Une biographie d'Ermengarde de Narbonne, éminente figure politique de l’Occitanie médiévale et protectrice des troubadours.
« A mon Tort-n’avetz en Narbonne
J’envoie mes Salutations, bien qu’elle soit loin,
Et qu’elle sache que je la verrai bientôt
Si de plus grands dessins ne me gardent pas au loin.
Que le Seigneur qui a créé toute chose
Conserve son corps tel qu’il l’a fait,
Qu’elle maintienne mérite et joie vraie
Lorsque tous les autres les abandonnent. »
Ces quelques vers furent rédigés durant le XIIe siècle par le ménestrel Peire Rogier (The Poems of the Troubadour Peire Rogier, Peire Rogier, Derek E. T. Nicholson, Manchester University Press, 1976). Le poète rend hommage à un personnage fictif, « Tort-n’avetz », qui n’est autre que la vicomtesse Ermengarde de Narbonne, éminente figure politique de l’Occitanie médiévale et protectrice des troubadours. Bien que son nom soit quelque peu tombé dans l’oubli, Ermengarde de Narbonne a joué un rôle majeur sur l’échiquier politique complexe que constitue l’Occitanie au Moyen Âge. Pourtant, rien ne prédisposait la vicomtesse à ce statut.
Née vers 1127-1129, Ermengarde est la fille du vicomte de Narbonne Aymeri II et d’Ermengarde de Servian, dont la famille est affiliée aux puissants seigneurs de Montpellier. En 1134, son père meurt au cours de la bataille de Fraga, alors qu’il affrontait les troupes almoravides au côté du roi d’Aragon, Alphonse Ier le Batailleur. Le vicomte n’ayant aucun descendant mâle pour lui succéder, Ermengarde devient de facto l’héritière de la vicomté de Narbonne, alors qu’elle n’a que cinq ans. Le choix du futur époux de cette très jeune vicomtesse suscite des tensions diplomatiques dans un contexte politique extrêmement agité. En effet, le monde occitan est secoué par « la Grande Guerre méridionale », qui a opposé les comtes de Toulouse aux comtes de Barcelone de 1098 à 1195. Le casus belli de ces affrontements est simple : ces deux grandes familles ne cessent de se disputer le contrôle du Midi toulousain, mettant en œuvre tout un jeu d’alliances impliquant de grands noms de l’aristocratie médiévale comme les vicomtes de Trencavel, les comtes de Poitiers, devenus ducs d’Aquitaine, les comtes de Rodez, les seigneurs de Montpellier ainsi que les comtes de Foix. Dans cette lutte d’influences, le contrôle de Narbonne est un enjeu crucial. Cette ville commerciale constitue un atout territorial de taille, puisqu’elle se situe à une position de carrefour entre le royaume d’Aragon au sud, le domaine des vicomtes de Trencavel à l’ouest et le comté de Toulouse au nord. Par ailleurs, Narbonne est une cité portuaire opulente : elle bénéficie d’un commerce florissant car elle dispose d’une ouverture sur l’ensemble de la Méditerranée.
Conscient de l’importance de cet atout territorial, le comte de Toulouse Alphonse Jourdain profite de la minorité d’Ermengarde de Narbonne pour se rendre maître de Narbonne en 1139 grâce à l’appui de l’archevêque de la cité, Arnaud de Lévezou. Le comte patiente jusqu’à ce que la vicomtesse atteigne l’âge nubile avant qu’un contrat de mariage ne soit rédigé le 21 octobre 1142 afin de les unir. Ce mariage est vécu comme un véritable affront par le comte de Barcelone car il remet en cause un équilibre territorial et politique durement établi. Une coalition est mise en place afin de libérer Ermengarde d’Alphonse. Le mariage est rapidement dissous, puis la jeune vicomtesse est mariée à Bernard d’Anduze. Ce dernier est le cousin germain d’Ermengarde et a quarante ans au moment des épousailles. C’est un proche allié des vicomtes de Trencavel, possédant des terres au nord de Nîmes, ainsi qu’un cousin appartenant à la famille des seigneurs de Montpellier. Le mariage est à peine célébré que Bernard sort de la vie d’Ermengarde, la laissant à la tête de Narbonne.
Dès lors, de simple pion, la vicomtesse devient une pièce maîtresse sur l’échiquier politique occitan. Durant près d’un demi-siècle, Ermengarde de Narbonne s’affirme dans le jeu des alliances diplomatiques. À quelques exceptions près, elle reste fidèle aux alliés qui lui ont permis de s’extirper du joug imposé par son premier mari, Alphonse Jourdain. La vicomtesse intervient dans chaque crise militaire ou diplomatique susceptible de nuire aux intérêts de Narbonne.
En 1148, elle épaule le comte de Barcelone dans le siège de Tortosa. En 1153, Raymond Ier de Trencavel est fait prisonnier par le comte Raymond V de Toulouse. Le prisonnier confie sa femme et ses enfants à la garde du comte de Barcelone et tient à ce que son fils soit confié à Ermengarde et à personne d’autre. En 1157, elle fait partie de la coalition formée par Aliénor d’Aquitaine et Henri II Plantagenêt, au côté de Raymond Ier Trencavel et du comte de Barcelone Raimond Bérenger IV. Le but affiché par cette grande alliance est clairement affiché : renverser le comte Raymond V et s’emparer du comté de Toulouse. Raymond V fait appel au roi de France Louis VII afin de le soutenir, et Henri II retire ses troupes.
Dans le conflit opposant le comte de Barcelone à la puissante famille provençale des Baux pour la succession du comté de Provence, Ermengarde intervient en tant que médiatrice envoyée par le comte de Barcelone afin de négocier avec Stéphanie des Baux la reddition de sa famille. En 1162, elle mène la milice narbonnaise aux côtés des armées catalanes soutenues par les Trencavel pour assiéger la ville de Baux et stopper toute velléité d’ambition politique de la part de cette famille.
En tant que vicomtesse de Narbonne, la préoccupation principale d’Ermengarde est de tout mettre en œuvre afin de protéger les intérêts de sa ville. Elle est à la tête d’une cité très prospère grâce à sa position géographique avantageuse : c’est une porte ouverte sur la Méditerranée et ses routes commerciales. Le port et le marché de Narbonne voient affluer grand nombre de marchandises telles que des dattes, des draps, des fourrures, du vin, des épices (notamment du safran, du poivre, du gingembre) ainsi que de l’étain, du cuivre et du fer. La vicomtesse possède en outre des moulins, des étangs, des marais et des champs aux abords de la ville, sans oublier des droits sur les mines d’or et d’argent situés à la Voute. Le fort potentiel économique de cette cité portuaire suscite grand nombre de convoitises : de ce fait, Ermengarde doit se battre afin de se maintenir à la tête de sa cité. Ses principaux rivaux sont les archevêques de Narbonne qui se sont succédé à la tête de la ville, se proclamant coseigneurs de la ville au même titre qu’elle.
Néanmoins, toutes ces luttes de pouvoir n’ont jamais empêché la vicomtesse d’entretenir l’une des cours les plus brillantes du Languedoc. Juristes et médecins œuvrent sous son mécénat, dont maître Géraud le Provençal, auteur de la Summa Trencensis, réunissant des commentaires à propos du Code Justinien. En outre, à l’époque où la fin’amor connaît un franc succès dans les milieux aristocratiques occitans, Ermengarde s’érige en protectrice des troubadours en accueillant grand nombre d’entre eux à sa cour. Quelques grands noms de l’amour courtois séjournent à Narbonne, et font l’éloge de la vicomtesse dans leurs chansons. Parmi ces troubadours célèbres, on trouve Bernard de Ventadour, Peire Rogier, Giraut de Bornelh, Peire d’Alvernhe et la troubaïritz Azalaïs de Porcairagues. La Saga des Orcadiens (Orkneyinga saga), rédigée au XIIIe siècle, semble faire également allusion à la vicomtesse. On raconte que le jarl Ragnvald Kali Kolsson aurait fait étape à Narbonne alors qu’il se rendait en pèlerinage à Jérusalem et aurait eu une liaison avec la vicomtesse. Difficile de démêler le mythe de la réalité dans ce récit, mais il n’en demeure pas moins que la renommée d’Ermengarde semble dépasser les frontières languedociennes.
Non contente d’exercer une influence politique et culturelle majeure, Ermengarde de Narbonne s’est attachée, comme la plupart des femmes nobles de son temps, à effectuer grand nombre de donations religieuses. Le plus connu de ces legs concerne l’abbaye de Fontfroide. Fondée en 1093 par le père d’Ermengarde, le vicomte Aymeri II, l’abbaye est rattachée à l’ordre des Cisterciens vers1145. En 1157, la vicomtesse fait don à la fondation d’un vaste ensemble de terres entourant le monastère. Cette donation contribue à faire de Fontfroide l’une des abbayes les plus puissantes d’Europe occidentale. Bien qu’Ermengarde ne soit pas enterrée dans cette abbaye, ses héritiers le sont jusqu’à l’inhumation du dernier vicomte de Narbonne en 1422, révélant ainsi la fonction de nécropole vicomtale jouée par Fontfroide. Ce site, rattaché au nom de la vicomtesse et à ses héritiers, semble immuable et invincible à l’usage des années. Situé non loin du mont des Corbières, ses deux avant-cours, construites au XVIIIe siècle, sont encore visibles. Le monastère a également conservé son couloir des convers, un cloître tout a fait remarquable ainsi que sa salle du chapitre. Tout autour de ces murs austères, se dresse un jardin majestueux, permettant une promenade totalement hors du temps et hors du monde…
La fin de la vie d’Ermengarde est marquée par une triste ironie : celle qui avait su contrer toutes les duperies et attaques venant des autres familles rivales ne vit pas venir la trahison au sein de son propre clan. N’ayant jamais eu d’enfant, la vicomtesse désigne comme successeur son neveu Pedro de Lara. Trop impatient d’accéder au pouvoir, ce dernier s’attribue le titre de vicomte à partir de 1192 et se comporte comme s’il avait déjà tous les pouvoirs seigneuriaux. Ermengarde est chassée de la ville et tous ses alliés de longue date la délaissent au profil de son neveu. Elle meurt en 1196, exilée en Roussillon et abandonnée de tous. Celle qui fut l’une des femmes de pouvoir les plus puissantes d’Occitanie repose aujourd’hui dans l’ancienne commanderie templière du Mas-Dieu, près de Perpignan.
Même si le nom d’Ermengarde de Narbonne est longtemps tombé dans l’oubli, il est intéressant de constater à quel point le parcours de cette femme fascine par l’héritage politique qu’elle lègue à ses successeurs, son dévouement sans faille à la cité narbonnaise et l’image de femme idéale transmis par les troubadours à travers les siècles.
Bibliographie
- Fredric L. Cheyette, Ermengarde de Narbonne et le Monde des Troubadours, 2006, éd. Perrin
- Frédéric Sartiaux, Fontfroide, une abbaye cistercienne en pays cathare, 2015, éd. Dominique Guéniot
Photo : planche (détail) tirée du Codex Manesse (ca 1310 – 1340), contemporain d’Ermengarde de Narbonne dont il n’existe pas de portrait connu. Source : Wikimedia
https://institut-iliade.com/ermengarde-de-narbonne-1127-1196/
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