La lassitude du Général
Le domaine réservé est donc, c’est une constante de la Ve République, l’apanage du chef de l’État. Le Premier ministre, s’il ne s’y aventure pas, peut espérer renforcer son rôle sur d’autres terrains. Georges Pompidou, plus ambitieux que Michel Debré (1), y parvient avec talent. Après les législatives du 25 novembre 1962, où il a démontré dans le combat électoral sa pugnacité, il entend rendre manifeste l’activité du gouvernement. Ce renforcement du Premier ministre va en outre à la rencontre de ce que Burin des Roziers (ancien secrétaire général de la présidence de la République 1962-1967) appelle dans sa communication, « la lassitude du général ». Tenté constamment par le retour à Colombey, supportant mal l’air confiné de l’Élysée, l’ancien chef de la France libre se plaît peu à peu à se dessaisir de certaines initiatives et surtout de leur application. Ainsi, une fois le Premier ministre saisi d’un dossier, le Président est étonnamment absent. Il maintient là sa vieille maxime militaire : on juge de l’exécution après coup, et pas en cours d’exécution.
Une symbiose
Le poids des techniciens n’est pas non plus à négliger. Contrairement à la formule dite gaullienne, ressassée par certains historiens, « l’intendance suivra », la logistique, pour le Général, ne relève pas de l’exécution ou du subalterne, elle exprime une forme de politique que l’on pourrait caractériser de “normale”, pour l’opposer à la politique exceptionnelle, qui opère par ruptures, crée de la discontinuité et que l’on nommerait “politique révolutionnaire” ou “radicale”. Une véritable symbiose s’établit même en cette décennie gaullienne (1959-1969) entre le spécialiste et le politique. Il conviendrait sous cet angle de relire la genèse des grands projets que sont le plan, la compétition internationale et l’industrialisation, les investissements, les activités de pointe ou la participation. L’équilibre entre le Président et le Premier ministre s’établit donc sous le patronage de ce propos rapporté par Geoffroy de Courcel (ancien secrétaire général de la Présidence de la République, 1959-1968) : « vous savez, je ne compte pas m’occuper de tout. Je ne m’occuperai que de l’essentiel ». L’efficacité du partage du pouvoir au sein de l’exécutif appartient en dernière analyse à un registre peu usité en politique, celui de l’amitié Le mot n’est pas trop fort pour expliciter la complicité qui lie le général de Gaulle et Michel Debré en une communion d’idées presque parfaite. Georges Pompidou, lui, ne s’est jamais départi d’une sourde admiration pour l’homme, qu’il avait servi à la Libération, en tant que directeur de Cabinet du Président du Gouvernement provisoire. Il ne pourra jamais le voir autrement que sous le masque de l’homme du 18 juin.
Les trahisons du “Clan des Auvergnats”
[Ci-contre : caricature du Canard Enchaîné, 1967]
Cette importance de l’amitié entre Pompidou et de Gaulle est encore révélée par les conditions de leur rupture. Plus que les jugements erronés du Premier ministre sur mai 68 (sa volonté de négocier avec les étudiants, la réouverture inopportune de la Sorbonne, « l’État a reculé et cela n’a servi à rien » avait tranché le Général), c’est la rumeur autour de ses ambitions présidentielles effrénées qui a ruiné la confiance que lui portait le Général. En ce qui concerne Maurice Couve de Murville, son ancien directeur de cabinet, Bruno de Leusse, parle de « la forme parfaite de l’unité du gouvernement, exprimée par les deux personnes essentielles à l’application et au succès du système ».
Cette publication du colloque de l’Institut Charles de Gaulle offre donc un tableau précis et synthétique du fonctionnement de l’exécutif dans la décennie gaullienne 1959-1969. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’apporter un point juridique final à la dualité des pouvoirs Président / Premier ministre mais de donner une galerie de témoignages. Cet ouvrage n’est pas un cours de droit mais un florilège de réflexions diverses. Il offre au moins pour l’analyste, le théoricien du pouvoir, l’avantage de présenter le politique pris comme action, en son visage quotidien. Visage qui était celui du gaullisme du grand large. des années d’un rêve d’union entre un homme et son pays. Quel bilan plus positif peut-on tracer de cette décennie d’œuvre d’un exécutif fort, que ces mots empruntés à l’intervention de Bruno de Leusse : « (…) grâce au ciel, il y a dualisme sans dualisme, dans cette Ve République. Il y a une autorité suprême que tout le monde reconnaît, et que tout le monde reconnaissait surtout quand elle était incarnée par le général de Gaulle. Il y a un élément d’exécution, mais plus que cela, un élément de proposition, un élément d’imagination, qui se trouve à Matignon. Quand l’imagination, l’esprit de décision et le sens de l’exécution sont en accord avec l’autorité suprême, ce qui était le cas, c’est pour le plus grand bien de la nation, de l’État et de la France ». Cet ouvrage sur de Gaulle et ses Premiers ministres devait donc, pour emprunter la plume du Rousseau, auteur des Considérations sur le gouvernement de Pologne, porter le sous-titre de Traité pour bien gouverner.
• De Gaulle et ses Premiers ministres, 1959-1969, Institut Charles de Gaulle, Association Française de Science Politique, Plon, 300 p.
► Hugues Rondeau, Vouloir n°65/67, 1990.
Note :
- Georges Pompidou apparaît pour plus d’un gaulliste comme le fossoyeur de la dimension révolutionnaire et radicale du message du Général. Le désir très vite caressé de s’installer à l’Élysée a conduit l'ancien normalien à des révisions doctrinales que l’on pourrait qualifier de trahisons. L’ouvrage publié par Raymond Triboulet il y a quelques années, Un ministre du Général (Plon, 1985), est sûrement la dénonciation la plus efficace de la volte-face des pseudo-héritiers du gaullisme, Pompidou et Chirac, ceux que Triboulet nommait avec beaucoup d’humour dans L’Événement du jeudi (n°115, 1987) le « Clan des Auvergnats ».
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