Pour comprendre l’économie, il faut privilégier une approche pluridisciplinaire s’appuyant sur l’histoire et la sociologie. C’est ce que propose Werner Sombart (1863-1941). Livre 2 : « Pourquoi l’esprit capitaliste a-t-il pu advenir ? »
Werner Sombart est, avec son directeur de thèse Gustav von Schmoller, l’un des chefs de file de l’école historique allemande. Il met en avant, contre l’économie classique, une approche pluridisciplinaire de l’économie, à travers une analyse sociologique et historique.
Voir aussi : La formation de l’esprit capitaliste chez Werner Sombart. Première partie
Les prédispositions au capitalisme
Sombart décide d’aller plus loin que l’analyse des seuls individus et de leurs aptitudes en s’intéressant aux grands groupes humains, les peuples historiques. Il remarque que certains peuples semblent avoir une prédisposition particulière pour le capitalisme. Ainsi, deux groupes de peuples ont des prédispositions différentes pour le capitalisme. D’un côté les peuples de héros montrent des dispositions particulières pour les entreprises violentes de grand style (brigandage, piraterie…).
Les Romains pensaient par exemple que le succès économique ne pouvait être conquis que par la pointe de l’épée. De l’autre côté, les peuples de marchands exercent une activité commerciale pacifique et ont un penchant prononcé pour la vie bourgeoise. Sombart prend l’exemple des Ecossais, des Florentins et des Juifs dont les dispositions proviennent de trois peuples, les Frisons, les Étrusques, et les Juifs.
Influences déterminantes de la philosophie et de la religion
En philosophie, les principales influences sur l’esprit capitaliste furent les philosophes empirico-naturalistes (Francis Bacon, George Berkeley, David Hume…) et des philosophes utilitaristes (Jeremy Bentham, John Stuart Mill…).
Une influence majeure sur le développement de l’esprit capitaliste provient également d’une lecture des auteurs antiques où l’on retrouve une idée de la rationalisation de l’ensemble de la vie, dans toutes ses manifestations. On assiste en fait à une réduction de la pensée stoïcienne chez les quattrocentistes qui lui donnent « un sens purement utilitaire, en enseignant notamment que le bonheur suprême de la vie consiste dans une organisation rationnelle, finaliste de la vie » (Le Bourgeois, Kontre Kulture, p. 320). Cette reprise du système stoïcien s’inspire, entre autres, d’aphorismes que l’on peut retrouver dans les pensées de Marc-Aurèle : « C’est en vue de l’utilité que la nature procède comme elle le fait » (Pensées pour moi-même, IV).
Quant à l’influence de la religion, celle-ci est primordiale d’après Sombart dans la formation de l’infrastructure socio-culturelle et de l’esprit capitaliste : elle est à la fois de nature économique mais aussi d’ordre biologique et ethnologique. Nous n’allons pas ici nous attarder sur l’influence du judaïsme que Sombart analyse de manière extensive, dans son livre Les Juifs et la vie économique, ou sur l’influence du protestantisme, qui a fait l’objet d’un développement de la part de Max Weber (contemporain de Sombart) dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, et auquel Sombart attribue une importance moindre.
Concernant le catholicisme, celui-ci a pu avoir des effets ambigus, selon les périodes et les lieux, sur le développement de l’esprit capitaliste. Sombart note tout d’abord que toute la vie sociale se retrouvait subordonnée aux préceptes de l’Église, tout particulièrement aux débuts du capitalisme, et que cette dernière aura une influence non négligeable tout au long du développement de l’esprit capitaliste en Europe.
C’est plus particulièrement dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin que l’esprit capitaliste va trouver des points d’accroche. Le thomisme, qui domine la catholicité officielle à partir du XIVe siècle, supprime le dualisme de la loi et de l’Evangile en combinant la religion de la grâce et de l’amour de saint Paul et saint Augustin avec la religion de la loi. On observe également une rationalisation de la vie : chez saint Thomas, être vertueux consiste à observer l’équilibre prescrit par la raison. L’homme impulsif va peu à peu disparaître pour laisser place à un type d’homme au psychisme spécifiquement rationnel. La morale chrétienne dénonce l’oisiveté, otiositas, pour y préférer la non-inactivité, neg-otium. La doctrine de l’Église nous enseigne que l’homme oisif commet un péché en gaspillant le temps, qui lui est si précieux. Tout ce processus de rationalisation conduit à l’application à la vie économique des règles que la religion proposait à la vie en général.
Ancrés dans leur époque, les moralistes partagent la conception du bourgeois vieux style en refusant la course aux richesses qui ne connaîtrait ni limites ni scrupules. Ils sont en ce sens à distinguer de l’homme économique moderne à proprement parler tel qu’il se développera après le XVIIIe siècle. Saint Thomas met en avant une conception « statique », précapitaliste, dans laquelle chacun occupe une place déterminée qu’il doit conserver toute sa vie durant. Toute évolution se doit d’être purement intérieure, portant uniquement sur les rapports de l’homme avec Dieu.
L’intervention de l’État permet à l’esprit capitaliste de prendre forme dans une réalité sociale concrète
Sombart s’intéresse à une autre influence non négligeable sur la formation de l’esprit capitaliste tout au long de l’Histoire, à savoir celle de l’État.
Par sa politique économique, l’État a su participer au développement de l’esprit capitaliste. Par exemple, la politique mercantiliste a été profitable aux intérêts capitalistes pendant la période du capitalisme naissant. En Angleterre, c’est le roi ou la reine qui pendant les XVIe et XVIIe siècles assurent, grâce aux ressources nécessaires dont ils disposent, la marche d’un grand nombre d’entreprises. L’État peut agir par le biais de privilèges négatifs (monopoles sur la production ou le commerce) ou positifs (protection ou encouragement d’initiatives politiques ou commerciales). Tout cela fait dire à Henri II, dans une lettre datée du 13 juin 1558, que ses « privilèges et bienfaits » ont pour objectif de stimuler les industriels « vertueux et laborieux » afin de les pousser vers des entreprises profitables.
Au XIXe siècle, l’esprit d’entreprise a été ravivé par la destruction du système du mercantilisme et des corporations au profit du nouveau droit économique, que l’on appelle la « liberté industrielle ».
Par son organisation, son administration, sa hiérarchie de fonctionnaires, l’État a représenté l’une des principales formes d’entreprise. Cela s’est manifesté principalement via son organisation militaire, son administration financière, et sa politique religieuse par l’instauration d’une Église officielle.
Au-delà de ces influences extérieures, l’esprit bourgeois a en quelque sorte réussi à prendre son autonomie après avoir mené une croisade contre la vie seigneuriale. Sombart voit dans ce renversement des valeurs aristocratiques un véritable ressentiment, dans le sens où Nietzsche l’entend, qui amène le bourgeois à en exalter les affaires pour les affaires.
Il faut ajouter à cela la destruction du sentiment religieux : l’entrepreneur n’a désormais plus besoin du sentiment du devoir pour trouver dans les « affaires » le seul et unique intérêt de sa vie. L’esprit capitaliste est désormais libéré de toutes les carcans qui auparavant l’entravaient : « Toute économie capitaliste, si elle veut prospérer, doit aller au-delà de ses besoins. C’est dans cette orientation forcée de l’activité capitaliste que réside la possibilité psychologique de l’aspiration à l’infini, laquelle ne peut être satisfaite à son tour, que par le développement de la technique moderne, qui ignore la mesure naturelle » (Le Bourgeois, Kontre Kulture, p. 503).
Conclusion : être « sage et raisonnable » ?
Bien sûr, Sombart s’intéresse à une multitude d’autres facteurs (découvertes de métaux précieux, migrations, fondations de colonies…) qui ont pu provoquer la création de l’esprit capitaliste. Par souci de concision, nous n’avons pu les traiter ici.
Finalement, toute cette évolution de l’homme vers l’esprit bourgeois l’amène à se détourner de la vie pour lui préférer un simulacre bassement matérialiste et étriqué.
C’est exactement ce que reproche Patrice à Catherine dans Les Sept Couleurs de Robert Brasillach (Lettre n°11) :
« Les mots qui reviennent dans votre lettre : sage, raisonnable. J’avais bien raison de penser que vous étiez une petite bourgeoise.
La sécurité.
Et puis aussi, quelle chose curieuse : la jeunesse. J’aime ma jeunesse, je pense que c’est un cadeau miraculeux, qu’il faut en jouir, la respirer, boire son parfum et se blesser à ses épines. Mais vous, vous avez peur de la jeunesse. À vingt ans, avoir peur de sa jeunesse, je ne puis concevoir de tare plus terrible. »
Théo Delestrade – Promotion Jean Raspail
Bibliographie
- Werner Sombart, Le Bourgeois (1913), Kontre Kulture, 2020, 532 p., 23,50 €.
Voir aussi
https://institut-iliade.com/la-formation-de-lesprit-capitaliste-chez-werner-sombart-seconde-partie/
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