(L’empereur en pénitent à Canossa, à la porte du pape)
Cet article a été initialement publié pour le site Liberté politique.
C’EST A UNE FEMME que l’Église de Rome doit d’avoir conservé son indépendance. La comtesse Mathilde qui rendait l’esprit dans sa soixantième année, ce soir du 24 juillet 1115, avait bataillé sans relâche pour le pape.
Son nom est aujourd’hui oublié, mais la forteresse de Canossa devant laquelle l’empereur Henri IV s’humilia durant l’hiver 1077 pour obtenir d’être reçu par le pape Grégoire VII, appartenait à Mathilde de Toscane. Après avoir barré la route aux armées impériales avec ses propres forces, elle avait organisé la réconciliation entre le pontife et l’empereur.
Le saint-empereur romain germanique, réformateur de l’Église
Au commencement du XIe siècle, la papauté traversait une dramatique crise d’autorité. Les factions aristocratiques romaines se disputaient l’élection au trône pontifical, chacune défendant son candidat, dont l’autorité réelle en sortait considérablement limitée. Dans le reste de l’Europe, les pressions politiques et la simonie étaient devenues une pratique fréquente dans les nominations épiscopales. La décadence des mœurs ecclésiastiques, le pillage des biens de l’Église se répandaient.
Aucun souverain et aucune puissance spirituelle ne semblaient en mesure d’arrêter cette débandade. L’empereur germanique, seul, disposait de la force suffisante pour réformer l’Église. En 1027, l’empereur Conrad II était sacré, à Rome, par le pape Jean XIX. Ce dernier, prisonnier des clans romains, ne put que s’incliner lorsque Conrad II, profitant de sa présence en Italie, s’érigea en arbitre du concile réformateur alors réuni au Latran. Cette irruption du pouvoir politique dans les affaires de l’Église n’était pas neuve. Elle avait déjà produit de beaux fruits sous Pépin le Bref et Charlemagne au VIIIe siècle. Cette fois, ce fut l’introduction de la réforme clunisienne en Allemagne, le redressement de l’état moral de l’épiscopat allemand et italien, la pacification de la moitié nord de la péninsule. Le gain était énorme pour l’Église.
Mais en nommant lui-même les évêques et les abbés de monastères, l’empereur avait pour ainsi dire confisqué le pouvoir spirituel.
Ce remède à une situation exceptionnelle était-il durable ?
Entre 1033 et 1056, son fils Henri III maintint la même politique, accentuant la réforme de l’Église dans ses domaines, repoussant les païens toujours plus à l’Est, assurant enfin la paix à Rome. Là-bas, en effet, l’éloignement du pouvoir impérial rendait l’autorité du pape toujours fragile. En 1046, il régnait pas moins de trois papes, élus par les factions aristocratiques de la ville ; Grégoire VI, Sylvestre III et Benoît IX.
Henri III fit déposer les trois pontifes et élire son protégé, l’évêque allemand de Bamberg, qui prit le nom de Clément II. Dans la suite, les papes allemands se succédèrent, accentuant la réforme appelée par la suite grégorienne, qui rendit son autorité et sa droiture évangélique à l’Église médiévale. Ils étaient aussi, en Italie, les promoteurs des intérêts de l’empereur, notamment contre les Normands et les Byzantins présents dans le sud. C’est dans cette cour pontificale restaurée que faisait ses armes un moine toscan, élevé au cardinalat, Hildebrand. Celui-ci était un farouche partisan de l’autonomie du pouvoir pontifical par rapport à l’empire, et de la primauté du spirituel, universel, sur le temporel, étatique. La mort d’Henri III en 1056 laissait un empereur enfant, Henri IV. La régence allait être l’occasion inespérée, pour la papauté, de reprendre son pouvoir.
La querelle des investitures
Le cardinal Hildebrand était devenu faiseur de papes et avait poussé l’élection de l’énergique Alexandre II.
En 1073, à Milan, le clergé avait choisi un évêque, Atton, tandis que le jeune Henri IV avait nommé Godefroy. Le pape avait alors excommunié les conseillers de l’empereur, considérant que l’élection archiépiscopale n’appartenait pas au pouvoir politique, qui violait le droit canon.
En 1075, Hildebrand accédait lui-même au souverain pontificat, sous le nom de Grégoire VII. Il renouvela la sanction. Mais, pensant régler la question, Henri IV choisit un nouveau candidat, son propre chapelain, Tedald, qu’il imposa contre les deux précédents. Immédiatement le pape Grégoire dénonça vivement cette décision et rappela l’absolue suprématie du pouvoir pontifical, dans tous les domaines, y compris politiques.
Le soutien normand
L’autorité de l’empereur était bafouée. L’épiscopat allemand, majoritairement, suivait son jeune souverain, tandis qu’en Italie le pape pouvait s’appuyer sur ses anciens ennemis normands, devenus de solides soutiens.
En 1076, les évêques d’Allemagne, réunis à Worms, dénoncèrent leur soumission au pape et invitèrent Henri IV à le déposer. En réponse, le pape fit condamner par un synode la décision de Worms et excommunia Henri IV, déliant tous ses sujets de leur serment de fidélité.
Plusieurs princes allemands, notamment en Allemagne du sud, se soulevèrent, prêts à déposer l’empereur. Grégoire VII n’en voulait pas tant, qui redoutait la guerre civile plus que la querelle des investitures. Il fit savoir à l’empereur qu’il était prêt à le recevoir pour négocier.
Henri IV se rendit à l’invitation du pontife, descendant en Italie à la tête de ses troupes, tandis que Grégoire VII siégeait à l’abri des hauts murs de Canossa, forteresse mise à sa disposition par la comtesse de Toscane, Mathilde, intraitable soutien du pape en Italie du nord, fine lettrée, proche de Hugues, abbé de Cluny, partisane de la réforme de l’Église.
Hugues de Cluny et Mathilde de Toscane étaient aux côtés du pape, qui refusait de recevoir Henri IV, aux portes de la forteresse, pieds nus et ceignant le cilice. Ce n’est qu’au troisième jour de prières des deux alliés de Grégoire VII, que celui-ci daigna ouvrir sa porte à Henri IV humilié. L’empereur faisait amende honorable, promettait de se réconcilier avec ses princes en révolte. Le pape levait l’excommunication.
Dans l’empire, cependant, la guerre civile levée par le pape Grégoire n’était pas prête de s’éteindre. L’aristocratie saxonne et bavaroise était contre Henri IV, qui pouvait compter par ailleurs sur l’épiscopat, dont il assurait toujours les nominations, au grand dam du pape.
Canossa avait été un tournant permettant d’affirmer la puissance pontificale et ses soutiens, mais il n’avait rien réglé de définitif.
Vers un compromis
En 1077, un anti-roi, Rodolphe, avait été élu contre Henri IV. En 1080, confronté à la désobéissance renouvelée de l’empereur, Grégoire VII prenait fait et cause pour Rodolphe. Un synode des évêques d’Allemagne prononça derechef la destitution du pape, et en 1081, malgré la résistance de Mathilde de Toscane, dont les châteaux bloquaient la route de Rome, Henri IV campait aux portes de la Ville éternelle. Intransigeant devant qui voulait le forcer, Grégoire VII vit s’éloigner une partie de ses soutiens, même italiens, à l’exception de Mathilde, toujours fidèle, et des Normands chez lesquels il avait pu se réfugier après la chute de Rome.
La mort de Grégoire VII, en 1085, allait permettre de débloquer la situation. Henri IV parvint à rétablir son autorité dans l’empire, avec l’aide de son fils Conrad, tandis qu’en Italie, papes et antipapes se succédaient jusqu’à l’élection, en 1088, d’Urbain II, vieil allié de Grégoire VII.
Manœuvres diplomatiques
Tenant de la ligne de son prédécesseur de glorieuse mémoire, Urbain II accéléra le rythme des réformes, dans toute la chrétienté. Par ailleurs, pour accroître son indépendance en Italie, il se trouva un soutien en Allemagne, qui serait comme un coin planté dans le flanc d’Henri. Le jeune fils du duc de Bavière, Welf, fut donné en mariage à l’alliée de toujours, Mathilde, alors âgée de quarante-trois ans… Avec un pied dans l’empire, Mathilde de Toscane multiplia les manœuvres diplomatiques, obtenant du fils d’Henri IV, Conrad, qu’il trahisse son propre père, en acceptant la couronne d’Italie, c’est-à-dire la moitié nord du pays.
En 1095, Urbain II prêchait la croisade et faisait l’unité de la chrétienté autour de lui. La libération de Jérusalem en 1099 confirmait cette position. Il mourut la même année. Mais son successeur, Pascal II, allait toucher les derniers fruits de cette active politique. En 1102, Mathilde léguait l’intégralité de son patrimoine territorial à la papauté. En 1106 mourait Henri IV.
Un droit inaliénable
Largement grâce à Mathilde, le pape semblait vainqueur, mais la querelle n’était toujours pas réglée. À partir de 1111, l’empereur Henri V, fils cadet d’Henri IV, reprit les négociations. Ses ambassadeurs faisaient valoir que le pouvoir politique était fondé à décider des nominations, considérant les biens considérables qui avaient été légués par lui aux évêchés et aux abbayes, et dont la bonne gestion était un enjeu de gouvernement. La réponse des légats de Pascal II fut cinglante ; l’Église était prête à renoncer à tous ses biens pour retrouver le droit entier de nommer elle-même ses évêques et ses supérieurs de monastères.
Rome en prenait à son aise, et le clergé allemand, lui, était bien décidé à conserver son patrimoine, même au risque du schisme en maintenant la pratique de la nomination par l’empereur. La même année, Henri V, par un coup de force, s’emparait de Rome et contraignait le pape Pascal II, prisonnier, à lui octroyer le droit de nomination des évêques. L’Église d’Occident, y compris dans certains diocèses d’Allemagne, protesta contre le coup de l’empereur Henri.
L’année 1115 fut celle du point culminant du conflit. Mathilde de Toscane s’éteignait, mais son œuvre avait porté des fruits remarquables. Le légat du pape en Allemagne prononça l’excommunication de l’empereur Henri V à Pâques 1115. Dans tout l’empire c’était la révolte des princes contre le souverain. À Rome, Pascal II, libéré de la tutelle impériale, confirmait son autorité.
La comtesse Mathilde, dans ses dernières années, avait tenté d’achever son œuvre par une réconciliation avec l’empereur. Pour cela elle avait promis une partie de son patrimoine, en 1111. Le même bien légué deux fois, l’empereur Henri en profita, durant l’été 1115, pour conquérir son bien toscan. C’était une manière d’échapper par le haut au désordre de l’empire.
Le concordat de Worms
En 1118, Pascal II mourait. De nouveau, papes et anti-papes, c’est-à-dire candidats de l’empereur et des cardinaux romains, s’opposèrent. Il fallut attendre 1119 pour retrouver un unique évêque de Rome, Calixte II.
Le pape Calixte était décidé à rétablir l’unité de l’Église dans l’empire et la paix avec Henri V. Celui-ci, toujours confronté à la révolte de ses princes, ne pouvait plus agir autrement qu’en négociant.
Le 23 septembre 1122, enfin, les deux parties aboutissaient à un compromis, le concordat de Worms. C’est l’empereur qui serait le garant de la liberté des élections épiscopales par les chapitres cathédraux. Il confierait également son pouvoir temporel à l’évêque par la remise du sceptre. Mais pour la nomination elle-même de l’évêque, à défaut de pouvoir choisir entre le pape et l’empereur, il fut décidé que l’investiture proprement dite serait donnée par l’évêque métropolitain, l’archevêque. Ainsi, sans tomber entre les mains de Rome, ce qui préservait la susceptibilité et l’indépendance de l’Église d’Allemagne, le choix des prélats échappait au pouvoir politique, qui revenait à l’autorité ecclésiastique seule.
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Restaurée par les empereurs dans sa splendeur après des décennies de crise, l’Église avait su, au prix d’une longue lutte, s’affranchir d’eux et ainsi achever l’œuvre de reconstruction entamée par la réforme grégorienne.
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