mercenaires irlandais sont ainsi arrivés en Europe continentale. Ils étaient des hommes jeunes ou des adolescents, à peine sorti de l'enfance : la plupart d'entre eux n'avaient que 15 ou 16 ans, les plus âgés en avaient 19. Ils voulaient faire quelque chose de leur vie ou du moins voulaient être libres.
Après 1600, l'histoire irlandaise s'était interrompue. Le pays était devenu une colonie anglaise, où les Tudors, pour la première fois, avaient appliqué la tactique de la terre brûlée. Les autochtones irlandais ont été dépossédés de leurs terres. Leur sol leur a été arraché. On y a implanté des colons protestants anglais ou écossais. Systématiquement, la colonisation de modèle normand démontrait son efficacité. Déjà, dans la foulée de leurs campagnes contre les Anglo-saxons à partir de 1066, les Normands vainqueurs perpétraient des destructions sans nom pour confisquer définitivement leur histoire aux vaincus. On brûlait leurs villages, on rasait leurs églises et leurs bâtiments, de façon à ne plus laisser la moindre pierre qui soit un souvenir de leur culture. Ravage, pillage et violence, oppression systématique, famine organisée contre la population : toutes les tactiques utilisées plus tard par les Anglais en Amérique, puis par les Américains ailleurs, ont été mises au point en Irlande.
Une force militaire inutilisée
Pourtant, sur cette île ruinée par la colonisation anglaise, il y avait une force militaire inutilisée. Les Irlandais étaient des soldats farouches qui ne craignaient pas la mort. Ils se feront rapidement une solide renommée dans les batailles. Ils étaient commandés par des officiers compétents, d'excellente réputation, qui feront l'admiration de tous sur le continent. Dans le Saint-Empire Romain de la Nation Germanique, dirigé par un Empereur catholique, beaucoup d'Irlandais devenus apatrides ont vu un allié puissant voire une puissance protectrice au passé glorieux. Par milliers, ils sont venus s'engager au service de cet Empereur de la lignée des Habsbourgs. Beaucoup sont parvenus en Autriche à la suite de périples fort aventureux.
La première vague d'immigrants irlandais est arrivée en 1619 en Autriche. Ces jeunes hommes combatifs ont débarqué sur le continent de deux manières totalement différentes. Les uns sont arrivés par des voies clandestines, opération osée dans la mesure où les fugitifs de ce type risquaient la peine de mort. Les autres ont été recrutés de forces par les Anglais en Irlande et, contre leur volonté, ont dû servir dans l'armée anglaise protestante. Sur base de traité qui unissait l'Angleterre aux princes d'Allemagne du Nord, ils se sont retrouvés sur le continent dans des unités auxiliaires anglaises au début de la Guerre de Trente Ans. Par une ironie du destin, comme souvent dans les guerres anciennes, il n'y avait quasiment pas d'Anglais ethnique dans ces troupes, mis à part quelques officiers supérieurs. La plupart de ces soldats étaient donc “déportés” hors des Iles Britanniques et ces Irlandais encombrants s'en allaient ainsi mourir sur le Continent comme chair à canons. Les Anglais s'en débarrassaient à bon compte.
Une infanterie montée
Ces Irlandais avaient été incorporés dans des régiments de dragons, où les pertes étaient généralement très élevées. Mais au début du XVIIe siècle, ces Irlandais profitent de la première occasion pour se rendre sans combattre aux troupes impériales catholiques. Très vite, ils enfilent l'uniforme autrichien. L'Empire aligne ainsi ses premiers régiments irlandais. La plupart de ces Irlandais choisissent de servir dans les dragons. À l'époque, cette cavalerie était très appréciée et on la surnommait “l'infanterie montée”. Les hommes se déplaçaient à cheval mais combattaient à pied. Ils étaient très rapides et très mobiles et ne dépendaient pas vraiment du cheval comme la cavalerie proprement dite. Dans une certaine mesure, ces dragons constituaient une troupe d'élite, crainte et admirée, dont le cri de guerre est devenu vite célèbre : “Den Weg frei !” (La voie libre !). Rapières au clair, ils fonçaient dans les rangs ennemis.
Les Anglais eux-mêmes, comme tous les autres officiers protestants, respectaient ces mercenaires irlandais au service de l'Empereur et les traitaient mieux qu'ils ne les avaient jamais traité en Irlande, alors qu'ils étaient devenus leurs ennemis. Ainsi, les Roi de Suède Gustave Adolphe fit soigner les soldats catholiques irlandais après la bataille de Francfort-sur-l'Oder au printemps de 1631, lors de la prise de cette ville par les armées protestantes. Le Roi suédois admirait le courage des Irlandais au service de l'Autriche. L'officier irlandais Richard Walter Butler, au départ recruté de force par les Anglais, était passé aux Impériaux lors de la fameuse bataille de la Montagne Blanche en 1620. Il avait quitté le corps auxiliaire anglais. À Francfort-sur-l'Oder, il était parmi les blessés, sérieusement atteint. Un coup l'avait frappé au bras et sa hanche était percée d'un coup d'estoc. Le Roi de Suède fit soigner ce blessé. Après quelques mois de captivité, il fut libéré.
Les Britanniques respectaient cet ennemi qu'ils avaient asservi et humilié jadis. Ces Irlandais jouaient souvent le rôle d'émissaires de l'Empereur, car ils maîtrisaient la langue anglaise. Les nobles anglais les appréciaient et reconnaissaient pleinement leurs qualités d'émissaires ou d'interprètes. En 1635, quand la France catholique se joint à la coalition protestante et trahit le Saint Empire Romain de la Nation Germanique, la situation devient tragique pour les Irlandais catholiques qui combattent désormais dans les deux camps. Soldats d'élite, on les excite les uns contre les autres. Certains volontaires servaient dans des armées protestantes. La France du Cardinal Richelieu avait besoin de bons soldats. Officiellement, elle était catholique et, par conséquent, incitait bon nombre d'Irlandais à la servir. Les Irlandais qui traversaient le pays étaient sollicités à rejoindre ses armées. Leur confiance a été trahie par Richelieu qui, souvent, a envoyé ces hommes se battre contre leurs frères de sang, fidèles à la légitimité du Saint Empire.
Dévouement et respect pour l'Empereur
Ces soldats irlandais avaient un dévouement et un respect pour l'Empereur. Ils étaient les mercenaires les plus fidèles de la cause impériale et autrichienne. En Irlande même, l'amour du Saint Empire ne cessait de grandir, de même que le culte de la légitimité impériale. Les mercenaires affluaient sans cesse et s'engageaient dans l'armée autrichienne. Souvent des familles entières débarquaient et parfois tous les fils mouraient sur les champs de batailles, pour le salut du Saint-Empire. Le Comte irlandais Richard Wallis, persécuté par les Anglais, arrive en 1622 avec ses deux fils pour se mettre au service de l'Empereur Ferdinand II. Nommé colonel, il se bat à la tête de son régiment irlandais à Lützen en novembre 1632, une bataille au sort indécis mais qui a exigé un lourd tribut de sang. Wallis y est grièvement blessé. Il meurt de ses blessures à Magdebourg. Son plus jeune fils, Oliver Wallis, reçoit de l'Empereur Ferdinand III un régiment d'infanterie. Il fera en Autriche une brillante carrière militaire. Dans les rangs de l'armée impériale, plusieurs régiments irlandais sont mis sur pied entre 1620 et 1643. Chaque régiment comptait de 1.000 à 1.200 hommes. Le nombre des pertes a été très élevé. L'ennemi a parfois annihilé des régiments entiers d'Irlandais. Mais, rapidement, de nouveaux volontaires permettent de les reconstituer. Avant d'être une nouvelle fois annihilés… Malgré ces pertes dramatiques, l'Autriche aligne plus de soldats irlandais à la fin de la Guerre de Trente Ans qu'au début.
L'intégration des immigrés de la Verte Eirinn
Les officiers (chaque régiment appartient à un colonel) étaient allemands ou irlandais. Mais tous étaient acceptés. Parfois on mélangeait les recrues allemandes et irlandaises. Les survivants se sont presque tous installés en Autriche, devenue leur nouvelle patrie. Jamais on ne les a considérés comme des étrangers. Ils étaient des Européens (chrétiens), qui apprenaient très vite la langue du pays. Ils étaient fidèles à l'Empereur, leurs mœurs et leur aspect physique ne déconcertaient pas. Dans tous les pays appartenant à la monarchie des Habsbourgs, ces immigrés venus de la Verte Eirinn se sont immédiatement intégrés.
Pendant cette Guerre de Trente Ans, de vastes territoires de l'Empire ont été complètement dépeuplés à causes des opérations de guerre qui y ont fait rage. Il a fallu attendre la fin du XVIIIe siècle pour ramener le chiffre de la population centre-européenne à celui du XVIe siècle. Les pays du Nord du Danube, où les batailles ont été livrées, de même que les territoires catholiques de la Bavière, de la Souabe et de la Forêt Noire (ndt : et de la Franche-Comté impériale) ont dû être partiellement repeuplés. Bon nombre d'Irlandais au service de l'Autriche sont ainsi devenus colons, des fermiers qui ont reçu des chambres impériales le droit de mettre en valeur des biens fonciers abandonnés, dévastés ou négligés ; il fallait recultiver des terres auparavant fertiles. Les Irlandais sont restés et ont participé à la reconstruction du Saint-Empire. Leurs descendants, élevés en Autriche, vivent encore parmi nous.
Alexander Ereth, Nouvelles de Synergies Européennes n°50, 2001. (article tiré de Zur Zeit n°21/1998 ; tr. fr. : RS)
Lire aussi :
« Mercenaires irlandais au service de la France (1635-1664) », P. Gouhier, Revue d'histoire moderne et contemporaine n° 4/15 (RHMC), 1968, pp. 672-690. [compte-rendu].
« L’exil jacobite irlandais et l’Ouest de la France (1691-1716) », Diego Tellez Alarcia, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest n°109-4, 2002.
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