Il y a sept cents ans, en septembre 1321, s’éteignit à Ravenne, au bord de l’Adriatique, le poète Dante Alighieri.
L’auteur de la Divine comédie, qu’en Italie on se mit à sobrement appeler, dès le XIVe siècle, Il poeta, a durablement vu son nom associé à l’essor d’un profond renouveau culturel en Italie. Il apparaît à bien des égards comme la figure tutélaire de ce Trecento des arts et des lettres, auquel on a pu faire remonter les origines de la Renaissance. Mais Dante, bien avant de figurer au panthéon de ceux que la convention a qualifiés d’auteurs universels, fut d’abord un enfant de la ville de Florence, et sa singulière destinée fit de lui l’une des figures les plus authentiques du génie européen.
Un enfant de Florence
Lorsque Dante vit le jour au printemps 1265, la cité de Florence jouissait d’un prestige sans égal. Enrichie par ses activités marchandes et financières, sa population avait dépassé en nombre toutes les autres villes d’Italie, et son patriciat urbain, puissant et belliqueux, l’avait dotée d’une indépendance politique sans égal en son temps. En 1253, elle alla jusqu’à battre une monnaie d’or, à l’instar des monarques, et sans même en demander au préalable l’autorisation à l’empereur. Il ne fallut pas longtemps au florin d’or pour devenir la monnaie de référence dans les grands foyers du commerce européen. Ce rayonnement justifia à bien des égards la manière dont se voyaient alors les Florentins. Leur cité était la première d’Italie, et partant, la plus importante de tout l’Occident.
La famille des Alighieri appartenait à la petite noblesse urbaine, et bien que ses parents s’enorgueillissaient d’un ancêtre armé par Conrad III qui mourut en Terre sainte lors de la Seconde Croisade, l’ascendance de Dante n’est pour l’essentiel connue que grâce à ce qu’il en consigna lui-même dans son œuvre. Si son père et son grand-père avaient exercé le métier d’agent de change et de prêteur sur gages, s’assurant une vie confortable, beaucoup laisse à penser que dans l’enfance de Dante, très tôt orphelin, le déclin économique de la famille avait déjà commencé.
Le jeune homme, d’abord formé par un instituteur, un doctor puerorum, apprit à écrire en langue vulgaire avant d’acquérir une bonne maîtrise du latin, consolidée par la fréquentation des écoles laïques, toujours à Florence. Il semblerait qu’il ne se soit destiné à aucune profession particulière et qu’au contraire, il ait suivi une formation de citoyen aisé, au centre de laquelle figurait l’étude des sciences et des lettres. Conformément à l’usage, son mariage fut négocié très tôt, alors qu’il n’avait que douze ans. On lui choisit pour épouse Gemma Donati, issue de la branche mineure d’une puissante famille patricienne de la ville, et de cette union, parachevée en 1285 seulement, ressortirent au moins deux fils et une fille.
La naissance d’un poète
Florence, contrairement à Sienne et Arezzo, ses principales rivales en Toscane, ne possédait pas d’université. Il est significatif que cette ville de financiers et de marchands, parmi lesquels les études de droit et la théologie ne faisaient que peu d’émules, soit au contraire devenue dans cette seconde moitié du XIIIe siècle le foyer d’une vie artistique dont l’influence en Italie allait devenir considérable. Cette singularité culturelle allait être déterminante pour la formation de Dante.
Très tôt, il fréquenta le milieu des poètes, des artistes et des intellectuels de la cité. Il se mit à composer lui-même des vers, et de ses premiers succès naquit une durable amitié avec Guido Cavalcanti, une des figures les plus célèbres du dolce stil nuovo. Dans le sillage à la fois de la tradition courtoise venue de la littérature occitane et du renouveau de la philosophie antique entreprise par la scolastique, cette école poétique portait en son cœur la célébration d’un amour touchant au sacré, qui n’hésitait pas à associer la figure de la femme aimée à la pureté immaculée de la Madonne.
Pour Dante, cet amour poétique se lia dès l’origine à une figure qui ne devait cesser d’habiter son œuvre, la gentilissima Béatrice. La première rencontre avec cette fille d’un noble et riche citoyen de Florence eut probablement lieu en 1274 – ils n’avaient tous deux que neuf ans. Son amour pour la belle enfant, qu’il ne revit qu’en 1283, alors qu’elle était déjà mariée, n’était pas appelé à se réaliser en une relation réelle. Pourtant, il la porta avec lui le restant de sa vie. Cette passion, transfigurée par le renoncement, fit de l’image de Béatrice l’épigone de la dame noble et pure. Un amour spirituel, donc, motif essentiel d’une vie inspirée avant tout par l’acte poétique.
La profonde crise provoquée par la mort précoce de sa bien-aimée, en 1290, fut également à l’origine de l’intérêt durable de Dante pour la philosophie. Il trouva le réconfort dans la lecture consolatrice de Boèce et de Cicéron, mais aussi d’Aristote et de Pierre Lombard, dont les écrits formaient alors le cœur de l’enseignement des dominicains de Santa Maria Novella, qui s’adressait également à un public laïc. Dante fit même un séjour à l’université de Bologne pour perfectionner sa connaissance de la théologie.
Ce sont ces années d’intense activité poétique et philosophique qui donnèrent naissance à sa première œuvre d’importance : la Vita nuova. Ce prosimetrum était tout entier voué à dépeindre, dans un style des plus élevés, le souvenir de Béatrice. L’œuvre, tantôt en prose tantôt en vers, tient de l’ἐλεγεία, de l’élégie, soit du « chant de mort » grec, et se distingue par son lyrisme empreint de désir et de retenue. C’est dans cette œuvre touchant à l’intime que l’on peut sans doute le mieux contempler la beauté des fissures qui se sont formées dans la « citadelle intérieure » du Florentin. Tenir la Vita Nuova dans le creux de ses mains, c’est tenir contre soi ce qui était alors, sans aucun doute, l’un des cœurs les plus ardents d’Italie.
La passion de la chose publique
En Italie, tout le début du XIIIe siècle avait été marqué par les violents affrontements entre les cités et grandes factions politiques, partagées entre guelfes, partisans du pouvoir temporel du pape, et gibelins, partisans de la prédominance impériale. À Florence, c’est le parti guelfe qui, en 1258, parvint à durablement s’assurer le pouvoir, et après l’humiliante défaite que lui infligèrent les gibelins de Sienne à la bataille de Montaperti, en 1260, il parvint finalement à stabiliser son pouvoir et à assurer à la cité sa prospérité.
Dans ses années de jeunesse, Dante ne semble pas s’être particulièrement intéressé à la chose publique. Mais en bon citoyen, il n’en participa pas moins entre 1285 et 1289 à la guerre que Florence mena à la tête d’une large ligue militaire, la Taille guelfe, contre la ville d’Arezzo, haut lieu du gibelinisme toscan. Lors de la bataille de Campaldini, le 11 juin 1289, Dante combattit à cheval dans les rangs des feditori de la ville, et quelques mois plus tard, il participa encore au siège du château de Caprona, qui fut une nouvelle victoire florentine.
Progressivement naquit en lui la volonté d’agir dans la vie de la cité, un engagement délié de tout intérêt partisan. En novembre 1295, sans doute favorisé par sa renommée de poète et d’intellectuel, il figurait parmi les trente-six membres du Conseil du Capitaine du peuple. L’année suivante, il fut coopté par le Conseil des Cent, le plus important organe administratif de la Commune. Mais c’est au tournant du siècle que ce parcours d’homme public, auquel s’était mêlée au fil des ans une passion immodérée pour la justice, allait prendre un tour tragique.
Si le parti guelfe régnait en maître sur Florence depuis 1258, et qu’avec la victoire de Campoldino, il s’était imposé en Toscane, la vie publique florentine n’en était pas moins animée des divisions propres à toutes les républiques urbaines. Progressivement, les familles enrichies par le commerce et les finances, appuyées sur le popolo grasso – la riche bourgeoisie des corporations – s’opposèrent aux prestigieuses dynasties du patriciat urbain en déclin, jaloux de ses prérogatives. Ces rivalités, bientôt, se muèrent en lutte politique et idéologique. Aux calendes du mois de mai 1300, une rixe entre bandes rivales marqua l’ouverture du conflit ouvert entre les guelfes blancs, menés par la riche famille des Cerchi, enclin au dialogue avec les popolari et avec les gibelins, et les guelfes noirs avec, à leur tête, la vieille lignée des Donati, qui ne tardèrent pas à chercher l’appui de la papauté pour évincer leurs adversaires. Dante se rangea alors parmi les Blancs où, selon les mots de Boccace, il avait trouvé le plus de raison et de justice. Il continua à exercer des charges publiques, parmi lesquels celle de Prieur de la République, la plus haute magistrature de la ville. De ses prises de position politique se dégageaient une opposition résolue aux ingérences de l’Église et une défense constante des libertés de la Commune.
En octobre 1301, tandis que Dante prenait part à une ambassade envoyée à Rome, Charles de Valois, le frère de Philippe le Bel, fit marche sur Florence, pour mettre fin au conflit sur les ordres du souverain pontife. Cette intervention, marquée par un enchaînement de violences inouïes, rendit possible un véritable coup d’État des Noirs, qui s’étaient progressivement affirmés comme le parti du pape. À partir du mois de novembre, Corso Donati mena une répression féroce à l’encontre des Blancs. Dante, accusé de corruption et de détournement d’argent public, refusa de rentrer à Florence et de se présenter devant un tribunal politique. Avec quatorze autres Prieurs, il fut condamné par contumace à être brûlé en place publique.
La divine Commedia
Le verdict que lui infligèrent ses ennemis, et dont il espéra en vain l’annulation, condamna Dante à l’exil pour le restant de sa vie. Séparé un temps de sa famille, dépouillé de ses biens et publiquement offensé, son entrée dans la vie d’errance fut également le point de départ de son grand œuvre, la Commedia.
Rédigé entre 1303 et 1321, ce long poème est considéré comme le premier grand texte d’une littérature en langue italienne – plus exactement en florentin et en toscan vulgaire, où viennent se mélanger des latinismes, des gallicismes et des emprunts aux autres dialectes italiens. Il est l’aboutissement littéraire des considérations linguistiques déjà présentes dans le De Vulgari eloquentia. Dans ce traité écrit entre 1303 et 1305, le poète abordait l’usage de l’éloquence vulgaire et se proposait de prendre en considération les différentes variétés régionales d’Italie afin de pouvoir identifier ce qu’il appelait le « vulgaire illustre » et de promouvoir son usage dans le domaine de la littérature en lieu et place du latin. En raison des théories exposées, concernant l’origine des langues et la typologie linguistique, certains voient ainsi en Dante à la fois le père de la langue italienne et le précurseur de la linguistique moderne.
Rédigée au cours des dernières années de sa vie, la Commedia est divisée en trois cantica : l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Chaque partie est composée de trente-trois chants, à l’exception de l’Enfer, qui contient de surcroît un chant inaugural. La structure métrique, régie par la tierce dantesque, s’inscrit dans la symbolique trinitaire du christianisme, omniprésente dans l’ensemble de l’œuvre. Chaque cantiche se clôt avec le mot stelle, « étoiles », emblématique de la place fondamentale accordée à la lumière astrale.
Dante narre dans la Commedia un voyage à travers les trois royaumes supraterrestres qui le conduit jusqu’à la vision de la Trinité. D’abord accompagné par le poète Virgile, puis par sa chère Béatrice, Dante donne, via sa rêverie initiatique, une représentation imaginaire et allégorique de cet au-delà que l’Église médiévale a placé au sommet de sa vision du monde. Jacques Le Goff verra notamment dans la représentation dantesque le « triomphe poétique » du Purgatoire, dont la conception théologique s’était progressivement développée depuis la seconde moitié du XIIe siècle.
Dans ce poème immortel, désigné sous le nom de comédie, style intermédiaire entre le tragique et l’élégiaque, Dante apparaît sous trois aspects différents. Il est le créateur, l’architecte des mondes d’outre-tombe. Il est aussi le voyageur, le disciple suivant ses maîtres. Il est enfin le poète qui, revenu de cet étonnant périple, en fait le récit. Se plonger dans la Comédie, c’est accéder, par l’imagination, à une admirable vision de l’univers, où l’éblouissante matérialité des lieux n’est que le support de tout ce que le génie humain a pu suggérer. Une vision que Botticelli a peut-être été le seul à restituer. Une vision proprement dantesque.
La tradition du séjour dans l’au-delà est fort ancienne et l’on a pu y voir des sources d’inspirations autant chez Homère que chez Virgile, dont la présence dans le sacrato poema est riche de sens. Cependant, la force créatrice du Florentin a pourvu l’œuvre d’une telle cohérence, d’un équilibre si parfait et d’une architecture si harmonieuse, qu’elle l’a rendue parfaitement autonome. Le poème est celui d’un vates, d’un être animé par le feu sacré, prophétique, universalisant son propre cheminement vers la purification, ouvrant la voie à tous les hommes. C’est aussi celui d’un viator, en mouvement perpétuel vers la perfection et la divinité. À la fois être en acte et être en puissance, pour le dire avec Aristote, Dante endosse tantôt le rôle du maître, de l’homme accompli, tantôt celui du disciple, de l’homme irréalisé.
Le retour de Dante en sa patrie
À mesure que les années d’exil s’écoulèrent, les négociations d’abord, puis les tentatives d’un retour armé des Blancs échouèrent. Et pourtant, dans sa profonde résignation, Dante n’en incarnait que plus cette image de l’homme public, marquée par une exigence de rigueur et par une fierté inébranlable, héritée de Cicéron. Car ce qui se dressait entre le poète et sa patrie, c’était les conditions de son retour, l’acte de contrition exigé par les Noirs, qu’il ne cessa de juger incompatibles avec son honneur de citoyen.
Cette vision proprement romaine de la res publica, de la dignité politique, on peut encore la trouver dans le De Monarchia, le traité politique que le Florentin adressa probablement à Henri VII, venu en Italie suite à son élection, en 1310, pour restaurer l’autorité impériale. Si l’Empire universel était légitimé, à ses yeux, par le fait même de la Providence divine, il n’en était pas moins ancré dans le noble héritage du peuple de Rome. Fidèle à une vision virgilienne du pouvoir, Dante ne voyait pas dans le pouvoir impérial le bras armé de l’Église. Son autorité, l’empereur ne la tient pas du vicaire du Christ, mais de Rome, et partant, de Dieu lui-même. Mais l’empereur succomba de la malaria avant même d’avoir eu le temps de briser les reins du pouvoir inique qui empêchait Dante de regagner sa chère Florence. Il passa les dernières années de sa vie entouré de ses enfants à Ravenne, où sa tombe se trouve encore aujourd’hui.
Mais comme il l’avait lui-même prophétisé, c’est dans son œuvre qu’il mena l’ultime bataille du retour, et son apothéose posthume ceignit à jamais son front des lauriers de la victoire. Cinquante ans après la mort de Dante, Boccace – à qui l’on doit le qualificatif de divina – fut chargé d’un commentaire public de la Commedia, et ainsi furent instituées les « Lectures de Dante », qui n’ont jamais cessé de se tenir à Florence, maintenant vivant ce monumental témoignage de la civilisation européenne. Car comme l’écrivait encore Jean-François Gautier dans l’un de ses derniers textes, consacré à Dante : « Poème de l’aventure terrestre et des erreurs qui balisent l’histoire des gens d’Europe (tous les grands personnages de l’antiquité et de la première renaissance sont convoqués), la Divine Comédie engage dans des lectures allégoriques ou symboliques à la fois antiques et actuelles ».
Cette parole d’héritage, il nous appartient de la faire vivre. Ainsi continuera de scintiller, au milieu du chemin de notre vie, l’Étoile florentine.
A., auditeur de la promotion Marc Aurèle
& A. B., stagiaire de la IX promotion de l’Institut Iliade
Indications bibliographiques
- Dante, La Divine Comédie, III volumes, trad. de J. Risset, GF Flammarion, Paris 2005.
- Dante, Œuvres complètes, Ch. BEC (dir.), Le Livre de Poche, Paris 2002.
- Jean-François Gautier, « La Divine Comédie », in : Alain de Benoist et Guillaume Travers (dir.), La Bibliothèque du jeune Européen. 200 essais pour apprendre à penser, Éditions du Rocher, Monaco 2020, p. 34-36.
- Enrico Malato, Dante, trad. de M. Raïola, Les Belles Lettres, Paris 2017.
- Alessandro Barbero, Dante, trad. de S. Royère, Flammarion, Paris 2021.
Photo : Monument à Dante de Santa Croce, Florence (détail). Statue et piédestal en marbre de Carrare, d’Enrico Pazzi, inaugurée le 14 mai 1865. Auteur de la photo : Clément Bardot. Source : Wikimédia.
https://institut-iliade.com/dante-alighieri-poete-florentin-entre-la-ferule-et-le-sceptre/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire