Ne disposant pas, pour réaliser sa politique nationale et étatique des forces suffisantes, Staline fut contraint d’accepter l’ultimatum de Lénine et la création de l’URSS. Il se réservait néanmoins le droit de s’attaquer ultérieurement au modèle d’organisation nationale encombrant et incohérent, inventé par Lénine pour la Russie. Staline, par exemple, prédit que l’existence à Moscou de deux instances législatives suprêmes, le VTsIK et le TsIK de l’URSS « ne donnera rien, hors des conflits » et qu’il faudra procéder à l’avenir à « une utile refonte en profondeur ». Malheureusement, l’actuelle débâcle de l’URSS a, à bien des égards, confirmé les craintes de Staline.
Staline et le “smenovekhovstvo”
Les aspirations staliniennes à la reconstitution d’une Russie unifiée au début des années 20 coïncidaient avec l’adoption par un certain nombre de communistes des idées d’un nouveau courant intellectuel né dans l’émigration russe, le smenovekhovstvo (Les eurasiens russes nommaient “nationaux-bolcheviks” les fondateurs de ce courant, auteurs d’un recueil Smena vekh. c’est-à-dire “Nouveaux Jalons”, paru à Prague en juillet 1921). Par la bouche de leur principal idéologue N. Oustrialov, les smenovekhovtsy déclaraient que « la Russie pouvait rester une grande puissance [si] le pouvoir soviétique travaillait par tous les moyens au rattachement de la périphérie au centre, au nom d’une Russie grande et unique. En dépit de l’infinie divergence des idéologies, il n’existe qu’une seule voie possible ».
Qui plus est, Oustrialov soulignait que c’était précisément le pouvoir soviétique qui pouvait prétendre au rôle de « facteur national de la vie russe contemporaine » et non « notre nationalisme », dans le mesure où « le mouvement anti-bolchevik s’était par trop lié à des éléments étrangers et, partant, avait permis au bolchevisme de s’auréoler d’une relative aura nationale, étrangère au fond à sa nature ». Il est intéressant de noter que même les représentants survivants de la dynastie des Romanov formulaient de semblables opinions “nationales-bolcheviques”. C’est ainsi que l’oncle de Nicolas II, le Grand-Prince Alexandre Mikhailovitch, reconnut dans ses Mémoires que les chefs du mouvement Blanc, en « faisant mine de ne pas remarquer les intrigues de leurs alliés », contribuèrent eux-mêmes à ce qu’à « la garde des intérêts nationaux russes » fût paradoxalement dévolue à « Lénine qui, dans ses constants discours publics, ne ménageait pas ses forces pour protester contre la division de l’ancien Empire russe ».
En conséquence, les smenovekhovtsy se prononçaient pour une collaboration avec le pouvoir soviétique dans la cause du rétablissement d’une Russie une et indivisible. Qui, concrètement, les smenovekhovtsy voyaient-ils dans le rôle de rassembleur de la Russie ? M. Agourski, historien spécialiste reconnu du national-bolchevisme, considère qu’il devait s’agir de Staline dans la mesure où celui-ci, en 1921 encore, était jugé positivement par les smenovekhovtsy de gauche en tant que « russophile et garant de la future amitié et bonne entente des peuples de Russie ». Selon nous, deux circonstances au moins furent susceptibles d’attirer à Staline une telle sympathie.
La première est que Staline était celui qui se prononçait le plus âprement et de la manière la plus conséquente contre le séparatisme national-communiste ; souvenons-nous de sa thèse relative au « caractère contre-révolutionnaire de l’exigence de la sécession des confins par rapport au centre ». Voilà pourquoi, pour les smenovekhovtsy qui considéraient que le pouvoir soviétique viendrait à bout de la pression des forces centrifuges de l’intérieur, Staline apparaissait comme le candidat le plus apte au rôle d’unificateur de la Russie.
La seconde est que les smenovekhovtsy — et, par la suite, les eurasiens russes — considéraient la révolution comme une étape fatidique dans la lutte de la Russie-Eurasie contre l’Occident. C’est dans l’espoir d’une issue heureuse de ce combat que les smenovekhovtsy et les eurasiens soutinrent la lutte anti-coloniale et anti-atlantiste (anti-britanniques en l’occurrence, ndlr) des bolcheviks en Asie et en Afrique. Le smenovekhovets Y. Potekhine écrivait solennellement que « l’influence russe en Asie Mineure, en Perse et, en partie, en Inde, que les stations radio et les instructeurs militaires russes en Afghanistan représentent un succès historique considérable pour la Russie ». Ce furent les eurasiens qui, mieux que les autres, saisirent le sens du recentrage révolutionnaire de la Russie de l’Europe vers l’Asie. Examinant cette volte-face à travers le prisme de la lutte séculaire de l’Est et de l’Ouest, de l’esprit de la steppe et de l’esprit de la forêt, les eurasiens en vinrent à considérer la révolution russe comme « la conclusion d’une période de plus de 200 ans d’européanisation » (P. N. Savitski). C’est la raison pour laquelle les eurasiens, à la suite des smenovekhovtsy, se rallièrent aux bolcheviks dans le rejet des formes politiques et de la culture de “l’Occident romano-germanique” qui, au cours de cette période deux fois séculaire d’européanisation, furent implantées artificiellement au détriment de la Russie. Et c’est dans ce contexte que l’eurasianisme, comme l’écrivit Troubetskoï, se rangea derrière le bolchevisme « dans l’appel à la libération des peuples d’Asie et d’Afrique asservis par les puissances coloniales ».
Or, ce furent précisément Lénine et Staline qui, au sein de la direction du parti bolchevik, poussèrent le Komintern à des actes résolus contre la politique coloniale des puissances occidentales en Asie et en Afrique. Ainsi, en mars 1923, Lénine en vint à la conclusion que l’issue de la lutte contre le capitalisme dépendait « en fin de compte du fait que la Russie, l’Inde, la Chine, etc. constituent l’immense majorité de la population du globe. (…) De ce point de vue, la victoire définitive du socialisme est pleinement et absolument assurée ». Au cours de cette même année, au 12ème Congrès du Parti, Staline déclare en substance que les peuples orientaux de l’ancien Empire russe, « organiquement liés à la Chine et à l’Inde (…) sont d’une importance vitale pour la révolution ». Il entreprend alors de tracer la ligne géopolitique pro-asiatique du bolchevisme. Et il a conclu que si l’Union Soviétique suivait une telle orientation, il lui restait deux solutions : « ou nous secouons l’arrière-front de l’impérialisme — les pays orientaux coloniaux et semi-coloniaux —, (…) ou nous manquons notre but et renforçons par cela même l’impérialisme ».
Le cours ultérieur de l’histoire a prouvé la justesse des plans géopolitiques de Staline relatifs à l’Orient : au cours des années 20 et 30, la politique de l’URSS vis-à-vis de la Chine mena à un affaiblissement considérable de la position des atlantistes en Asie. En fin de compte, le grand triomphe de l’Eurasie, l’alliance de la Russie et de la Chine, entre la fin des années 40 et les début des années 50, plaça l’Occident face à l’horrible perspective de la perte totale de sa puissance géopolitique en Asie du Sud-Est.
Sergueï Constantinov, Vouloir n°137/141, 1997.
(texte issu d’Elementy, la revue d’Alexandre Douguine ; trad. fr. : Sepp Stalmans)
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