Jean Lacouture, dans le premier tome de son De Gaulle, fait la part belle au colonel Mayer et à son cercle dans la formation intellectuelle du général. Certaines bonnes pages de cette somme sont d’ailleurs parues dans Le Nouvel Observateur sous le titre « L’homme qui a fait de De Gaulle un rebelle ». Cette annonce est quelque peu exagérée. Certes, le saint-cyrien de 1913 peut donner de lui une image assez conventionnelle dans ses carnets et correspondances, celle d’un jeune officier de la droite catholique.
Pourtant, son adhésion résolue à la République traduit déjà une évolution nette par rapport à sa famille. Il est abonné aux Cahiers de la quinzaine (1900-1914) de Péguy, l’auteur de Victor-Marie, comte Hugo et de la Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne. Les convergences entre de Gaulle et Péguy ont été maintes fois soulignées sans qu’il soit nécessaire de revenir sur ce sujet. Péguy, déçu par la gauche des combats dreyfusards, ne rejoint pas le camp des conservateurs. Il privilégie la mystique de l’idée républicaine et c’est sur ce terrain que de Gaulle peut le rejoindre.
Par la suite, de Gaulle va subir l’épreuve de la guerre et de l’emprisonnement, cette école des révolutionnaires. Celle-ci explique pour une part sa convergence intellectuelle avec ceux qui tentèrent de tirer les conséquences des conditions de la Première Guerre mondiale : doctrinaires de la Révolution conservatrice et personnalistes. La Révolution conservatrice et le personnalisme ont développé leurs thèmes pendant les années tournantes (1) : 1925-1935, au cours desquelles la pensée politique du général de Gaulle semble avoir reçu des influences déterminantes et s’être précisée.
En donner une définition n’est pas chose facile. La Révolution conservatrice, tout d’abord, dénommée également révolution allemande ou national-bolchevisme, est un courant radical apparu en 1919 en Allemagne et issu de l’extrême-droite. Une série de penseurs peut y être rattachée : Ernst Niekisch, Keyserling, Walter Rathenau, Thomas Mann, Oswald, Spengler, Moeller Van Den Bruck et surtout Ernst Jünger (2).
Leurs théories sont multiples et leurs positions politiques font davantage penser à une nébuleuse qu’à un courant très structuré, de Goebbels qui en fut proche à Otto Buhse qui adhéra au parti communiste allemand, de Gregor Strasser et son Manifeste de la gauche nazie à son frère, Otto Strasser, l’animateur du « Front noir » clandestin, socialiste, national et révolutionnaire : la totalité du champ compris entre les franges du NSDAP et celles du parti communiste sera couverte. Jünger, quant à lui, s’isolera dans le détachement aristocratique de « l’Anarque » (3). Il n’est pourtant pas impossible de sérier les thèmes réducteurs, valables pour l’ensemble, qu’on peut mettre en parallèle avec la pensée gaullienne pour y voir des convergences apparentes et des divergences réelles.
En politique étrangère, l’originalité des nationaux-bolcheviques se manifeste dès 1919 (4) par l’analyse qu’ils font de la Révolution russe. À l’opposé de la quasi-totalité de la droite et de l’extrême-droite mondiale, ils ne voient pas, dans l’Union soviétique, le danger révolutionnaire qui nécessite un cordon sanitaire. Ils considèrent essentiellement la Russie essentielle éternelle, celle qui se développe de façon efficace dans le monde moderne en ployant le communisme à ses propres fins par une ruse de l’histoire. Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette idée de base. Tout d’abord, l’idée de nation peut, sans risque pour elle, être mêlée à celle de révolution socialiste et même en tirer avantage. Ensuite, nationalisme et bolchevisme, Russie et Allemagne, se trouvent objectivement en position d’alliés contre le système bourgeois.
En politique intérieure, le national-bolchevisme présente des thèses qui se détachent nettement de celles de l’extrême-droite traditionnelle. Cette dernière est élitiste, terrienne, passéiste. Le national-bolchevisme est, quant à lui, favorable au rôle des masses dans la vie politique et se révèle un partisan enthousiaste de la modernité technique (5). La direction de l’économie par l’État, la planification, la constitution de vastes ensembles industriels, la multiplication des machines et des cités nouvelles, lui paraissent constituer une série de données positives. Il reste enfin au national-bolchevisme à concevoir l’idée d’un communisme à base aristocratique et hiérarchique, d’un socialisme communautaire et national, le vocabulaire en ce domaine étant signe d’un certain confusionnisme. Moeller Van Den Bruck est très représentatif de ce courant de pensée. Admirateur des économistes List et Rodbertus, il recherche une troisième voie au-delà du libéralisme et du collectivisme.
Convergences apparentes et divergences réelles
En apparence, les positions de la Révolution conservatrice et les thèses gaulliennes semblent s’accorder sur trois points :
• prééminence du fait national sur le communisme (notamment en Russie) ;
• nécessité de bâtir un État moderne et technicien ;
• enfin, nécessité d’une troisième voie sociale, du communisme national à la participation.
En fait, cet accord est très artificiel.
L’analyse de la Russie soviétique par le national-bolchevisme se conçoit en terme de décadence de la société occidentale. Il y a un déficit énergétique, une absence de mythes mobilisateurs dans nos sociétés. Le communisme, par opposition, a permis en Russie la construction d’un État fort et d’une dictature patriotique. Il ne faut donc pas hésiter à utiliser l’énergie du communisme pour faire prospérer la tradition nationale. Cette analyse n’est pas du tout celle de C. de Gaulle. D’une part, la façon dont il appréhende l’URSS (6) s’inscrit dans la tradition capétienne. Les nations et les États ont des rapports avec la France essentiellement liés à des constantes géopolitiques. Les relations entretenues par la France avec ces nations et ces États tiennent évidemment compte de ces mêmes constantes. La France s’adresse par ailleurs à ces États et à ces nations, quelles que soient les idéologies ou les religions qui les régissent.
D’autre part, le général de Gaulle ne pense pas en termes spenglériens. Il ne croit pas à la « décadence de l’Occident ». Il pense plus sereinement que le communisme peut éventuellement s’installer, mais qu’il passera comme toutes les idéologies et que les nations resteront elles-mêmes. Son attitude vis-à-vis de la modernité reste empreinte de la même absence de frénésie. Il admet la civilisation des masses, la technique. Il incitera l’armée à se moderniser avant la guerre et fera entrer la France dans la société industrielle sous la Ve République.
Chez lui, on ne relève donc aucune de ces nostalgies pastorales chères à l’Action française et à Pétain. Les pages consacrées à l’analyse de la société moderne sont assez connues pour que l’on évite de les citer à nouveau. Il n’empêche que s’il ne donne pas dans le refus, à l’image de G. Duhamel dans les années 30, ses écrits témoignent cependant d’une conscience des risques oppressifs du système marchand et mécanique. Son point de vue est en cela nettement plus mesuré que celui du national-bolchevisme. Par ailleurs, les thèmes de « civilisation des masses » et de « société technicienne » sont traités par de nombreux intellectuels (Gramsci, Ortega y Gasset…) pendant l’entre-deux guerres et ne relèvent pas seulement de la Révolution conservatrice.
Enfin, la participation gaullienne diffère notablement du national-bolchevisme en ce que ce dernier envisage l’intégration des travailleurs dans une perspective organiciste, quasi biologique et totalitaire : l’État doit mettre chacun à sa place. L’esprit plus contractuel de la participation s’oppose nettement à cette tendance corporatiste.
À suivre
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