L'Europe comme destin
Evola avait très bien compris que la désunion des nations européennes était l’une des causes principales de leur impuissance à constituer dans le monde un pôle de puissance autonome et un creuset de civilisation. « La mesure de la liberté concrète, de l’indépendance et de l’autonomie est, avant tout, la puissance », écrit-il. Par opposition au modèle de la « nation européenne », il en tient par ailleurs pour le modèle de l’Empire, seul capable à ses yeux de concilier l’unité et la multiplicité.
La structure de cet Empire, ajoute-t-il, pourrait être « celle d’un fédéralisme, mais organique et non acéphale, un peu comme celui que réalisa Bismarck dans le deuxième Reich », étant entendu que « ce qui devrait être exclu, c’est le nationalisme (avec son prolongement tératologique, l’impérialisme) et le chauvinisme, c’est-à-dire l’absolutisation fanatique d’une communauté particulière ». En même temps, J. Evola est bien conscient de l’impossibilité, dans le monde actuel, de donner à cette Europe unie un fondement spirituel correspondant à ses vœux. Son appel à la formation d’un groupe « constitué par des descendants de vieilles familles européennes qui tiennent encore debout » laisse à ce propos pour le moins rêveur.
En fait, Evola conçoit principalement l’Europe à la lumière de l’« idée impériale » héritée du Moyen Âge, et plus spécialement du Saint-Empire romain-germanique dans sa version gibeline. Cette référence me paraît plutôt bien venue, et je partage pour ma part tout à fait la critique du nationalisme que fait Evola, critique qui me paraît l’un des points les plus forts de sa pensée. Il me semble néanmoins que la pensée évolienne achoppe ici encore sur un certain nombre d’apories ou de contradictions.
Evola, je l’ai déjà dit, se prononce à la fois pour la monarchie et pour l’Empire, comme si les fonctions royales et impériales étaient plus ou moins interchangeables, ce qui est assez curieux, puisque dans l’histoire c’est au nom des monarchies nationales que le principe impérial a le plus été contesté. Il en tient d’autre part pour un modèle étatique dont l’expérience historique nous montre qu’il a été beaucoup plus fortement incarné dans les nations que dans les empires : ce qui caractérise l’Empire, c’est que l’autorité de l’État y est toujours partagée.
Evola semble en outre oublier que l’État a été le principal acteur politique de la modernité qu’il dénonce, et que l’État moderne s’est construit, en même temps d’ailleurs que le marché, sur les ruines de l’ordre féodal qu’il admire. Tout en reconnaissant implicitement que le fédéralisme est aujourd’hui le système qui peut le plus légitimement se réclamer du modèle impérial, il n’en affirme pas moins que l’ordre politique ne peut se construire qu’à partir du « haut », alors que le fédéralisme intégral implique au contraire que cet ordre politique s’établisse à partir du « bas », c’est-à-dire à partir de la base. Raisonnant au niveau des principes abstraits, Evola ne paraît pas conscient de ces contradictions. Métaphysique et politique, décidément, ne font pas bon ménage !
Alain de Benoist, extraits de l'entretien avec M. Iacona, 2007.
Note en sus sur l'apoliteia :
* : « Dans la situation politique actuelle, dans un climat de démocratie et de “socialisme”, les conditions obligatoires du jeu sont telles que l'homme en question ne peut absolument pas y prendre part s'il admet ce que nous avons dit, à savoir qu'il n'y a aujourd'hui aucune idée, aucune cause ni aucun but qui mérite que l'on engage son être véritable, aucune exigence à laquelle on puisse reconnaître le moindre droit moral et le moindre fondement en dehors de ce qui, sur le plan purement empirique et profane, découle d'un simple état de fait. Mais l'apoliteia, le détachement, n'entraîne pas nécessairement des conséquences particulières dans le domaine de l'activité pure et simple. Nous avons parlé de l'ascèse consistant à s'appliquer à la réalisation d'une tâche déterminée, par amour de l'action en elle-même et dans un esprit de perfection impersonnelle. En principe, il n'y a pas de raison d'exclure ici le domaine politique et de ne pas l'envisager comme un cas particulier parmi beaucoup d'autres, puisque le genre d'action dont nous venons de parler ne requiert aucune valeur objective d'ordre supérieur, ni aucune impulsion provenant des couches émotives et irrationnelles, de l'être. Mais si l'on peut éventuellement se consacrer de la sorte à une activité politique, il est clair que puisque seuls importent l'action en soi et le caractère entièrement impersonnel de cette action, cette activité politique ne peut offrir, pour qui voudrait s'y livrer, une valeur ni une dignité plus grandes que si l'on se consacrait, dans le même esprit, à des activités tout à fait différentes, à quelque absurde œuvre de colonisation, à des spéculations boursières, à la science, et l'on pourrait même dire – pour rendre l'idée crûment évidente – à la contrebande d'armes ou à la traite des blanches.
À suivre
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