Le cas finlandais
L’agitation débridée des bolcheviks en faveur de la sécession des nations les frappa eux-mêmes, dès 1918, comme par un retour du boomerang. C’est ainsi que la Finlande, généreusement affranchie par Lénine, sitôt qu’elle en eût terminé chez elle avec le “droit des travailleurs à disposer d’eux-mêmes” fit connaître ses prétentions territoriales, lesquelles englobaient des régions qui n’avaient même jamais appartenu aux Finnois (Petchenga, la Carélie orientale, Petrozavodsk et même Petrograd) . Cette erreur de calcul fut finalement payée par la cession, en 1920, de Petchenga à la Finlande. Au reste, les choses ne se présentaient pas mieux dans les territoires restés sous domination bolchevique. En mars 1918, Staline écrivit avec humeur que les régions périphériques étaient incapables de se prononcer « clairement et distinctement sur les formas concrètes d’une fédération ».
À partir du printemps 1918, Staline se met à adopter une position toujours plus intransigeante vis-à-vis des communistes des confins, enthousiasmés par le principe de la souveraineté nationale. En avril, dans une interview accordée à la Pravda, il critique violemment la fédéralisme des régionalistes moscovites « s’efforçant de réunir artificiellement 14 provinces autour de Moscou » ; il en vient ensuite à l’importante conclusion que « le fédéralisme en Russie, tout comme en Amérique ou en Suisse, a pour destin de jouer un rôle transitoire sur la voie du futur unitarisme socialiste ». Au printemps 1918 encore, Staline cherche avec insistance à obtenir une claire délimitation des fonctions des pouvoirs centraux et locaux : « Le pays a besoin d’une forte autorité, commune à toute la Russie. (…) La création d’organes de pouvoir souverains locaux et régionaux parallèlement au pouvoir central signifierait en réalité la ruine de tout pouvoir ».
Staline jugeait nécessaire de faire relever entièrement de la compétence du Conseil Central des Commissaires du Peuple, « le département naval, les Affaires étrangères, les chemins de fer, la poste et le télégraphe, la monnaie, les accords commerciaux, l’ensemble de la politique économique, financière et bancaire ». La mise en œuvre d’une telle centralisation du pouvoir n’est pas due aux seuls besoins de la Défense et de l’économie. L’interruption du jeu autour de l’indépendance s’explique aussi essentiellement par des considérations géopolitiques et avant tout, par la nécessité du rétablissement des frontières historiques de la Russie.
C’est en partant d’une telle nécessité, qu’en octobre 1920, Staline déclarait que « la revendication du droit à la sécession des régions périphériques est, au stade actuel de la révolution, profondément contre-révolutionnaire », phrase qui contenait une menace non dissimulée à l’adresse des communistes nationaux. Évoquant une parte possible de la « puissance révolutionnaire de la Russie », Staline rappelait que la scission des confins de la Russie restait l’un des objectifs principaux de l’Entente et que, pour cette raison, « les communistes combattant en faveur de la sécession des colonies des pays de l’Entente ne peuvent pas ne pas lutter simultanément contre la séparation des régions périphériques de la Russie ». Pour éviter l’apparition aux extrémités de la Russie d’États qui, à l’instar de ce qui s’était passé avec les républiques baltes, lui seraient hostiles, il serait nécessaire d’établir un schéma rigoureux d’organisation nationale et d’écraser le national-communisme de la périphérie.
Staline centraliste
La tendance centralisatrice du parti, avec Staline à sa tête, proposait à la direction du PCR de procéder à la construction de l’État sur base d’un principe rigide, fondamentalement unitaire. Staline projetait d’unifier toutes les républiques soviétiques “indépendantes” dans le cadre de la RSFSR, avec droit à l’autonomie, afin que fut réalisée « l’unification effective des républiques en une entité économique avec extension du pouvoir central de Moscou sur les organes centraux de toutes les républiques ». Staline considérait que « l’indépendance des républiques soviétiques fraîchement émoulues avait atteint un tel niveau qu’elle avait presque cessé de travailler » en faveur de l’unité des républiques soviétiques. Les conséquences géopolitiques négatives d’une telle situation étaient manifestes : l’indépendance des confins de la Russie poussée jusqu’à ses dernières limites par des nationaux-communistes du type d’un Mdivani augurait de considérables difficultés dans le maintien, par le pouvoir central, du l’unité du pays. Ce n’est pas par hasard que, dans une lettre adressée à Lénine, Staline signalait le danger que représentait, au point de vue géopolitique, l’indépendance chronique de la nouvelle Géorgie communiste. « Le CC géorgien, écrivait-il, a décidé, à l’insu du CC du PCR d’autoriser la Banque Ottomane (à capital franco-anglais) à ouvrir un bureau à Tiflis, ce qui mènerait indéniablement à la sujétion financière de la Transcaucasie vis-à-vis de Constantinople. À Batoum et Tiflis, la livre turque a, déjà maintenant, évincé du marché l’argent géorgien et russe ».
Lénine, cependant, rejeta le projet stalinien d’autonomisation qu’il prit même violemment à partie. Victime des menées du lobby des nationaux-communistes de la périphérie, combattant impitoyablement la fiction du chauvinisme grand-russe, Lénine fit preuve du plus funeste libéralisme en regard du national-communisme, exigeant pour celui-ci une pleine liberté d’action. Dès le début des années 20, il s’était d’ailleurs, dans sa politique pratique, aligné lui-même sur les positions de ce courant. Rien de fortuit donc dans le fait qu’en 1921, le célèbre écrivain démocrate géorgien K. Gamchakhourian (père du président de Géorgie, Z. Gamchakhourian, récemment renversé) déclarait, dans une lettre ouverte adressée à Lénine et parue dans la presse géorgienne : « Politiquement, il n’y a entre nous qu’une faible distance, et il faudrait que vous réprimandiez certains communistes “russophiles” qui, à l’abri du drapeau rouge, mènent la politique impérialiste et rassembleuse de la Russie ».
Lénine contre le “russophile” Staline
Gamchakhourian ne fut pas trompé dans ses espoirs : en 1922, Lénine tança vertement la politique “russophile” de Staline, visant à l’établissement d’une Russie collective. Jugeant « radicalement funeste et inopportun » le dessein stalinien d’autonomie, Lénine annonça qu’il déclarait « une lutte à mort au chauvinisme grand-russe ». Comme alternative à l’autonomisation, il avança un projet d’unification des républiques soviétiques indépendantes dans une nouvelle fédération, l’URSS. Le 31 décembre 1922 qui plus est, et alors que la proclamation officielle de l’URSS avait déjà eu lieu, Lénine, en dépit de toute logique, se mit à insister sur la décentralisation d’une Union qui n’avait déjà pas besoin de cela pour être instable. Il proposait, en effet, de ne conserver l’unité de l’URSS « qu’au point de vue militaire et diplomatique mais de rétablir dans tous les autres domaines la pleine indépendance des différents narkomat ».
À suivre
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