Le lieu de l’essence du nihilisme accompli est donc à chercher « là où l’essence de la métaphysique déploie ses possibilités extrêmes et se rassemble en elles » (ibid.). Finalement, écrit Heidegger, « le dépassement du nihilisme exige que l’on entre dans son essence, laquelle entrée rend caduque la volonté de dépasser. L’appropriation de la métaphysique appelle la pensée à un plus initial rappel » (p. 250).
Cependant, pour faire sauter la « barrière » qui nous empêche d’entrer en recueillement dans l’essence du nihilisme, il faut encore disposer d’une parole susceptible de donner accès à la pensée de l’Etre. Il faut, en d’autres termes, abandonner la langue de la métaphysique —qui est encore celle de la volonté de puissance, de la valeur et de la Figure — car cette langu, précisément, en interdit l’accès. « La seule façon dont nous puissions réfléchir à l’essence du nihilisme, souligne Heidegger, c’est d’abord emprunter le chemin qui conduit à situer la demeure de l’Etre. Ce n’est que sur ce chemin que la question du néant se laisse situer. Mais la question de la demeure de l’Etre dépérit si elle n’abandonne pas la langue de la métaphysique, parce que la représentation métaphysique interdit de penser la question de la demeure de l’Etre ».
Or, c’est bien là ce que Heidegger reproche à Jünger : il lui reproche de s’interroger sur le nihilisme à partir d’un dire et d’une pensée qui restent tributaires de l’essence de la métaphysique. Dans la mesure où il continue à s’exprimer et à penser dans la langue de la métaphysique, qui est le lieu de l’essence du nihilisme Jünger s’enlève à lui-même toute possibilité de résoudre le problème qu’il a posé. « En quelle langue, demande Heidegger, parle la pensée dont le plan fondamental ébauche un franchissement de la ligne ? Faut-il que la langue de la métaphysique de la volonté de puissance, de la Figure et de la valeur soit encore sauvée de l’autre côté de la ligne critique ? Et si la langue, précisément, de la métaphysique, et cette métaphysique elle-même (que ce soit celle du Dieu vivant ou du Dieu mort) constituaient en tant que métaphysique cette barrière qui interdit le passage de la ligne, c’est-à-dire le dépassement du nihilisme ? » (pp. 224-225).
Nous ne pouvons donc pénétrer l’essence du nihilisme aussi longtemps que nous continuons à nous exprimer dans sa langage. C’est pourquoi Heidegger en appelle à une « mutation du Dire », à une « mue dans la relation à l’essence de la parole ». Il en appelle au Dire qui est requis pour surmonter l’oubli de l’Etre. Ce Dire capable, parce qu’il correspond à l’essence de l’Etre, d’ouvrir à la pensée l’accès de cette essence, il l’appelle «Dire de la Pensée », tout en précisant que « ce Dire n’est pas l’expression de la Pensée, mais c’est elle-même, c’est sa marche et son chant » (p. 249). Il faut, conclut-il, faire l’« épreuve du Dire qui est celui de la Pensée fidèle». Il faut « travailler au chemin ».
Comment conclure ? J’ai parlé d’un « dialogue » entre Jünger et Heidegger à propos du nihilisme, mais ce terme n’est pas tout à fait celui qui convient. Heidegger et Jünger partent souvent de prémisses analogues, mais ils parviennent à des conclusions en partie opposés. Ils sont tous deux d’accord pour estimer que le nihilisme trouve dans la technique moderne son plus solide appui, mais ils ne s’en font pas la même idée. Pour Jünger, la technique est avant tout d’essence « titanesque », alors que pour Heidegger elle est de la métaphysique réalisée. Jünger voit dans le nihilisme l’opposé des valeurs de la métaphysique occidentale et chrétienne. Heidegger y voit une conséquence ultime de ces mêmes valeurs. Jünger se borne à savoir si l’homme, dans son rapport au nihilisme, a « franchi la ligne ». Heidegger convie à s’interroger sur ce que signifie le « franchissement ». En fait, Heidegger s’appuie sur l’œuvre de Jünger pour aller plus loin et plus profond, pour élargir la perspective de réflexion, pour convier la pensée à sa propre mutation. Jünger proposait aux « rebelles » un « recours aux forêts ». Heidegger convie à emprunter un sentier forestier qui conduit à l’ éclaircie, à cette « clairière » où la vérité (alèthéia), le non-cèlement, sort enfin de l’oubli, c’est-à-dire de ce voilement millénaire qui a gouverné l’histoire de l’Europe, et dont l’accomplissement planétaire lui enjoint aujourd’hui d’avoir à en penser l’issue.
Notes :
1. Ernst Jünger, « Über die Linie », in Anteile. Martin Heidegger zum 60. Geburtstag, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1950, pp. 245-283; Martin Heidegger, « Über “die Linie” », in Armin Mohler (Hrsg.), Freundschaftliche Begegnungen. Festschrift für Ernst Jünger zum 60. Geburtstag, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1955. Le texte de Jünger a été republié séparément, chez le même éditeur, dans une version légèrement augmentée: Über die Linie, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1950, 45 p. (éd. fr.: Sur l’homme et le temps. Essais, vol. 3 : Le nœud gordien. Passage de la ligne, Rocher, Monaco 1958, trad. Henri Plard; 2 e éd. augm. d’un avant-propos de Jünger et d’une préface de Julien Hervier: Passage de la ligne, Passeur-Cecofop, Nantes 1993; 3e éd. : Christian Bourgois, Paris 1997, 104 p.). Le texte de Heidegger a lui aussi été republié séparément, sans modification, mais sous un nouveau titre: Zur Seinsfrage, Vittorio Klostermann, Frankfurt/M. 1956 (éd. fr.: « Contribution à la question de l’Etre », in Martin Heidegger, Questions I, Gallimard, Paris 1968, pp. 195-252, trad. Gérard Granel). En Italie, les deux textes ont été réunis dans un même volume: Ernst Jünger et Martin Heidegger, Oltre la linea, Adelphi, Milano 1989, trad. Franco Volpi et Alvise La Rocca. Les références de pages citées ici sont celles des dernières éditions françaises.
2. Par la suite, Jünger est quelque peu revenu sur cet optimisme: « Après la défaite, je disais en substance : la tête du serpent a déjà franchi la ligne du nihilisme, elle en est sortie, et le corps entier va bientôt suivre, et nous entrerons bientôt dans un climat spirituel meilleur, etc. En fait, nous en sommes loin » (entretien avec Frédéric de Towarnicki, in Martin Heidegger, L’Herne, Paris 1983, p. 149). Plus fondamentalement, Jünger pense que nous sommes dans une époque de transition —un interrègne —,et que c’est la raison pour laquelle il ne faut pas désespérer : « Pour ma part, je pressens que le XXIe siècle sera meilleur que le XXe »
(Entretiens avec Julien Hervier, Gallimard, Paris 1986, p. 156).
3. En fait, même vis-à-vis de ce caractère « titanesque» de la technique, Jünger reste ambigu. D’un côté, il oppose volontiers les titans aux dieux, et s’inquiète des progrès du titanisme (l’« afflux d’énergie »). Mais il écrit aussi : « On aurait tendance à craindre que les titans ne puissent apporter que le malheur, mais Hölderlin lui-même n’est pas de cet avis. Prométhée est le messager des dieux et l’ami des hommes ; chez Hésiode, l’âge des titans est l’âge d’or » (avant-propos, p. 26). Le XXIe siècle, selon lui, verra à la fois un essor sans précédent de la technique et une nouvelle «spiritualisation ».
A.B.
https://www.centrostudilaruna.it/junger-heidegger-et-le-nihilisme.html
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