Condamné en 1945, par un tribunal de la Libération, Charles Maurras se serait écrié : « C’est la revanche de Dreyfus ! » Peut-être de “vieux républicains” se demandent-ils aujourd’hui si le gaullisme ne représente pas, pour le maître de l’Action française, une sorte de revanche posthume. La Constitution actuelle ressemble à celle que le maréchal Pétain souhaitait, en 1944, léguer à la France et notre pays n’a pas connu, depuis le Premier Empire, un régime plus monarchique que celui de la Ve République.
Il va sans dire que les maurrassiens, je veux dire ceux qui ont été les disciples de Maurras ou qui se réclament explicitement de lui, sont, en majorité, passionnément hostiles au général de Gaulle. Ils détestent le responsable de l’épuration, “le grand trompeur”, celui qui, revenu au pouvoir à l’occasion des événements d’Alger, mena jusqu’à son terme, impitoyablement, l’entreprise que l’on accusait M. Pflimlin de préparer. Fidèles au maréchal Pétain et défenseurs de l’Algérie française, les maurrassiens ont été, en même temps, anti-gaullistes.
Ces faits ne prêtent pas au doute, mais là n’est pas le problème d’histoire auquel François Mauriac lui-même fait allusion dans son livre sur le chef de l’État et qui a été l’objet d’un débat organisé par la revue France Forum. D’après tous ses biographes, le général de Gaulle a été, dans sa jeunesse, influencé par Maurras. Que cette influence ait été effective ou non, la parenté est évidente entre la critique du parlementarisme, que l’Action française a reprise chaque matin pendant des années, et la critique gaulliste du “régime exclusif des partis”. Quelques idées appartiennent également à la pensée des deux hommes : la primauté de la politique et, en particulier, de la politique étrangère, la vision traditionnelle des États et de leur lutte permanente, l’indifférence aux idéologies qui passent alors que les nations demeurent, la passion de la seule France, au risque accepté que la France soit seule.
On objectera, à bon droit, que la Ve République emprunte au jacobinisme (M. Michel Debré) et au bonapartisme (référendum-plébiscite) plus qu’à l’ancienne France. Maurras se voulait contre-révolutionnaire et il détestait jacobinisme et bonapartisme. Le régime de la Ve République ne se situe certainement pas dans le courant contre-révolutionnaire, ni en fait ni moins encore en paroles, mais il répond à certaines exigences que proclamait la doctrine d’Action française : l’État fort, l’exaltation de l’indépendance nationale, bien suprême, le mythe du pays réel ou du peuple rassemblé contre les divisions partisanes « auxquelles les Français ne sont que trop enclins », le pouvoir, confié à un seul, de prendre les décisions qui engagent le destin de tous. Si le Sénat devait être transformé, l’an prochain, en une Assemblée des intérêts organisés, c’est-à-dire plus ou moins corporative, un autre emprunt aurait été fait au fonds maurrassien. L’Assemblée nationale subsiste et subsistera en tout état de cause, mais, au moins dans la conjoncture présente, elle n’exerce aucune influence sur la conduite de la diplomatie. Même en matière de législation, elle ne joue qu’un rôle limité. En d’autres termes, Charles de Gaulle aurait accompli, dans le cadre républicain, nombre des transformations que Charles Maurras aurait eu le tort de croire impossibles sans Restauration.
Je ne pense pas que ce rapprochement doive irriter ni les derniers fidèles de Maurras ni les fidèles, évidemment plus nombreux, du chef de l’État. Style de la diplomatie, caractères de la Constitution adaptée aux besoins et au caractère de la France, sur ces points la pensée du doctrinaire de l’Action française et celle du président de la République appartiennent à la même école, mais cette école compte bien d’autres docteurs : la critique de la démocratie est aussi vieille que la démocratie. Et, surtout, les oppositions entre maurrassisme et gaullisme — et non pas seulement entre Maurras et de Gaulle — ne sont pas moins frappantes que les similitudes.
Ces oppositions tiennent d’abord aux circonstances et aux personnalités. Maurras dénonçait la République mais aussi et surtout les minorités, juifs, francs-maçons, protestants, qu’il décrivait comme étrangères à la France, invisibles et puissantes. L’unité du pays était pour lui l’objectif suprême ; il n’en a pas moins, toute sa vie et jusqu’au dernier jour, nourri la haine que des Français vouaient à d’autres Français. Même le passé de la France, il ne l’acceptait pas tout entier. Les périodes, les œuvres, les idéaux qui ne répondaient pas à son système politique — voire à ses goûts esthétiques — il les condamnait sans hésitation : la France éternelle était une France dépossédée d’une partie d’elle-même. L’adversaire de l’Action française, vivant ou mort, risquait toujours d’être déclaré non-Français par un tribunal sans appel, mais heureusement sans force.
Le destin du général de Gaulle a été, par deux fois, de symboliser les discordes des Français en même temps que le rêve de leur unité. À Londres, déjà, en 1940, entouré de quelques-uns, il croyait à son destin et voyait à l’avance la France unie dans la Résistance et pour la victoire. Pendant les douze années de la “traversée du désert”, il a, lui aussi, usé et abusé de la polémique — et celle-ci n’est pas compatible avec l’équité. Du moins s’en prenait-il plus au “système” qu’aux hommes, ce qui lui est d’autant plus facile que la France, à ses yeux, transcende les Français, leurs médiocrités et leurs misères. De la communauté nationale, il retient le passé tout entier, monarchies et républiques, Louis XIV et Napoléon, Barrès et Jaurès. La France gaulliste n’est pas fixée une fois pour toutes dans l’ordre romain, monarchique ou classique, elle reste elle-même, mais à la condition d’“épouser son siècle”.
Là est probablement, au moins dans l’ordre philosophique, la différence essentielle entre la pensée de Maurras et celle du général de Gaulle. Le premier a presque ignoré les traits originaux des sociétés modernes parce qu’il voyait dans le devenir plus une menace contre l’ordre qu’un mouvement créateur. Le deuxième même s’il conserve la nostalgie de l’ordre est conscient des chances et des nécessités de notre époque : depuis les divisions blindées jusqu’à la décolonisation, il a voulu prendre pour devise : on ne commande à la nature qu’en lui obéissant. Alors que la plupart des maurrassiens s’emprisonnaient eux-mêmes en un système peu à peu sclérosé, le général de Gaulle est enclin à une sorte de pragmatisme supérieur. L’Histoire n’est pas, à ses yeux, une fatalité à laquelle il faut se soumettre, elle n’est pas non plus une divinité bienfaisante, elle est un milieu tour à tour favorable et hostile, que l’homme d’État a le devoir de comprendre afin de le maîtriser. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la colonisation, telle qu’elle fut hier ou avant-hier, est, à ses yeux, comme la lampe à pétrole ou la marine à voile. L’esprit d’une époque n’est pas moins contraignant que la technique de production ou les instruments de guerre.
Du même coup, deux questions se posent et la réponse qui leur sera donnée par l’avenir déterminera le sens final du gaullisme : l’absolu de la souveraineté nationale est-il contemporain des armes atomiques ? La Constitution de la Ve République est-elle ou non, en dépit de ses sources historiques, le modèle de la démocratie à l’âge industriel ?
Raymond Aron, Le Figaro, 17 décembre 1964.
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