Vienne et Zürich/Frauenfeld
Ma première activité strictement évolienne date de 1998, année du décès de Marc. Eemans. Evola suscitait à l’époque de plus en plus d’intérêt en Allemagne et en Autriche, grâce, notamment, aux efforts du Dr. T. H. Hansen, traducteur et exégète du penseur traditionaliste. Du coup, toutes les antennes germanophones de Synergies Européennes voulaient marquer le coup et organiser séminaires et causeries pour le centième anniversaire de la naissance du Maître. Au printemps de 1998, j’ai donc été appelé à prononcer à Vienne, dans les locaux de la Burschenschaft Olympia, une allocution en l’honneur du centenaire de la naissance d’Evola ; on avait choisi Vienne parce qu’Evola adorait cette capitale impériale et y avait reçu, en 1945, pendant le siège de la ville, l’épreuve doublement douloureuse de la blessure et de la paralysie : un mur s’est effondré, brisant définitivement la colonne vertébrale de J. Evola.
À Vienne, il y avait, à la tribune, le Dr. Luciano Arcella (qui a tracé des parallèles entre Spengler, Frobenius et Evola dans leurs critiques de l’Occident), Martin Schwarz (toujours animateur de sites traditionalistes avec connotation islamisante assez forte), Alexandre Miklos Barti (sur la renaissance évolienne en Hongrie) et moi-même. J’ai essentiellement mis l’accent sur l’idée-force d’“homme différencié” et entamé une exploration, non encore achevée 13 ans après, des textes d’Evola où celui-ci fut le principal “passeur” des idées de la Révolution conservatrice allemande en Italie. Cette exploration m’a rendu conscient du rôle essentiel joué par les avant-gardes provocatrices des années 1905-1935 : il faut bien comprendre ce rôle clef pour saisir correctement toute approche de l’école traditionaliste, qui en procède tant par suite logique que par rejet.
En effet, on ne peut comprendre Evola et Eemans que si l’on se plonge dans les vicissitudes de l’histoire du dadaïsme, du surréalisme et de ses avatars philosophiques non communisants en marge de Breton lui-même, et du vorticisme anglo-saxon. Les éditions “L’Âge d’Homme” offrent une documentation extraordinaire sur ces thèmes, dont la revue Mélusine et quelques bons “dossiers H”. En 1999, à Zürich / Frauenfeld, j’ai prononcé à nouveau cette même allocution de Vienne, en y ajoutant combien la notion d’“homme différencié”, proche de celle d’“anarque” chez Ernst Jünger, a été cardinale pour certains animateurs non gauchistes de la révolte étudiante italienne de 1968. En Italie, en effet, grâce à Evola, surtout à son Chevaucher le Tigre, le mouvement contestataire n’a pas entièrement été sous la coupe des interprètes simplificateurs de Éros et civilisation d’Herbert Marcuse. Dans les legs diffus de cette révolte étudiante-là, on peut, aujourd’hui encore, aller chercher tous les ingrédients pratiques d’une révolte qui s’avèrerait bien vite plus profonde et plus efficace dans la lutte contre le système, une révolte efficace qui exaucerait sans doute au centuple les vœux de Tzara et de Breton…
Deux mémoires universitaires ont été consacrés tout récemment en Flandre à Evola, celui de Peter Verheyen, qui expose un parallèle entre l’auteur flamand Ernest van der Hallen et Julius Evola, et celui de Frédéric Ranson, intitulé « Julius Evola als criticus van de moderne wereld » (4). Ranson prononce souvent des conférences en Flandre sur J. Evola, au départ de son mémoire et de ses recherches ultérieures. En Wallonie, en Pays de Liège, l’homme qui poursuit une quête traditionnelle au sens où l’entendent les militants italiens depuis le début des années 50 ou dans le sillage de Terza Posizione de Gabriele Adinolfi est Philippe Banoy. La balle est désormais dans leur camp : ce sont eux les héritiers potentiels de Vercauteren et d’Eemans. Mais des héritiers qui errent dans un champ de ruines encore plus glauque qu’à la fin des années 70. Un monde où les dernières traces de l’arèté grec semblent avoir définitivement disparu, sur fond de partouze festiviste permanente, de niaiserie et d’hystérie médiatiques ambiantes et d’inculture généralisée.
Evola, Eemans et la plupart des traditionalistes historiques de leur époque sont morts. Jean Parvulesco vient de nous quitter en novembre 2010. Un mouvement authentiquement traditionaliste doit-il se complaire uniquement dans la commémoration ? Non. Le seul à avoir repris le flambeau, avec toute l’autonomie voulue, demeure un inconnu chez nous dans la plupart des milieux situés bon an mal an sur le point d’intersection entre militance politique et méditation métaphysique : je veux parler de l’Espagnol Antonio Medrano, perdu de vue depuis ses articles dans la revue Totalité de Georges Gondinet. Ce mois-ci, en me promenant pour la première fois de ma vie dans les rues de Madrid, je découvre une librairie à un jet de pierre de la Plaza Mayoret de la Puerta del Sol qui vendait un ouvrage assez récent de Medrano. Quelle surprise ! Il est consacré à la notion traditionnelle d’honneur. Et la jaquette mentionne plusieurs autres ouvrages d’aussi bonne tenue, tous aux thèmes pertinents (5). Aujourd’hui, il conviendrait de fonder un “Centre d’Études doctrinales Evola & Medrano”, de manière à faire pont entre un ancêtre “en absence” et un contemporain, qui, dans le silence, édifie une œuvre qui, indubitablement, est la poursuite de la quête.
Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner qu’Eemans survit, sous la forme d’une figure romanesque, baptisée Arminius, dans le roman initiatique de C. Gérard (6), rédigé après l’abandon, que j’estime malheureux, de sa revue Antaïos. Arminius / Eemans y est un mage réprouvé (« après les proscriptions qui ont suivi les grandes conflagrations européennes »), ostracisé, qui distille son savoir au sein d’une confrérie secrète, plutôt informelle, qui, à terme, se donne pour objectif de ré-enchanter le monde.
Pour conclure, je voudrais citer un extrait extrêmement significatif de la monographie que le Prof. Piet Tommissen a consacré à Marc. Eemans, extrait où il rappelait combien l’œuvre de Julius Langbehn avait marqué notre surréaliste de Termonde :
« Au moment où il préparait son recueil Het bestendig verbond en vue de publication, Eemans fit d’ailleurs la découverte, grâce à son ami le poète flamand Wies Moens, du livre posthume Der Geist des Ganzen de Julius Langbehn (1851-1907) (…) Langbehn y analyse le concept de totalité à partir de la signification du mot grec “Katholon”. Selon lui, le “tout” travaille en fonction des parties subordonnées et se manifeste en elles tandis que chaque partie travaille dans le cadre du ‘tout’ et n’existe qu’en fonction de lui. Le “mal” est déviation, négation ou haine de la totalité organique dans l’homme et dans l’ordre temporel ; le “mal” engendre la division et le désordre, aussi tout ce qui s’oppose à l’esprit de totalité crée tension et lutte. Pour que l’esprit de totalité règne, il faut que disparaisse la médiocrité intellectuelle car elle est le fruit d’hommes sans épine dorsale ou caractère et sans attaches avec la source de toute créativité qu’est la vie vraiment authentique de celui qui assume la totalité de sa condition humaine. Langbehn rappelle que les mots latins vis, vir et virtus, soit force, homme et vertu, ont la même racine étymologique. Oui, l’homme vraiment homme est en même temps force et vertu, et tend ainsi vers le surhomme, par les voies d’un retour aux sources tel que l’entend le mythe d’Anthée ».
Dans ces lignes, l’esprit averti repèrera bien des traces, bien des indices, bien des allusions…
Propos recueillis par Denis Ilmas en avril et mai 2011.
• Bibliographie :
- Gérard DUROZOI, Histoire du mouvement surréaliste, Hazan, Paris, 1997 (Eemans est totalement absent de ce volume).
- Marc. EEMANS, La peinture moderne en Belgique, Meddens, Bruxelles, 1969.
- Piet TOMMISSEN, Marc. Eemans – Un essai de biographie intellectuelle, suivi d’une esquisse de biographie spirituelle par Friedrich-Markus Huebner et d’une postface de Jean-Jacques Gaillard, Sodim, Bruxelles, 1980.
- André VIELWAHR, S’affranchir des contradictions – André Breton de 1925 à 1930, L’Harmattan, Paris, 1998.
• Notes :
- (1) Geert Warnar, Ruusbroec – Literatuur en mystiek in de veertiende eeuw, Athenaeum/Polak & Van Gennep, Amsterdam, 2003 ; Paul Verdeyen, Jan van Ruusbroec – Mystiek licht uit de Middeleeuwen, Davidsfonds, Leuven, 2003.
- (2) Jacqueline Kelen, Hadewych d’Anvers et la conquête de l’Amour lointain, Albin Michel, 2011.
- (3) Mis à toutes les sauces, fort sollicité, j’ai également organisé ce jour-là un entretien entre A. de Benoist et le regretté Alain Derriks, alors pigiste dans la revue du ministre Lucien Outers : 4 millions 4. Soucieux de servir d’écho à tout ce qui se passait à Paris, le francophile caricatural qu’était Outers avait autorisé Derriks à prendre un interview du leader de la “Nouvelle Droite” qui faisait pas mal de potin dans la capitale française à l’époque. On illustra les 2 ou 3 pages de l’entretien d’une photo d’A. de Benoist, les bajoues plus grassouillettes en ce temps-là et moins décharné qu’aujourd’hui (le Fig Mag payait mieux…), tirant goulument sur un long et gros cigare cubain.
- (4) Frederik Ranson, « Julius Evola als criticus van de moderne wereld », RUG/Gent – promoteur : Prof. Dr. Rik Coolsaet – année académique 2009-2010 ; Peter Verheyen, « Geloof me, we zijn zat van deze beschaving » – de performatieve cultuurkritiek van Ernest van der Hallen en Julius Evola tijdens het interbellum », UFSIA/Antwerpen – promoteur : Rajesh Heynick – année académique 2009-2010.
- (5) Le livre découvert à Madrid est : Antonio Medrano, La Senda del Honor, Yatay, Madrid, 2002. Parmi les livres mentionnés sur la jaquette, citons : La lucha con el dragon (sur le mythe universel de la lutte contre le dragon), La via de la accion, Sabiduria activa, Magia y Misterio del Liderazgo – El Arte de vivir en un mondi en crisis, La vida como empressa, tous parus chez les même éditeur : Yatay Ediciones, Apartado 252, E-28.220 Majadahonda (Madrid) ; tél. : 91.633.37.52. La librairie de Madrid que j’ai visitée : Gabriel Molina – Libros antiguos y modernos – Historia Militar, Travesia del Arenal 1, E-28.013 Madrid.
- (6) Christopher Gérard, Le songe d’Empédocle, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2003.
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