Un des thèmes des cycles “héroïques” apparaît dans la légende relative à la lignée des Wölsungen, engendrée par l'union d'un dieu avec une femme. C'est de cette race que naîtra Sigmund, qui s'emparera de l'épée fichée dans l'Arbre divin ; ensuite, le héros Sigurd-Siegfried, qui se rend maître de l'or tombé entre les mains des Nibelungen, tue le dragon Fafnir, variante du serpent Nidhögg, qui ronge les racines de l'arbre divin Yggdrassil (à la chute duquel croulera aussi la race des dieux, et personnifie ainsi la force obscure de la décadence. Si le même Sigurd est finalement tué par trahison, et l'or restitué aux eaux, il n'en demeure pas moins le héros qui possède la Tarnkappe, c'est-à-dire le pouvoir symbolique qui fait passer du corporel dans l'invisible, le héros prédestiné à la possession de la femme divine, soit sous la forme d'une reine amazonienne vaincue (Brunhilde comme reine de l'île septentrionale) sort sous la forme de Walkyrie, vierge guerrière passée de la région céleste à la région terrestre.
Les plus anciennes souches nordiques considérèrent comme leur patrie d'origine la Gardarike, terre située à l'extrême nord. Même lorsque ce pays ne fut plus considéré que comme une simple région de la Scandinavie, il demeura associé au souvenir de la fonction “polaire” du Mitgard, du “Centre” primordial : transposition de souvenirs et passagers du physique au métaphysique, en vertu desquels la Gardarike fut, corrélativement, considérée aussi comme identique à l'Asgard. C'est dans l'Asgard qu'auraient vécu les ancêtres non-humains des familles nobles nordiques, et certains rois sacrés scandinaves, comme Gilfir, y seraient allés pour annoncer leur pouvoir et y auraient reçu l'enseignement traditionnel de l'Edda. Mais l'Asgard est aussi la terre sacrée – heilakt land – la région des olympiens nordiques et des Ases, interdite à la race des géants.
Ces thèmes étaient donc propres à l'héritage traditionnel des peuples nordico-germaniques. Dans leur vision du monde, la perception de la fatalité du déclin, des ragna-rökkr, s'unissait à des idéaux et à des figurations de dieux typiques des cycles “héroïques”. Plus tard, toutefois, cet héritage, ainsi que nous l'avons dit, devint subconscient, l'élément surnaturel se trouva voilé par rapport aux éléments secondaires et bâtards du mythe et de la légende et, avec lui, l'élément universel contenu dans l'idée de l'Asgard-Mitgard, “centre du monde”.
Le contact des peuples germaniques avec le monde romano-chrétien produisit deux effets. D'une part, si leur descente acheva de bouleverser, au cours d'un premier stade, l'appareil matériel de l'Empire, elle se traduisit, intérieurement, par un apport vivifiant, grâce auquel devaient être réalisées les conditions préalables d'une civilisation nouvelle et virile, destinée à raffermir le symbole romain. Ce fut dans le même sens que s'opéra également une rectification essentielle du christianisme et même du catholicisme, surtout en ce qui concerne la vision générale de la vie.
D'autre part, l'idée de l'universalité romaine, de même que le principe chrétien, sous son aspect générique d'affirmation d'un ordre surnaturel, produisirent un réveil de la plus haute vocation des souches nordico-germaniques, servirent à intégrer sur un plan plus élevé et à faire vivre dans une forme nouvelle ce qui s'était souvent matérialisé et particularisé chez eux sous la forme de traditions propres à chacune de ces ethnies (9). La “conversion”, au lieu de dénaturer leurs forces, les purifia souvent et les prépara à une repnaissance de l'idée impériale romaine.
Le couronnement du roi des Francs comportait déjà la formule : Renovatio romani Imperii ; en outre, Rome une fois assumée comme source symbolique de leur imperium et de leur droit, les princes germaniques devaient finalement se grouper contre la prétention hégémoniste de l'Église et devenir le centre d'un grand courant nouveau, tendant à une restauration traditionnelle.
Du point de vue politique, l’ethos congénital des peuples germaniques donna à la réalité impériale un caractère vivant, solide et différencié. La vie des anciennes sociétés nordico-germaniques se fondait sur les 3 principes de la personnalité, de la liberté et de la fidélité. Le sentiment communautaire confus, l'incapacité de l'individu à se mettre en valeur autrement qua dans le cadre d'une institution abstraite, lui étaient tout à fait étrangers. La liberté est ici, pour l'individu, la mesure de la noblesse. Mais cette liberté n'est pas anarchique et individualiste ; elle est capable d'un dévouement transcendant la personne, elle connaît la valeur transfigurante de la fidélité envers celui qui en est digne et auquel on se soumet volontairement. C'est ainsi que se formèrent des groupes de fidèles autour de chefs auxquels pouvait s'appliquer l'antique formule : « La suprême noblesse de l'Empereur romain est d'être, non un propriétaire d'esclaves mais un seigneur d'hommes libres, qui aime la liberté même chez ceux qui le servent ».
Conformément à l'ancienne conception aristocratique romaine, l'État avait pour centre le conseil des chefs, chacun libre, seigneur dans sa terre, chef du groupe de ses fidèles. Au delà de ce conseil, l'unité de l'État et, d'une certaine manière, son aspect super-politique, était incarné par le roi, en tant que celui-ci appartenait — à la différence des simples chefs militaires — à une souche d'origine divine : chez les Goths, les rois étaient souvent désignés sous le nom d'âmals, les “célestes”, les “purs”. Originellement, l'unité matérielle de la nation se manifestait seulement à l'occasion d'une action, de la réalisation d'un but commun, notamment de conquête ou de défense. C'est dans ce cas seulement que fonctionnait une institution nouvelle. À côté du rex, était élu un chef, dux ou heretigo, et une hiérarchie rigide se formait spontanément, le seigneur libre devenant l'homme du chef, dont l'autorité allait jusqu'à la possibilité de lui ôter la vie s'il manquait aux devoirs qu'il avait assumé. « Le prince lutte pour la victoire, le sujet pour son prince. » Le protéger, considérer comme l'essence même du devoir de fidélité « d'offrir en l'honneur du chef ses propres gestes héroïques » — tel était, déjà selon Tacite (Germania, XIV), le principe. Une fois l'entreprise achevée, on retournait à l'indépendance et à la pluralité originelles.
Les comtes scandinaves appelaient leur chef “l'ennemi de l'or”, parce qu'en sa qualité de chef, il ne devait pas en garder pour lui et aussi “l'hôte des héros” parce qu'il devait mettre un point d'honneur à accueillir dans sa maison, presque comme des parents, ses guerriers fidèles, ses compagnons et pairs. Chez les Francs aussi, avant Charlemagne, l'adhésion à une entreprise était libre : le roi invitait, ou procédait à un appel, ou bien les princes eux-mêmes proposaient l'action mais il n'existait en tout cas aucun “devoir” ni aucun “service” impersonnel : partout régnaient des rapports libres, fortement personnalisés, de commandement et d'obéissance, d'entente, de fidélité et d`honneur (10). La notion de libre personnalité demeurait ainsi la rase fondamentale de toute unité et de toute hiérarchie. Tel fut le germe “nordique” d'où devait naître le régime féodal, substratum de la nouvelle idée impériale.
Le développement qui aboutit à ce régime prend naissance avec l'assimilation de l'idée de roi à celle de chef. Le roi va maintenant incarner l'unité du groupe même en temps de paix. Ceci fut rendu possible par le renforcement et l'extension du principe guerrier de la fidélité à la vie du temps de paix. Autour du roi se forme une suite de fidèles (les huskarlar nordiques, les gasindii lombards, les gardingis et les palatins goths, les antrustiones ou convivae regis francs, etc.) des hommes libres, mais considérant pourtant le fait de servir leur seigneur et de défendre son honneur et son droit, comme un privilège et comme une manière d'accéder à un mode d'être plus élevé que celui qui les laissait, au fond, principe et fin d'eux-mêmes (11). La constitution féodale se réalise à travers l'extension progressive de ce principe, apparu originellement au sein de la royauté franque, aux différents éléments de la communauté.
À suivre
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