Par l’intensité de sa vie culturelle et politique, Florence est au Moyen Âge la ville la plus exceptionnelle d’Europe. Patrie de Dante et de Boccace, de Pétrarque et de Giotto, ses lettrés et ses artistes ont joué un rôle majeur dans les débuts de la Renaissance italienne. Les Florentins voient dans cette floraison une conséquence de la liberté et de l’indépendance de leur état. L’antique cité romaine, déjà maîtresse de la Toscane, voue il est vrai une véritable passion à son autonomie et à sa république. Aux mains de la nouvelle aristocratie des banquiers et des marchands, elle peut s’enorgueillir d’avoir résisté par le passé à la vieille noblesse féodale, aux pressions de l’empereur, aux cités voisines ou encore aux innombrables séditions populaires qui ont ensanglanté son histoire.
Dans la guerre civile qui embrase l’Italie depuis le début du XIIIe siècle entre guelfes (partisans des papes) et gibelins (partisans des empereurs)[i], Florence a nettement pris position pour les premiers. À la fin du XVe siècle, elle se donne un maître en la personne de Laurent de Médicis. Il se satisfera d’un pouvoir absolu sur la cité, sans juger nécessaire la vanité d’y ajouter un titre. Incarnation de la figure du prince de la Renaissance, tout à la fois homme politique, banquier, mécène et poète, cet homme surnommé en dépit de sa laideur le « Magnifique » illustre l’apogée d’une dynastie de marchands métamorphosés en quasi-monarques.
Ascension d’une lignée
Originaires de Mugello, peut-être apothicaires avant de devenir marchands et banquiers, les Médicis apparaissent sur la scène politique florentine au début du XVe siècle, avec Jean de Bicci, véritable fondateur de l’entreprise familiale. Le gouvernement de la cité est alors en théorie entre les mains du peuple, par l’intermédiaire des « Arts » ou corporations qui assurent la réussite économique de ce qui est devenu la plus grande place financière d’Europe. La complexité de son organisation politique, la multiplicité des conseils, le tirage au sort des magistrats et la brièveté des fonctions exécutives n’ont pas empêché la mise en place d’une oligarchie, constituée des principaux hommes d’affaires du popolo grasso, la partie la plus riche de la ville.
Mais c’est le fils de Jean, Cosme, qui en 1434 est le premier Médicis à allier véritablement la gestion des affaires familiales et celle de la cité. Figure de proue de l’opposition au régime oligarchique, fort du soutien du peuple, qu’il s’attache par des réformes financières, il réussit à chasser ses adversaires. Sans jamais occuper les postes importants, confiés à des subalternes, il finit par dominer toute la vie politique, au point d’être nommé « Pater Patriae » à sa mort, en 1464, et de transmettre un pouvoir occulte à son fils, Pierre le Goutteux.
Lorsque ce dernier disparaît à son tour, en 1469, la commune envoie une délégation à son aîné, Laurent : « Ils me portaient leurs condoléances et me priaient de prendre soin de la ville et de l’Etat, comme avaient fait mon aïeul et mon père ; une telle charge, si lourde et périlleuse, ne convenait guère à mon âge ; je l’acceptai contre mon gré, et uniquement pour le salut de nos amis et de nos biens. » La résignation et le détachement de ce jeune homme de vingt ans ne sont qu’apparents. Depuis longtemps, il se prépare au pouvoir.
Les clés du succès : personnalité, puissance financière, influence politique…
S’il a grandi dans l’atmosphère ardente de l’humanisme, entouré de brillants pédagogues, il est aussi très tôt devenu un personnage public connu de toute la population florentine. Il est de toutes les fêtes. à 12 ans déjà, il patronne des artistes avant de devenir l’ambassadeur de la république. Adolescent, il est représenté par Gozzoli sur les fresques du palais Riccardi sous les traits du troisième Roi mage. On le voit à la cour de France, à Naples, ou encore à Rome, négociant auprès du pape la cause du duc de Milan. En 1466 enfin, alors que le pouvoir médicéen semble ébranlé, il apparaît dans Florence, armé, au milieu des mercenaires engagés par les siens pour prévenir toute révolte. Aussi ne peut-on s’étonner de le voir succéder en 1469 à son père et recevoir à cette occasion une lettre de félicitations du roi de France, Louis XI.
Mais en dépit des fêtes princières organisées pour ses 20 ans ou encore de son prestigieux mariage avec une princesse romaine, Clarisse Orsini, son pouvoir n’a rien d’institutionnel : il ne repose que sur sa propre personne, la puissance des finances familiales et l’influence de ses réseaux politiques.
Ces derniers lui permettent de détenir les clés du gouvernement florentin, grâce à toute une panoplie de moyens de contrôles directs ou détournés des rouages politiques de la cité. Ainsi, l’éligibilité censée permettre au plus grand nombre l’accès aux magistratures n’est plus accordée que par un comité de scrutateurs à la botte des Médicis. Il en va de même pour les hommes assurant le tirage au sort des candidats, experts dans l’art de supprimer les incertitudes du hasard. La plus importante des institutions florentines, la Seigneurie, est ainsi assurée d’être en majorité composée de ses partisans. Et si l’opposition à son gouvernement se fait menaçante, il suffit à Laurent de faire pression sur les différentes assemblées régissant la ville pour qu’elles proclament l’instauration d’une « balie », un comité de réforme extraordinaire instaurant une sorte de dictature provisoire.
L’orgueil communal de la république n’en est pas moins conforté : les autorités anciennes sont respectées et les nombreux conseils maintenus. Par leurs bavardages stériles, ces instances continuent de fournir aux ambitions modestes la satisfaction de détenir momentanément une charge publique.
Face à l’adversité : pugnacité et diplomatie
Laurent n’apparaît que très peu dans ces diverses institutions. Il refuse même la garde personnelle proposée par la Commune pour s’attacher à ses pas dans les rues de Florence. Mais personne n’est dupe. Quand éclate en 1470 la révolte de Prato, ouvertement dirigée contre lui, la moitié des conjurés sont exécutés, coupables du crime de lèse-majesté à l’encontre de ce roi sans couronne. En 1472, quand Volterra tente de reprendre le contrôle de ses gisements d’alun, indispensable à l’activité tinctoriale de la cité, Laurent fait assiéger et piller la ville rebelle. Les Florentins, avant tout soucieux de la prospérité de leurs affaires, semblent donc se satisfaire d’une tyrannie qui renforce leur pouvoir sur la Toscane. Ils vont avoir l’occasion de manifester leur attachement à leur prince.
Laurent de Médicis est en effet bientôt confronté aux menées d’un redoutable ennemi, le pape Sixte IV, un personnage vindicatif et violent, dévoré par les passions les plus terrestres. Ce pontifie cherche à doter ses enfants adultérins et ses neveux dans la Péninsule. En Toscane, il se heurte aux Médicis, qui empêchent notamment l’achat d’une place forte voisine de Florence, Citta di Castello. Le souverain pontife leur retire alors la clientèle du Saint-Siège et accorde la lucrative charge de dépositaire de la chambre apostolique aux Pazzi, dont il va favoriser les menées séditieuses. Ruinés par les Médicis, les Pazzi fomentent, avec d’autres exilés florentins, un complot visant à assassiner Laurent. La situation leur semble propice : quelques mois auparavant, le duc de Milan, bras armé des Médicis, a été assassiné et Florence connaît une période de marasme économique susceptible de dresser le peuple contre le maître de la cité. Ainsi, le 26 avril 1478, à l’issue de la messe célébrée en l’église de Santa Maria del Fiore, Laurent échappe de justesse à la violence des conjurés, alors que son frère Julien perd la vie.
Les Florentins soutiennent largement le pouvoir en place et prennent les armes pour le défendre. Trois semaines de représailles intensives permettent à Laurent d’éliminer plus de 200 opposants. Les corps des principaux conjurés sont pendus aux fenêtres des palais. Le pouvoir du Magnifique est donc finalement renforcé par le martyre de son frère, qu’Ivan Cloulas dépeint comme « un sanglant et glorieux avènement ». Mais le pape ne désarme pas : devant l’échec de ses manœuvres politiques, il use de l’arme spirituelle en excommuniant Laurent, avant de jeter l’interdit sur la cité tout entière. Les troupes de la ligue réunissant Rome, Sienne et Naples, menées par le célèbre Frédéric de Montefeltre, marchent sur la Toscane. La république, dépourvue de toute armée importante, doit alors faire appel à Venise et Milan, qui se montrent bien moins pugnaces que leurs adversaires.
C’est donc par la diplomatie que Laurent va tenter de dénouer l’écheveau de l’alliance tissée contre lui : il fait parvenir à toutes les cours européennes une copie des aveux d’un des complices des Pazzi, mettant en lumière le rôle tenu par le pape dans la conjuration de 1478. Par le biais des prélats toscans, qui refusent de se soumettre à l’interdit, il agite la menace conciliaire. Finalement, pour parer à la ruine du commerce florentin, il entreprend de détacher Naples de l’alliance romaine et fait mine, aux yeux de la cité reconnaissante, de se livrer à la cour d’Aragon, avec laquelle la paix est finalement signée. Sixte IV, par ailleurs confronté à la menace ottomane, doit se résoudre également à traiter avec lui. Par la suite, Laurent s’attachera à jouer les médiateurs dans les affaires italiennes, rendant incontournable la diplomatie florentine dans l’éternel imbroglio politique de la Péninsule. Soucieux d’y assureur l’équilibre et l’harmonie des pouvoirs, fort des excellents rapports qu’il entretiendra avec le pape Innocent VIII, dont il arbitrera le conflit avec Naples, il passera pour le faiseur de rois de la Péninsule et se verra récompensé par la promotion de son fils, encore adolescent, au rang de cardinal.
« Le temps revient »…
Derrière l’habile politique que louera Machiavel dans son Prince, Laurent apparaît également comme l’incarnation de l’homme de la Renaissance. Sensible aux bienfaits de l’otium (retraite champêtre) prôné par le Florentin Pétrarque, il n’aime rien moins que de quitter la cité et ses passions mondaines pour des chevauchées dans la campagne toscane. Accompagné de poètes, d’hommes de confiance (la « brigade »), il rejoint alors sa villa de Careggi, véritable jardin des muses, où il accueille des figures de la troisième génération d’humanistes du siècle, comme Ange Politien et Pic de la Mirandole. Tous partagent une véritable passion pour l’Antiquité, redécouverte depuis que l’héritage hellénique, après la chute de Constantinople, a été relevé par l’Occident. En écho à la devise de Laurent, « le temps revient », « les jeunes gens usent du langage athénien avec tant de pureté, de facilité, d’aisance, qu’on ne peut croire ni à la destruction d’Athènes ni à son occupation par les Barbares ; il semble qu’elle se soit elle-même arrachée à sa terre, et qu’avec tout son bagage spirituel elle ait émigré vers la ville des fleurs et se soit comme fondue en elle ».
Les banquets de ces bons vivants commencent toujours par un éloge de Platon, dont les dialogues sont lus comme de nouveaux Évangiles susceptibles d’apporter des réponses aux problèmes moraux du temps. Marcile Ficin se fait le théoricien d’un néoplatonisme. à l’encontre de l’aristotélisme médiéval qui plaçait Dieu en dehors de la création, il en fait une divinité immanente. Pour ces amoureux de la nature, l’harmonie physique n’est plus considérée comme une tentation diabolique : tous, au contraire, communient dans le culte qu’ils rendent à la vie et à la beauté.
Le syncrétisme de ces lettrés, qui adorent aussi bien la Vierge que Vénus, les héros antiques que les saints édifiants, se retrouve dans les écrits de Laurent. Inspiré par sa muse, Lucrezia Donati, il compose des Canzoniere, d’inspiration pétrarquiste, l’Ambra de Cajano à la trame mythologique, des poèmes rustiques et des poésies amoureuses, mais aussi des hymnes religieux, des Laudi. Le culte du beau se retrouve dans son goût très sûr pour les arts. Vasari parle comme d’une école de sa demeure et de ses jardins, où les jeunes talents pouvaient venir admirer ses collections de statues antiques. Il est d’ailleurs plus protecteur que mécène, et ce sont davantage ses amis qui passent commande à des artistes comme Verrocchio, Boticcelli ou encore Ghirlandaio… Dans cette effervescence intellectuelle et artistique, caractéristique de la Florence des Médicis, émergent des figures comme Michel-Ange et Léonard de Vinci. Mais c’est ailleurs, à Rome ou à Milan, qu’ils trouveront les commandes officielles et laisseront œuvrer leur génie.
Une empreinte indélébile, à l’échelle de l’Europe
Il faut dire qu’à la fin du « règne » de Laurent, la banque Médicis est au bord de la faillite. Les largesses du prince, son manque d’intérêt pour les affaires ont fait péricliter bon nombre de succursales. Pour limiter l’hémorragie, il n’hésite pas à puiser dans les caisses de l’État. Son pouvoir est également mis à mal par la réaction moralisatrice du prédicateur Savonarole. Ce dernier, à la fin des années 1480, entend extirper de Florence, mère de tous les vices, les perversions sataniques et finit par exercer sur le public pieux de la ville une emprise qui débouchera sur une véritable dictature théocratique (1494-1498).
Malade, Laurent s’est retiré à Careggi où Marsile Ficin évoque pour lui l’immortalité de l’âme chez Platon. « La paix de l’Italie est perdue » aurait dit Innocent VIII, quand meurt le Magnifique, à 43 ans. Il est vrai que deux ans plus tard, en 1494, Charles VIII allait ébranler l’Italie. Pour s’être allié avec lui, le fils de Laurent, Pierre le Malchanceux, sera chassé de la cité.
Mais les Médicis, qui donneront encore trois papes à l’Italie et deux reines à la France, ont définitivement marqué Florence de leur empreinte. Ils reviendront au pouvoir en 1512 avant de devenir, en 1569, la dynastie héréditaire du grand-duché de Toscane.
Emma Demeester
Bibliographie
- Ivan Cloulas, Laurent le Magnifique, Fayard, 1982
- Lauro Martines, Le sang d’avril. Florence et le complot contre les Médicis, Albin Michel, 2006
Chronologie
- 1449 : Naissance de Laurent de Médicis
- 1469 : Laurent prend le contrôle de Florence à la mort de son père. Theologica platonica de Marsile Ficin
- 1470 : Répression de la révolte de Prato
- 1478 : Conjuration des Pazzi et lutte contre Sixte IV. Faillite des succursales de Bruges et de Milan.
- 1492 : Mort de Laurent le Magnifique
Notes
[i] Voir à ce sujet « Pourquoi nous sommes gibelins » par Lionel Rondouin, in Ce que nous sommes – Aux sources de l’identité européenne, ouvrage collectif de l’Institut Iliade présenté par Philippe Conrad, Pierre-Guillaume de Roux éditeur, 2018.
Photo : Portrait de Laurent le magnifique (détail), tableau de Giorgio Vasari, ca 1534. Coll. Galerie des Offices, Florence. Licence : Domaine public.
https://institut-iliade.com/laurent-de-medicis-le-magnifique-1449-1492/
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