« Vivre ensemble » : telle est l’injonction faite aux Européens en ce début du XXIe siècle. « Vivre ensemble » avec ceux dont on ne partage ni les origines, ni les mœurs, ni les coutumes, ni les interdits, ni la religion, ni la civilisation. Tel est le commandement diversitaire qui s’impose dans tous les pays européens. Au nom du multiculturalisme en Grande-Bretagne, dans les pays scandinaves, l’Allemagne et la Belgique. En France, par référence à une conception dévoyée de l’assimilation, devenue « intégration » et « inclusion ». Le tout sur fond d’une inversion du niveau des contraintes imposé à ceux d’ici, d’un côté, à ceux venus d’ailleurs, de l’autre. L’habituelle exigence d’adaptation des immigrés aux règles des pays d’accueil a été abandonnée, rendant la cohabitation plus difficile encore. Alors, pour rendre possible un « côte à côte » de plus en plus conflictuel, les élites progressistes ont mis en place une redoutable mécanique de déconstruction des traditions, de l’histoire, des références culturelles et religieuses. Il s’agit de faire croire qu’il n’y a plus ni passé, ni avenir, ni homme, ni femme, ni Blanc, ni Noir, ni chrétien, ni non chrétien. Les oligarques mondialistes ont renoncé à acculturer les autres, ils ont préféré déraciner les nôtres. Le Grand Bouleversement est mis au service du Grand Remplacement. Le Grand Effacement de la mémoire prépare le Grand Remplacement des peuples. Un tel phénomène est sans précédent.
Une ligne claire depuis l’aube grecque
Car malgré des ruptures historiques, l’histoire des Européens reste marquée par une profonde continuité depuis l’aube grecque. Et par une succession de renaissances, c’est-à-dire de retour aux sources. Renan l’avait rappelé, dans sa célèbre conférence de 1882 (souvent interprétée à tort comme une négation du rôle des origines), « Qu’est-ce qu’une nation ? ». Le chant spartiate (« Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes ») est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie. Les Athéniens, les Spartiates, les Thébains, les Éginois, les Milésiens et les citoyens des autres cités ne se pensaient pas Grecs mais ils se savaient Hellènes face aux Barbares. Ils surent s’unir face au Grand Roi perse avant de tomber sous la domination macédonienne puis romaine.
Voici la première étape de la longue continuité européenne : la Grèce vaincue apporte aux Romains son épopée (l’Iliade et l’Odyssée qui ont inspiré l’Énéide), sa mythologie et ses métamorphoses, sa philosophie (Platon, Aristote, Marc Aurèle, Lucrèce), ses mathématiques et son astronomie, sa rhétorique, son art – la sculpture en particulier. Les élites romaines sont bilingues et parlent le grec aussi bien que le latin. Rome étend son règne sur toute la Méditerranée (Mare nostrum), du Pont-Euxin (la mer Noire) aux Colonnes d’Hercule (le détroit de Gibraltar). Rome y répand son droit, son organisation mais aussi la culture grecque. À l’aube du Ier siècle, Octave Auguste, l’un des plus grands hommes d’État de l’histoire, fonde une construction politique qui dure quatre siècles. Davantage encore si l’on pense à son lointain héritier, le Saint Empire romain germanique qui se perpétue jusqu’en 1806. Et même jusqu’à aujourd’hui à travers l’idée d’empire qui reste fortement présente en Europe (1).
Les fractures se multiplient au IVe siècle. Les Barbares franchissent les frontières. L’instabilité politique s’installe. La vieille religion romaine décline. Le christianisme s’impose. Les vieux Romains – Celse, Ammien Marcellin, Symmaque – voient avec peine le monde du mos majorum (les règles de conduite des ancêtres) s’effondrer. Aujourd’hui encore, la chute de l’Empire romain reste un sujet de méditation.
Une histoire faite de multiples renaissances
Mais, par-delà la rupture, c’est le plus souvent la continuité qui l’emporte. Issu d’une secte juive, le christianisme s’hellénise rapidement. Les Évangiles sont écrits en grec. La philosophie et les mythes grecs nourrissent ce qu’il convient désormais d’appeler l’helléno-christianisme (2). Formés à la rhétorique latine, les auteurs chrétiens comme Tertullien ou Augustin d’Hippone reprennent les réflexions de Cicéron, Sénèque et Tite-Live sur les grandes figures romaines tel le consul Regulus, héros victorieux, puis malheureux, de la première guerre punique. Général et consul romain lors de la première guerre punique, Regulus s’empara de Tunis en 255 avant notre ère. Mais un revers de fortune conduisit ensuite à une défaite romaine. Fait prisonnier, il fut chargé par les Carthaginois de porter des propositions de paix à Rome. Il déconseilla au Sénat romain de les accepter. Puis, fidèle à la parole donnée, Regulus retourna se constituer prisonnier à Carthage où il fut torturé et mis à mort. Son histoire et son attitude ont nourri les réflexions des philosophes, des apologistes et des théologiens.
La relation nouée entre l’empire et le christianisme est une double hélice. Le christianisme primitif est souvent considéré comme un ferment de dissolution de la société romaine. Mais, après la chute de l’Empire romain d’Occident, c’est l’Église qui le prolonge en reprenant son organisation et ses structures territoriales : les évêques remplacent les préfets. Quand, en 496, Clovis abandonne le paganisme pour adorer le « dieu de Clotilde », il choisit d’abord l’orthodoxie catholique qui lui assure le soutien des évêques, plutôt que l’arianisme, hérésie niant la consubstantialité du père et du fils, en vogue chez les Germains convertis. Là encore, c’est la marque d’une forme de continuité impériale.
L’histoire du Moyen Âge est ponctuée de renaissances. C’est-à-dire de retour aux sources : renaissance carolingienne, renaissance ottonienne, renaissance du XIIe siècle. Les bons manuels d’histoire de France – tant qu’il en existait encore – présentaient Charlemagne comme l’inventeur de l’école. Une manière imagée d’évoquer la renaissance carolingienne : renouveau des études, présence de lettrés à la cour, développement des bibliothèques, redécouverte de la langue et des écrits latins, promotion des arts libéraux : trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) et quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie). Une renaissance d’ailleurs contestée par certains historiens qui considèrent qu’il n’y a pas de rupture au cours des « âges [réputés] sombres » du Ve au VIIIe siècle. C’est néanmoins à Rome, à Noël 800, qu’a lieu le sacre de Charlemagne, acte refondateur de l’empire.
Passons deux siècles et c’est la renaissance ottonienne qu’il faut évoquer. Là aussi, avec ses grands intellectuels, comme Gerbert d’Aurillac, le pape de l’an 1000. Et un renouveau artistique, qu’il s’agisse d’églises, de palais ou d’enluminures. La lumière vient de l’Empire romain d’Orient grâce à l’impératrice Théophano, princesse byzantine, épouse d’Otton II. La langue et la pensée grecques sont de retour et de grandes églises d’inspiration byzantine sont construites. Dix siècles plus tard, la capitale de l’empire ottonien, Quedlinburg, miraculeusement épargnée par les bombardements anglo-américains lors de la Deuxième Guerre mondiale, reste un joyau d’architecture médiévale et Renaissance.
Encore deux siècles et voici la renaissance du XIIe siècle, prélude au Temps des cathédrales (3) et aux grandes discussions théologiques autour du thomisme et du nominalisme. Sylvain Gouguenheim – dans un ouvrage (4) qui a indigné les esprits sectaires – a montré que l’abbaye du Mont-Saint-Michel avait accueilli les traducteurs d’Aristote du grec en latin, sans passer, comme la vulgate islamophile le prétend, par le syriaque et l’arabe. La diffusion dans toute l’Europe de ces traductions de textes antiques venus directement de Constantinople sans les détours d’El Andalous fut considérable. Elle a inspiré à Bernard de Chartres (autour de 1100) cette réflexion : « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, ainsi pouvons-nous voir mieux et plus loin qu’eux, non que notre vue soit plus perçante ou notre taille plus élevée, mais parce que nous sommes soulevés en l’air et portés par leur hauteur gigantesque. » Une expression d’une grande force, reprise plus tard par Newton, pour souligner le rôle fondamental de la transmission.
La chute de Constantinople
1453 est une date clé de l’histoire du monde, qui voit la chute de Constantinople et de l’Empire romain d’Orient. Pour beaucoup d’historiographes, c’est la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance. La grande. En fait, l’ascendant des textes antiques sur l’Occident est bien antérieur à la conquête de Byzance par les Turcs. C’est le Quattrocento italien qui marque le début de la Renaissance. Reste que la chute de Constantinople accélère cette transmission et cette acculturation en conduisant beaucoup de lettrés byzantins à se réfugier en Italie. Sculpture, peinture, littérature : l’Antiquité revient en force dans l’art et la vision du monde européen. En peinture, l’art du portrait, reconnaissance du caractère unique de la personne, se développe. Et la grande peinture – histoire ou mythologie, héritées de l’Antiquité – prend une place croissante à côté des tableaux religieux. Ce formidable essor se prolonge avec l’art classique et l’art baroque.
Précédé par La crise de la conscience européenne (1685-1715), l’avènement des Lumières fait basculer l’Europe vers la modernité (5). Jusqu’en 1750, la question de l’identité ne se pose pas : chaque homme appartient à un lieu, il est le produit d’un héritage. Et il en est globalement ainsi de la religion selon le principe appliqué en Allemagne : cujus regio, ejus religio (dans chaque principauté chaque homme suit la religion du prince). Ce sont les Lumières qui posent la question de l’identité « construite » en affranchissant l’homme de sa naturalité au nom du libre choix. Dans la foulée, les révolutions américaine et française émancipent les sujets du monarque, des corporations, des États et du patrimoine culturel et religieux. Pour le meilleur et pour le pire.
Les fourgons de la Grande Révolution éveillent le sentiment national des peuples. Le XIXe siècle est celui des nationalités. De 1789 à 1945, le problème de l’identité se règle dans le cadre réducteur des nations. Sans pour autant que l’idée d’empire disparaisse : empire français (Napoléon Ier et Napoléon III), empire d’Autriche, héritier du Saint Empire, empire russe, ce dernier voyant en Moscou la troisième Rome qui a repris le flambeau de Constantinople.
Le désastre de 1914-1918 débouche sur le nihilisme contemporain. La guerre industrielle discrédite les valeurs héroïques. La paix de Versailles crée les conditions de la catastrophe suivante. L’identité nationale se disloque après 1945. Adossée à la condamnation du national-socialisme, la culpabilité de l’Allemagne est progressivement étendue à toutes les nations européennes. Une culpabilité bientôt élargie à la critique du colonialisme et de l’esclavage, que pourtant les Européens – à la différence de tous les autres peuples – ont aboli. En lieu et place d’une histoire mettant en perspective de hauts faits, sans pour autant nier les chemins de traverse, on inculque aux Européens un « devoir de mémoire » frelaté et destructeur. « Un devoir de mémoire » dans lequel la continuité de l’histoire européenne et de ses valeurs semble définitivement perdue.
Retrouver le fil de la continuité
S’ils veulent inscrire leur marque dans le siècle qui commence, et non finir dans les poubelles de l’histoire, les Européens sont appelés à se ressaisir et se ressourcer. Sortir de l’ère des ruptures (1789, 1945, 1968) et reprendre le fil de la continuité. Connaître, reconnaître et assumer avec fierté leurs origines : ethniques, civilisationnelles, religieuses. Le peuplement de l’Europe, tel qu’il est resté sans changement jusqu’au milieu du XXe siècle, remonte à 5 000 ans. Lorsque le peuple européen d’origine a entrepris sa dispersion en quittant les steppes pontiques vers l’est et la Sibérie, vers le sud, la Perse et l’Inde, et surtout vers l’ouest, c’est-à-dire l’Europe. Les hommes et les femmes de la civilisation de la céramique cordée ont occupé progressivement l’Europe occidentale. Une terre vide d’hommes pour l’essentiel, à l’exception d’un petit nombre de chasseurs-cueilleurs auxquels les conquérants indo-européens se sont unis. Là est le fondement ethnique du peuple européen.
Là est aussi l’origine de sa civilisation. De ses langues – slaves, germaniques, celtiques, romanes –, toutes dérivant d’une origine commune. De leur vocabulaire, de leur syntaxe. Là est aussi la source d’une cosmogonie partagée. Et d’une organisation sociale structurée autour de la hiérarchisation et de la distinction des fonctions de souveraineté (magico-religieuse), de défense (extérieure et intérieure) et de production et de reproduction. Et d’une conception du monde fondée sur la représentation et sur l’incarnation comme sur le respect dû aux femmes. Pour protéger leur espace, leur univers, leur continent, les Européens ont dû lutter contre le monde extérieur. Il y eut la lutte de l’Orient contre l’Occident. Avec la victoire des libertés grecques contre l’Empire perse. La victoire de la raison romaine face à Carthage. La victoire des Romains et de leurs alliés barbares face aux hordes hunniques venues d’Asie aux Champs catalauniques. Puis, durant quatorze siècles, la chrétienté et l’islam s’affrontèrent à travers la Reconquista de la péninsule ibérique, les croisades et la lutte contre le Grand Turc. Et, il est aussi juste de parler d’identité chrétienne de l’Europe, union du message évangélique, de la raison romaine et de la pensée grecque, alliance de culture savante et de foi populaire, magnification d’une géographie sacrée millénaire, harmonie du ciel et des sources.
Car qu’est-ce qu’un peuple ? Des origines communes, une géographie partagée, un espace ordonné de la même manière, des intérêts communs. Tout cela, les Européens le possèdent. Et les exigences de Renan ne sont pas insurmontables : « Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » Dit par Dominique Venner : « L’Europe n’est pas née des traités de la fin du XXe siècle, elle est issue de peuples frères qui, entre la mer Baltique et l’égée, sur quelques milliers d’années, donnèrent naissance à une communauté de culture sans égal ». Il est temps – plus que temps – pour les Européens de se réapproprier leur héritage. De se ressourcer dans les hauts lieux, les paysages sublimes, les grands musées, l’héritage des bibliothèques, la vie des hommes illustres, le souvenir des hauts faits.
Pour un réveil européen, Nature – Excellence – Beauté, ouvrage collectif présenté par Philippe Conrad et Grégoire Gambier, dirigé par Olivier Eichenlaub, Éditions de La Nouvelle Librairie, collection « Iliade », septembre 2020, 192 pages, 16 euros.
Notes
- Thibaud Cassel et Henri Levavasseur, « L’idée impériale en Europe », dans Ce que nous sommes (collectif, Pierre-Guillaume de Roux – Institut Iliade, 2018).
- Yvan Blot, L’Héritage d’Athéna – Les racines grecques de l’Occident (Les Presses bretonnes, 1996).
- Georges Duby, Le Temps des cathédrales (Gallimard, 1976).
- Sylvain Gouguenheim, Aristote au mont Saint-Michel (Seuil, 2008).
- Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne (Boivin et Cie, 1935).
https://institut-iliade.com/pour-une-renaissance-europeenne-retrouver-le-fil-de-la-continuite/
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