• Peut-on à cet égard esquisser une comparaison entre Nasser et de Gaulle ?
Avec les réserves qui s'imposent, eu égard à toutes sortes d'évidentes différences historiques, géographiques, culturelles et personnelles, assurément oui, et jusque dans leur style politique. Comme le général de Gaulle, le lieutenant-colonel Nasser alliait un fond de patriotisme indéracinable à un “empirisme organisateur” qui leur ont permis, à l'un comme à l'autre, d'aller beaucoup plus loin qu'ils ne l'avaient au fond imaginé en franchissant le Rubicon, le 18 juin 1940 et le 22 juillet 1952. Quant aux actes politiques, je me bornerai à rappeler que la rupture de De Gaulle avec l'OTAN renvoie au refus de Nasser d'adhérer au “pacte de Bagdad”, fomenté par les Anglo-Saxons pour entraîner les Arabes dans une guerre éventuelle contre l'Union soviétique, et que le discours de Phnom Penh répond à la conférence de Bandung.
II est vraiment regrettable que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés. C'eût été un symbole magnifique. Mais après l'agression israélienne de 1967, de Gaulle a adressé à Nasser un message de soutien extrêmement fort, l'invitant à ne pas perdre courage en des circonstances qui, précisait de Gaulle lui-même, rappelaient celles qu'avaient connues la France en 1940… Et au lendemain de sa mort, alors qu'il était retiré des affaires, de Gaulle a écrit à l'ambassadeur de la RAU en France une lettre dont je voudrais citer le passage le plus significatif : « Par son intelligence, sa volonté, son courage exceptionnels, le président Gamal Abdel Nasser a rendu à son pays et au monde arabe tout entier des services incomparables. Dans une période de l'histoire plus dure et dramatique que toute autre, il n'a cessé de lutter pour leur indépendance, leur honneur et leur grandeur. Aussi nous étions-nous tous deux bien compris et profondément estimés ». Si de Gaulle était mort le premier, Nasser aurait pu écrire la même lettre à l'ambassadeur de France au Caire, en remplaçant simplement “monde arabe” par “Europe”.
Je peux maintenant livrer un petit “scoop” à nos lecteurs. Ce parallèle entre les deux chefs d'État a été magistralement dressé par Dominique de Roux dans un livre sur Nasser qui est un peu le pendant de celui qu'il a consacré à de Gaulle. Ce livre, resté à ce jour inédit, sera prochainement publié par les éditions de l'Âge d'Homme.
• Que reste-t-il de l'héritage de Nasser en Égypte et dans le monde arabe ?
Je pourrai répondre en te renvoyant la question : que reste-t-il de l'héritage de De Gaulle en France et en Europe ? II semble qu'il y ait une sorte de fatalité de la trahison… De même que le “gaulliste” Chirac aura été le liquidateur du gaullisme, de même que le “péroniste” Carlos Menem aura été celui du péronisme, les “nassériens” Sadate et Moubarak ont vidé le nassérisme de sa substance, démantelé les acquis de la révolution (notamment sur le plan agraire) et rendu l'Égypte au capitalisme international auquel Nasser l'avait arrachée de haute lutte. Il n'est jusqu'à la figure même de Nasser qui n'ait été pratiquement éliminée. II est plus facile aujourd'hui d'acheter un portrait de Nasser à Barbès qu'au Caire, j'en ai fait l'expérience… Manifestement, le souvenir de Nasser dérange un pouvoir exclusivement au service d'une grande bourgeoisie revancharde, “tenu” par les Américains et les Saoudiens, et qui interdit de transformer la maison de Nasser en lieu de mémoire alors que les anciens palais de Farouk sont désormais ouverts au public. C'est tout dire !
Toutefois, les dirigeants actuels de l'Égypte ont quelque raison de se méfier. Certes le mythe nassérien est quelque peu endormi au sein d'une population exténuée de misère par une politique économique criminelle dictée par les dogmes monétaristes du FMI, et qui n'a actuellement d'autre préoccupation que de survivre au jour le jour. La même remarque peut être d'ailleurs rapportée à l'ensemble du monde arabe et même, je dirais, du Tiers-monde. Mais ce mythe, j'ai la conviction qu'une simple étincelle pourrait le réveiller. D'où viendra-t-elle, et de quelle façon ? II est évidemment impossible de le dire. Les vives polémiques suscitées par la récente sortie, au Caire, d'une biographie cinématographique de Nasser, démontrent en tout cas que son fantôme hante toujours la vie politique égyptienne et qu'il n'a pas fini de troubler le sommeil de ses successeurs…
• Le réveil de la conscience arabe ne risque-t-il pas de se produire sous les espèces de l'intégrisme islamique, plutôt que par la résurrection d'un nationalisme de type laïque comme l'a été le nassérisme ?
C'est une question extrêmement complexe à laquelle il est dangereux de répondre par des oppositions tranchées. D'abord, il faut rappeler que, contrairement au Baas, dont la philosophie a été largement influencée par les doctrines politiques européennes, et notamment françaises, le nassérisme n'a jamais été une idéologie laïque stricto sensu. Mais à l'inverse, il faut aussi rappeler que l'islam lui-même est une religion d'une certaine façon “laïque”, dans la mesure où il n'est pas constitué en Église et où il s'identifie totalement à la société civile qu'il innerve et sacralise dans toutes ses ramifications. Beaucoup plus que le christianisme, c'est vraiment une religion, au sens étymologique et antique du terme. Cela, il n'est jamais un seul instant venu à l'esprit de Nasser de le remettre en cause, même s'il a dû combattre durement le mouvement intégriste des Frères musulmans. Si je devais, moi aussi, faire mon autocritique, je reconnaîtrais que, dans mon livre, je n'ai sans doute pas suffisamment souligné l'importance de l'islam dans la formation intellectuelle de Nasser et dans son action révolutionnaire. Indéniablement, son socialisme trouve sa source la plus profonde, et la plus naturelle, dans l'idéal d'égalité et de solidarité communautaire exprimé dans le Coran, comme il l'a d'ailleurs lui-même souligné à de nombreuses reprises.
Cela dit, il n'en demeure pas moins exact que, dans l'état actuel de décrépitude politique et de délabrement économique et social du monde musulman (et pas seulement arabe), l'intégrisme le plus radical ne peut que séduire des masses désemparées et réduites au désespoir, et il ne manque d'ailleurs pas de le faire. Mais c'est un autre débat dans lequel je ne veux pas entrer maintenant car il exige beaucoup de nuances et de finesse, et ne saurait être ramené à des schémas simplificateurs auxquels l'Occident n'a que trop tendance à recourir pour se dispenser de penser. Tout de même, j'ai pu constater en Égypte que le pouvoir, censé mener une guerre sans merci à “l'islamisme”, lui fait en réalité beaucoup de concessions et lui abandonne même des pans entiers de la vie publique, notamment dans le domaine de la culture. La persécution insidieuse et parfois brutale dont les Coptes sont par ex. aujourd'hui l'objet eût été impensable à l'époque de Nasser qui, après la guerre de 1956, aimait à rappeler que les bombes lancées par MM. Mollet et Éden sur le si pacifique petit peuple de Port-Saïd assassinaient indifféremment chrétiens et musulmans. Voilà une autre trahison du nassérisme par ses héritiers !
• Michel Marmin, Nasser, Chronique, 1998, 128 p.
► Propos recueillis par Michel Thibault, éléments n°93, 1998.
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