En 1714, la guerre de Succession d’Espagne s’achève. Deux ans plus tard, la guerre contre les Turcs reprend. La Sublime Porte veut remettre la main sur les territoires perdus lors de la signature du traité de Karlowitz. Le sultan Ahmet III attaque d’abord le Péloponnèse, appartenant alors à Venise, et le conquiert en deux mois. Le Saint Empire, Venise, le Portugal, Malte et les États pontificaux s’allient pour former une nouvelle Sainte-Ligue.
Nouvelle guerre contre les Turcs
Eugène, général en chef de l’armée impériale, rassemble une armée de soixante-cinq mille hommes. Il va remporter deux victoires décisives alors que ses troupes seront à chaque fois en grande infériorité numérique. Avant chacune des deux batailles, il répond par un ordre d’attaque à l’avis unanime de ses généraux qui conseillent la défensive.
Comme à son habitude, il combat toujours personnellement à l’endroit le plus décisif, conscient de l’importance de l’exemple du chef pour son armée.
Bataille de Peterwardein
En 1716, le grand vizir Ali Coumourgi dirige une armée de cent cinquante mille hommes vers la forteresse impériale de Peterwardein. Eugène est informé de l’arrivée de l’armée turque et l’attend à un endroit favorable avec ses soixante-cinq mille hommes, Allemands, Autrichiens, Hongrois, Croates et Serbes : entre le Danube et la montagne, dans un terrain coupé de marais, de hauteurs et de défilés.
L’étroitesse du champ de bataille est telle que l’ennemi ne pourra pas profiter de sa supériorité numérique pour contourner son armée par les ailes.
Le 5 août 1716 a lieu la bataille de Peterwardein. Malgré une tempête qui détruit la flotte chrétienne, Eugène lance l’assaut à sept heures du matin. Il envoie sa cavalerie menée par Palffy sur les flancs ottomans dans une manœuvre d’encerclement. Les dragons et les hussards brisent la cavalerie turque en trente minutes puis pénètrent dans le camp ottoman où ils découvrent les cadavres décapités de plusieurs officiers impériaux prisonniers.
À gauche du dispositif, les bataillons du prince Alexandre de Wurtemberg culbutent les janissaires et s’emparent d’une des trois grandes batteries d’artillerie. En revanche, le centre n’a pu déboucher et la droite a été contre-attaquée et bousculée par les Turcs.
La cavalerie de Palffy entre alors en liaison avec Wurtemberg. Ces forces réunies attaquent le flanc gauche turc qui se trouve ainsi presque encerclé. Ali Coumourgi tente une dernière charge et tombe blessé à mort. Toute l’armée turque est prise de panique et fuit vers le pont qui enjambe la Save, poursuivie par la cavalerie impériale. La victoire est totale. Les Ottomans comptent quarante mille morts, les Impériaux cinq mille. Eugène va ensuite aller assiéger la ville de Temesvar qui capitule.
Bataille de Belgrade
Lors de la campagne de 1717, Eugène a pour ambition de reprendre Belgrade. La ville est située au confluent de la Save et du Danube. Cette position stratégique en fait une clé pour les Balkans.
En 1688, Belgrade avait déjà été prise aux Ottomans après un siège dans lequel Eugène avait tenu un rôle décisif et au cours duquel il avait été gravement blessé (voir la partie I de l’article). Les Ottomans avaient repris la ville deux ans plus tard, profitant du redéploiement des troupes impériales après le déclenchement de la guerre de la Ligue d’Augsbourg.
En 1717, Belgrade est défendue par une garnison de trente mille janissaires. Eugène, conscient de la nécessité d’une flotte fluviale, fait construire trois bons bâtiments de guerre qui donneront à la flotte impériale la supériorité sur celle des Turcs.
Le 18 juin, l’armée d’Eugène forte de quatre-vingt mille hommes se déploie face à la ville avec à sa droite le Danube et à sa gauche la rivière Save.
Belgrade a toujours été assaillie par les terres, sur sa face la plus fortifiée. Eugène décide donc de l’attaquer en partant de la Save pour pénétrer par la basse ville préalablement bombardée.
Un fort détachement est envoyé sur la rive gauche de la Save de nuit, en silence, pour y construire des retranchements d’où pourront partir des troupes transportées par eau pour donner l’assaut à la ville basse. Les Turcs s’en aperçoivent et font passer la rivière en bateau à quatre mille janissaires qui attaquent les troupes impériales. Le combat est acharné, les Impériaux plient et commencent à fuir lorsque Eugène apparaît et redonne du courage à ses soldats qui rejettent les Turcs à la Save.
Des batteries d’artillerie sont installées et le bombardement de la ville et de la citadelle commence.
Mais une armée de secours dirigée par le grand vizir Halil Pacha, successeur d’Ali Coumourgi, forte de cent cinquante mille hommes, arrive et encercle l’armée impériale. Une terrible épreuve commence alors pour Eugène et son armée, qui deviennent les assiégés, pris sous les feux à la fois de la place de Belgrade et de l’énorme armée de secours. Les bombardements ininterrompus déciment l’armée impériale et des hommes de l’entourage d’Eugène sont tués par des boulets tirés à côté de lui ou de sa tente. De plus, une épidémie de dysenterie éclate. Eugène lui-même tombe sérieusement malade et doit rester alité. Toute l’armée le sait et se croit perdue.
Pris dans cet étau, les effectifs, qui étaient de quatre-vingt mille hommes, tombent à soixante mille. Seule la maîtrise du Danube par la flotte impériale permet de ravitailler l’armée assiégée.
Mais les Turcs continuent leur bombardement et construisent des tranchées pour se rapprocher du camp allié. Le 15 août, Eugène tient un conseil de guerre. La situation est intenable. Il décide d’attaquer la nuit suivante à minuit. C’est le coup de poker le plus audacieux de sa carrière. Avant l’attaque, il passe dans toutes les unités, donne les ordres de mission, prescrit le silence le plus total tout en encourageant ses soldats. À minuit, les soldats partent à l’assaut alors qu’en même temps un brouillard épais tombe sur le champ de bataille. Le combat dans la nuit et le brouillard est indécis. Un trou se crée dans la ligne impériale. On s’en aperçoit au petit jour quand la brume se dissipe. Les Turcs en profitent, avancent et découvrent leur flanc. Eugène saisit l’occasion. Il est solide sur sa gauche où ses soldats ont enfoncé l’ennemi et pris une grande batterie d’artillerie qu’ils ont retournée. Il réunit ses soldats et, à leur tête, il charge et bouscule le flanc droit des Turcs qui ont pénétré dans ses lignes. Toute l’armée impériale avance. Chez les Turcs, le désordre est complet et dégénère en panique. Vers onze heures, la victoire est totale et l’armée turque en pleine retraite.
Reste la ville et sa garnison de trente mille hommes. Celle-ci capitule.
Cette victoire est qualifiée de miracle tant la situation impériale était désespérée. Les pertes ottomanes sont considérables, celles des Impériaux bien moindres. Eugène a de nouveau été blessé, c’est sa treizième blessure de guerre.
Négociations de paix avec les Turcs
Après la prise de Belgrade, le sultan Ahmet III est contraint d’entamer des négociations de paix et condamne son grand vizir Halil Pacha à mort.
De plus, la bataille navale de Matapan a lieu le 19 juillet 1717 au large de la Grèce. Elle oppose les forces navales vénitiennes, portugaises et maltaises ainsi que des États pontificaux à la flotte ottomane. Les chrétiens déciment la flotte ottomane, ce qui portera un coup rude à la domination turque en Méditerranée orientale.
Pour maintenir la pression sur les Turcs pendant les négociations de paix, Eugène tient son armée prête à entrer en campagne. Il a face à lui une armée ottomane de quatre-vingt mille hommes et menace de l’écraser, ce qui contraint les Turcs à céder aux conditions des Impériaux et à signer le traité de Passarowitz en 1718. Une partie de la Serbie, de la Roumanie et de la Bosnie sont libérées. Eugène fait coloniser ces terres par des paysans chrétiens.
Eugène, diplomate
Homme de guerre, Eugène est aussi un excellent diplomate et homme d’État européen. Sa maxime « L’épée n’a de valeur qu’au service de la pensée » guidera son action. Grand capitaine, il méprise ceux de ses pareils qui aiment la guerre pour elle-même plutôt que par nécessité politique. Après 1717, il devient l’arbitre de l’Europe et dirigera jusqu’à sa mort la politique étrangère de l’Empire dans le but de maintenir la paix. Il y parviendra pendant vingt ans. Pour cela, il deviendra un partisan de l’entente avec la France ainsi qu’avec l’Angleterre, la Prusse et la Russie. Il réglera aussi un conflit entre la papauté et l’Empire, tout en dénonçant l’attitude du souverain pontife qu’il juge trop porté aux excommunications.
L’empereur Charles VI n’ayant pas de fils, il cherche à faire reconnaître par des moyens diplomatiques la Pragmatique Sanction qui stipule que, à défaut d’héritier mâle, la succession devait revenir à la fille aînée de Charles VI, Marie-Thérèse. Il y parvient et les États allemands, l’Angleterre et l’Espagne acceptent la Pragmatique Sanction.
Eugène est au sommet de sa gloire en 1728 mais il vieillit et est très malade. Faisant tout pour maintenir la paix en Europe, il ne prépare pas son armée à des hostilités.
Guerre de Succession de Pologne
En 1733, le roi de Pologne et électeur de Saxe Auguste II meurt. Deux candidats se présentent à l’élection par la Diète polonaise : Auguste III, fils d’Auguste II, qui est soutenu par la Russie et par le Saint Empire, et Stanislas Leszczynski qui a déjà été roi de Pologne et bénéficie de l’appui de la France et l’Espagne.
Avec le soutien financier de Louis XV et l’aide d’un corps d’armée français de deux mille hommes qui fait pression sur les nobles polonais, Leszczynski est élu par la Diète. Mais la tsarine Anna Ivanovna envoie une armée de vingt mille hommes qui le détrônent et le remplacent par Auguste III.
L’empire des Habsbourg délibère sur la possibilité de faire la guerre. Eugène expose que la France a si bien utilisé les vingt dernières années de paix qu’elle est à nouveau au sommet de sa puissance et il déconseille à l’empereur de se lancer dans la guerre, d’autant plus que l’Angleterre, la Prusse et les Pays-Bas ne veulent pas s’en mêler.
Cependant, l’empereur et le reste du conseil de guerre aulique veulent la guerre et Eugène doit s’incliner. La guerre est de toute façon déclarée à l’Empire par la France et l’Espagne.
C’est toute la politique d’Eugène visant à maintenir la paix qui s’effondre.
Louis XV a constitué deux armées : l’une des deux opère sur le Rhin tandis que l’autre pénètre en Italie. L’empereur n’a d’autre choix que de donner à Eugène le commandement de l’armée du Rhin. Eugène a alors soixante-dix ans. Il écrit à tous les princes du Saint Empire pour leur demander des troupes et des subsides. Le plus grand nombre réplique que cette guerre n’intéresse pas l’Empire et Eugène ne peut réunir que vingt-quatre mille hommes sur le Rhin. Face aux Français, il essaye de gagner du temps en évitant le combat tout en bloquant le passage. Son comportement est tellement différent de ce qu’il a été pendant toute sa carrière qu’on ne peut que l’attribuer à la diminution physique et intellectuelle. Vu l’état de l’armée, Eugène fait dévier le cours de trois rivières, ce qui provoque une vaste inondation qui gêne les Français. En Italie, les armées françaises et impériales s’affrontent à la bataille de San Pietro sans vainqueur net, et à la bataille de Guastalla qui tourne à l’avantage des Français.
Finalement, la France propose la paix en 1735 : elle reconnaîtra Auguste III comme roi de Pologne à condition que Stanislas Leszczynski reçoive à titre de dédommagement la Lorraine qui, à sa mort, reviendra à la France, et que Naples et la Sicile soient cédées à l’Espagne. L’empereur accepte sans même consulter Eugène, ce qui est un désaveu. Sans la modération de Louis XV, le traité aurait pu coûter beaucoup plus cher à l’Empire mais la France achève son unité avec la perspective de la réunion de la Lorraine et reconnaît en outre la Pragmatique Sanction.
À partir de 1734, les problèmes respiratoires d’Eugène s’aggravent encore, d’autant qu’il refuse obstinément toute médecine. Il meurt dans son sommeil le 20 avril 1736.
Bilan de la vie d’Eugène
Ayant voué sa vie au Saint Empire romain germanique et aux Habsbourg dont il a agrandi le patrimoine, il n’a jamais renié sa vraie famille, la maison de Savoie, et lui est toujours resté fidèle, même quand il voyait son souverain changer d’allié aux dépens de l’Empire.
Napoléon l’a cité parmi les grands capitaines au même titre qu’Alexandre le Grand, Hannibal, César, Gustave Adolphe et Turenne. À une époque où les fronts étaient étroits, le rôle du chef était d’abord celui de l’exemple. Chargeant en tête, l’arme au poing, Eugène a toujours été d’une grande témérité et fut blessé treize fois au cours de ses campagnes. Il aimait ses soldats, veillait à leurs besoins, leur repos, et il en était l’idole. Il a aussi réorganisé l’armée impériale pour faire place au mérite plutôt qu’aux relations.
Toute sa stratégie est basée sur des services de renseignement et d’espionnage d’une rare efficacité. Il connaît le caractère de ses adversaires et les réactions de leurs troupes. Ses extraordinaires victoires sur les Turcs s’expliquent parce qu’il savait que l’armée turque réagissait mal devant la surprise, ce qui provoquait toujours des paniques dans ses rangs.
Eugène est aussi un véritable Européen : originaire du duché de Savoie, il est de culture française. Il s’est révolté contre la carrière religieuse à laquelle sa famille l’avait destiné, a tout quitté en France pour rejoindre le Saint Empire romain germanique et a dirigé lors de ses campagnes des troupes originaires de presque tous les pays d’Europe. Il a été au-devant du danger turc pour défendre la chrétienté et a combattu les prétentions hégémoniques de Louis XIV.
Contrairement à Louis XIV qui concédera à la fin de sa vie avoir trop aimé la guerre, Eugène n’aura fait la guerre que lorsqu’il y était contraint et il aura tout fait pour maintenir la paix en Europe après la guerre de Succession d’Espagne. Sa postérité est grande malgré le résultat de la guerre de Pologne qu’il a été obligé de conduire à soixante-dix ans alors qu’il était très malade.
De plus, malgré tous les efforts d’Eugène pour faire reconnaître la Pragmatique Sanction, à la mort de Charles VI en 1740, tous les engagements pris seront oubliés. Les appétits de la France, la Prusse, l’Angleterre, l’Espagne, la Bavière et la Saxe à se partager l’héritage habsbourgeois déclencheront la guerre de Succession d’Autriche (cette guerre se terminera en 1758 par une victoire autrichienne et la reconnaissance par toute l’Europe de la Pragmatique Sanction).
Eugène de Savoie fut non seulement un grand guerrier mais aussi un homme de culture qui apporta à l’Autriche son goût des lettres, des arts et des sciences. Sa bibliothèque de quinze mille livres est célèbre et témoigne de ses goûts éclectiques : philosophie, théologie, littérature, arts militaires, sciences naturelles. Il échangeait avec tous les grands esprits de son temps (Leibniz, Montesquieu, Voltaire).
Les grands palais baroques qu’il a fait construire sont encore célèbres aujourd’hui comme celui du Himmelpfortgasse ou celui du Belvédère, situés à Vienne.
Grand mécène, Eugène aura commandé de nombreuses toiles et sculptures représentant des personnages ou des divinités de la mythologie grecque à des artistes de toute l’Europe. Amoureux de la nature, ses jardins contiennent de nombreuses espèces de plantes et d’animaux exotiques. Chaque jour, il allait nourrir lui-même son aigle royal et, d’après la légende, son lion préféré rugira toute la nuit de sa mort.
Pratiquant sa foi sans être bigot, il aura été très tolérant envers les protestants, les jansénistes et les orthodoxes. Contrairement à d’autres que leur ascension sociale a coupés du peuple, sa fréquentation du monde domestique auquel il a été confié enfant a fait qu’il a conservé de l’intérêt pour le petit peuple, ses soldats, ses serviteurs et ses ouvriers dont il gonfle les effectifs et double les salaires pour alléger la misère.
Eugène de Savoie est une figure illustrant bien la triade homérique « La nature comme socle, l’excellence comme but, la beauté comme horizon ». Les Européens ne peuvent que s’inspirer d’un tel exemple pour s’extirper de leur torpeur et reprendre en main leur destinée.
Alexandre de Salvert – Promotion Roi Arthur
Bibliographie
- Arrignon (Jean-Pierre), Russie, Presses universitaires de France, « Culture Guides », 2008.
- Bainville (Jacques), Histoire de France, Tallandier, 1924.
- Barbero Alessandro, Le Divan d’Istanbul, Payot et Rivages, 2014.
- Béthouart (Antoine), Le Prince Eugène de Savoie – Soldat, diplomate et mécène, Perrin, 1975.
- Bogdan (Henry), Histoire de l’Allemagne de la Germanie à nos jours, Perrin, 2003.
- Maurois (André), Histoire d’Angleterre, Fayard, 1978.
- Pigaillem (Henri), Le Prince Eugène, Éditions du Rocher, 2005.
- Weber (Patrick), La Grande Histoire de la Belgique, Perrin, 2016.
- Wikipédia
Remerciements à Anne-Laure Blanc, Philippe Conrad et Jean-Yves Le Gallou pour leur aide dans la réalisation de ce travail.
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