vendredi 29 octobre 2021

L’Europe centrale face à l’économie mondialisée

  

L’Europe centrale face à l’économie mondialisée

Bien que centrale sur le continent, cette Europe oubliée entre l’Occident et le monde russe est, paradoxalement, et depuis un demi-millénaire, devenue une périphérie.

Alors qu’au début du XVIe siècle se mettait en place ce que Carl Schmitt appela plus tard le nomos de la Terre, soit le premier ordre global du monde, la Pologne et la Hongrie, grandes puissances médiévales européennes, sombraient.

Excentrée par rapport aux principales routes commerciales depuis la fin du Moyen Âge, convoitée et dominée à tour de rôle par des puissances étrangères qui ont pu prendre l’ascendant sur la région, l’Europe centrale montre en creux l’importance de l’économie comme outil de puissance politique et donc comme clef de voûte du sort des peuples.

À l’aune des bouleversements récents, en particulier de la fébrilité des États-Unis en perte de vitesse et de l’ascension fulgurante de la Chine, s’ouvre une voie pour l’Europe centrale. Désireux de reprendre leur destin en main, essayant de tirer profit d’une visible redistribution des cartes, les pays d’Europe centrale, tout en n’ayant pas les atouts pour devenir un pôle économique majeur et autonome (peu de ressources énergétiques), cherchent à se développer pour préserver l’existence de leurs peuples et de leurs sociétés.

« Le marchand doit précéder le soldat », disait le chancelier Bismarck. Si précéder ne veut pas dire remplacer, on comprend avec cette citation que la transition industrielle actée à l’aube du siècle, qui allait bouleverser l’échelle relative de la Terre avec les évolutions du transport et de la communication – rétrécissant virtuellement notre monde minuscule – modifierait le modus operandi des luttes de pouvoir. Et changement il y a eu. L’âge de l’atome a introduit un statu quo militaire inédit qui s’est traduit par la Guerre froide.

Cette normalisation des rapports conflictuels, à travers ce qu’Edward Luttwak (un homme d’Europe centrale) qualifie de géo-économie, est devenue le fondement de tout rapport de force.

Le plan Marshall a, sous prétexte humanitaire et pour reconstruire notamment ce que les bombes alliées avaient détruit, servi à asseoir la domination économique des États-Unis sur l’Europe, asservissant ainsi un continent et ouvrant la voie à un enrichissement sans précédent des Étatsuniens. Le règne du dollar a ensuite entériné un mondialisme monopolaire, américanoïde et atlantiste.

La fin de l’histoire annoncée par Francis Fukuyama n’a toutefois pas eu lieu à l’issue de ladite Guerre froide. L’avènement d’internet et de la téléphonie mobile a parachevé la révolution de la communication et, pendant ce temps-là, la Chine s’éveillait. Est-ce le début d’une instabilité dans l’ordre mondial, catalysée par la crise de la Covid-19 ? La guerre commerciale mute-t-elle en guerre monétaire alors que l’Asie se dédollarise et que la zone yuan se construit ? En tout cas, ce qu’on pourrait nommer la « géo-justice » – ici, l’extraterritorialité du droit étatsunien – se met au service de la perpétuation du règne du dollar et affirme le caractère central de l’approche économiste. Et en cas de force majeure, la guerre – asymétrique, contre un concurrent d’abord isolé et résolument plus faible – peut rester une option – on se souvient de la Libye…

Se met donc en place un véritable système à deux soleils qui rappelle par certains aspects la Guerre froide, bien que le parallèle puisse être discuté.

« À Pékin comme à Washington, on voit des alliances entre technocrates d’État – une catégorie qui, en l’occurrence, comprend aussi la direction des organes répressifs – et oligarques (du secteur de la high-tech) – deux oligarchies au demeurant en situation de symbiose avancée –, la différence étant tout au plus que, dans ce mariage, le conjoint dominant en Chine est peut-être le parti-État, et l’oligarchie aux États-Unis », nous explique l’analyste politique hongrois András Kosztur.

La puissance connaît-elle une évolution morphologique qui nous amène à passer du règne des États et des empires à celui, diffus, des réseaux économiques et technologiques ? Cette symbiose des réseaux de la high-tech et du numérique, où les cryptomonnaies se font une place de plus en plus importante en dehors des cadres monétaires traditionnels, remet-elle la notion même de puissance en question ?

Toutes ces interrogations en amènent d’autres et empêchent de trancher a priori le questionnement suivant : sommes-nous de nouveau dans une « guerre froide » ou assise-t-on à un dépassement de la géopolitique en ce que la puissance semble être affaire de réseaux dépassant les intérêts nationaux et régionaux ? Ou bien les structures étatiques fusionnent-elles avec les réseaux d’intérêts, forcément liés géographiquement, humainement, à points d’ancrage, créant ainsi des puissances hybrides ?

Car toute numérique que soit la finance et une partie de l’économie, pour autant les réalités humaines et géographiques restent bien plus stables et concrètes et ne peuvent être éludées. Un des avantages actuels de la Chine sur les États-Unis est sa capacité de production industrielle concrète et physique – ce que possédaient les États-Unis dans leur phase ascendante. Autre exemple, la puissance économique allemande, incontestable, qui s’explique très clairement en considérant son hinterland oriental, aussi appelé Europe centrale.

Du temps de la domination soviétique, les pays du pacte de Varsovie, en particulier la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie, voyaient leurs industries pilotées depuis Moscou, qui avait pris soin de répartir les différents sites de production entre ces pays. En planifiant les échanges et les chaînes logistiques, l’URSS s’assurait ainsi que ses satellites n’étaient aucunement en mesure de prendre le large et d’être industriellement autonome – malgré leur savoir-faire et leur potentiel.

Au moment du changement de régime du début des années 1990, la grande braderie précédant l’intégration au bloc atlantique a laissé les pays d’Europe centrale dans une situation économique peu enviable. La Tchécoslovaquie, pays industrieux et très germanisé culturellement, a la chance d’avoir eu alors des élites qui limitèrent à 50 % l’ouverture aux capitaux étrangers. La Hongrie, elle, n’a pas du tout fixé de seuil et paye aujourd’hui encore le prix de cette politique antinationale. De nos jours, ce changement de régime en Hongrie est toujours surnommé le « changement de gangsters ».

L’Allemagne a été le principal bénéficiaire de cet état de fait. La privatisation massive des moyens de production de la région a permis à Berlin de mener un véritable Blitzkrieg géoéconomique sur ses voisins orientaux. Avec, par exemple, les machines-outils fonctionnelles rachetées au prix du métal mais surtout les usines fermées après rachat, l’Allemagne a généré une position de force lui permettant de négocier une main-d’œuvre peu rémunérée, qualifiée et docile en échange d’investissements et de création d’emploi par le biais de la délocalisation.

L’ancien homme politique hongrois de gauche András Schiffer qualifie même l’entrée dans l’Union européenne (UE) des pays du groupe de Visegrád (ou V4, constitué de la Hongrie, de la Pologne, de la Slovaquie et de la Tchéquie) en 2004 « d’acquisition de marché ». Car c’est bien à travers l’UE que l’industrie allemande accomplit son déploiement de puissance.

L’économiste Thomas Piketty remarque que les capitaux occidentaux « sont graduellement devenus propriétaires d’une part considérable du capital des ex-pays de l’Est : environ un quart si l’on considère l’ensemble du stock de capital (immobilier inclus), et plus de la moitié si l’on se limite à la détention des entreprises (et plus encore pour les grandes entreprises) ».

Et c’est là que réside la force de l’Allemagne. Les fonds de cohésion, appelés souvent et abusivement subventions européennes, accordés aux pays d’Europe centrale pour rattraper leur retard de développement infrastructurel vis-à-vis de l’Europe de l’Ouest, servent en réalité majoritairement les intérêts allemands. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder la balance de l’Europe centrale entre les transferts publics entrants et les flux de profits sortants : elle est nettement déficitaire. C’est ce qu’affirme encore Thomas Piketty sur son blog. « Les flux de profits aujourd’hui versés aux propriétaires des entreprises dépassent de loin les transferts européens allant dans l’autre sens. » Les fonds structurels ne sont donc pas un don humanitaire et désintéressé, mais un investissement plus que rentable : « Une bonne partie des hauts revenus issus du capital est-européen est versée à l’étranger ».

L’autre perdante de ce détournement en bande organisée est la classe moyenne occidentale, principale contributrice de ce système, mais pas bénéficiaire. Une certaine élite allemande tire donc profit et des impôts des travailleurs occidentaux et du travail sous-payé des travailleurs d’Europe centrale.

Viktor Orbán, revenu au pouvoir en 2010 et en poste depuis après trois victoires électorales d’affilée et en ayant obtenu autant de fois la majorité constitutionnelle au parlement, mène dans ce cadre une politique économique intéressante. Qualifié de « libéralisme hétérodoxe », l’ordo-libéral Orbán semble faire du sur-mesure pour la Hongrie dont il connaît bien les limites et les contraintes économiques et politiques extérieures.

En 2016, il déclara que, pour son intérêt stratégique, la Hongrie devait réussir à atteindre une majorité de capital hongrois dans quatre secteurs : l’énergie, les médias, la banque et le commerce de détail. Ce souverainisme limité érigé en doctrine par un gouvernement fort et jouissant d’un vaste soutien populaire d’une part, et de bons rapports commerciaux avec Berlin d’autre part – la Hongrie remplit très bien sa part du marché en accédant toujours aux demandes des constructeurs automobiles allemands – porte ses fruits. Une classe d’hommes d’affaires et d’investisseurs hongroise a émergé et la perpétuation de la nation hongroise, avec ses caractéristiques ethnoculturelles propres, a été consolidée. Admettant que la Hongrie ne puisse pas être totalement souveraine, le Premier ministre conservateur essaye au moins d’optimiser les chances de survie de son pays.

Et tout semble indiquer que cela ne s’inscrit pas dans une démarche pessimiste, tout au contraire. Le tumulte actuel dans la mondialisation, provoqué par le décollage de la Chine et accentué par la Covid-19 et les velléités de Grande Réinitialisation, semble au contraire ouvrir une fenêtre de tir pour la Hongrie et, plus largement, l’Europe centrale, pour diminuer sa dépendance à l’égard de l’Ouest, principalement en accueillant des investissements de provenances diverses et alternatives.

Certes, la politique d’ouverture à l’Est n’a pas de grandes conséquences sur les relations commerciales. L’Europe centrale reste moins bien connectée à l’Asie que l’Europe de l’Ouest – et surtout l’Allemagne, dont la moitié du commerce se fait avec la Chine.

Mais le développement d’infrastructures nord-sud pour l’énergie et le transport – sous impulsion étatsunienne – et en même temps l’implication dans la Nouvelle Route de la soie chinoise (OBOR) illustrent la réflexion stratégique des dirigeants d’Europe centrale. Avec OBOR, le Pirée et Constanta seront bientôt reliés aux nœuds économiques et logistiques du V4, tandis que le Y tchèque – canal reliant le Danube, l’Elbe et l’Oder – permettra à terme de court-circuiter les ports de la mer du Nord pour l’acheminement de marchandises asiatiques. La Hongrie étant à la pointe de cette ouverture vers la Chine (campus de l’université chinoise de Fudan à Budapest, nœud de transport ferroviaire eurasiatique dans l’Est de la Hongrie, TGV Budapest-Belgrade avec financement chinois…), ce n’est pas un hasard si elle attire tant les foudres des États-Unis.

Sans ressource énergétique majeure, le V4 n’a pas les moyens de son autonomie pleine et entière. Les tentatives de diversification des approvisionnements en ressources énergétiques montrent sa volonté d’émancipation, mais elle est bridée d’une part par Washington – qui revend son gaz de schiste à prix d’or – et d’autre part par Berlin. C’est là encore un bon exemple de pression économique au service de la puissance géopolitique allemande. Si Berlin va jusqu’au bout de la construction du gazoduc sous-marin Nord Stream 2, dont les travaux avancent à grands pas, ce qui provoque l’ire de Varsovie, cela signifiera que la raison économique l’aura emporté sur les alliances stratégiques en vigueur et cela nous donnera par là même un indice de l’évolution de cette nouvelle « guerre froide ».

Reste aux pays d’Europe centrale à s’insérer dans cette nouvelle mondialisation en se plaçant sur une voie commerciale majeure pour recouvrer une importance économique, donc politique. Ainsi, les sociétés d’Europe centrale demeureront stables et actives, ce qui constitue un atout et vient renforcer leur identité profonde.

Ferenc Almássy

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