En prolongement du colloque de l’Institut Iliade consacré cette année au thème de la nature, il nous a paru opportun d’étudier la manière dont cette dernière se caractérise chez trois romanciers provençaux d’importance : Jean Giono, Henri Bosco et Joseph d’Arbaud.
Parmi les thèmes majeurs de la littérature des années 1930-1940 figure sans aucun doute le retour à la terre ; et les œuvres de Jean Giono et Henri Bosco l’illustrent largement. Dans Que ma joie demeure (1935), un personnage mystérieux, Bobi, se présente aux habitants du plateau déshérité de Grémone et leur apprend à vivre sainement et simplement, en harmonie avec la nature. Le livre aura un impact certain, au point que Jean Giono deviendra le maître à penser d’une partie de la jeunesse et qu’il enseignera in situ le retour à la terre.
En effet, il invitera plusieurs des admirateurs lui ayant écrit à le rejoindre sur le plateau du Contadour (l’avatar réel du plateau de Grémone). La petite communauté acquerra finalement deux fermes et décidera de se retrouver deux fois l’an – ce qu’elle fera jusqu’à la déclaration de guerre de 1939. En retour, l’expérience inspirera un livre à Giono, Les Vraies Richesses (1936), dédié « à ceux du Contadour » et opposant aux joies de la vie rurale « l’entassement[1] » des gens de Paris, qu’un travail « laid, inutile et dévorant[2] » épuise et qui n’ont pour certains « plus senti de terre sous leurs pieds depuis qui sait combien ». Giono va jusqu’à faire du mouvement d’éloignement de la terre la cause fondamentale du malheur : « Les hommes ont créé une planète nouvelle : la planète de la misère et du malheur des corps. Ils ont déserté la terre[3]. »
Dans Le Mas Théotime d’Henri Bosco, le narrateur, qui a vécu à la ville, hérite de la ferme de son grand-oncle : il y trouvera le bonheur, en dépit de son cousin/voisin Clodius qui le poursuivra de son mépris pendant une grande partie du roman. Les derniers mots sont explicites : « Et de la voir ainsi je me sentais heureux, parce qu’elle […] marchait près de moi, avec confiance, à pas lents, comme une vraie femme de la terre. »
Ces œuvres abondent en images de fertilité : le jardin paradisiaque de la Fleuriade dans L’Âne Culotte, que M. Cyprien fait naître d’un pan de montagne où il n’y avait que des rocs et des ronces ; les hectares de forêt plantés par Elzéard Bouffier, qui redonnent vie au « désert lavandier »… La fertilité de la nature est souvent associée à la fertilité féminine : ainsi, c’est l’arrivée d’Arsule qui permettra de faire renaître le village déserté d’Aubignane. À la fin du roman, Panturle a la satisfaction de contempler la terre « toute ronde » qui s’est mise à « mûrir comme un fruit[4] », tandis que sa femme est enceinte de son premier enfant. Même dénouement heureux dans Un de Baumugnes : après avoir libéré Angèle, Albin retourne dans son village de Baumugnes ; et le narrateur découvre à la fin que sa famille s’est heureusement élargie.
La sympathie entre la terre et les hommes est affirmée à plusieurs reprises. Les lignées ont un rôle très important dans Le Mas Théotime et dans Malicroix : la psychologie complexe du personnage principal est expliquée à chaque fois par des considérations sur les ascendances paternelle et maternelle. Les Dérivat sont notés depuis longtemps pour l’égalité de leur caractère ; et Pascal lui-même attribue sa sauvagerie au sang des Clodius : « nos humeurs avaient une commune source, qui était notre sang[5] ». Fatalité pouvant rappeler le Zola des Rougon-Macquart… Dans Malicroix, les Mégremut sont « doux et patients[6] », mais le narrateur fera preuve, comme son grand-oncle maternel, d’une force de caractère peu commune. Bosco croit au lien du sang et au lien entre le sang et la terre. Les Dérivat sont associés étroitement à Sancergues, où ils ont vécu sans heurts depuis plusieurs générations ; et de la même façon, la terre prospère et paisible du Castelet a infléchi le tempérament des Mégremut. Dans Regain, la vieille Mamèche ne reste à Aubignane que parce que le sang des siens repose dans la terre : « Moi, tout ce qui me tenait le cœur, c’est devenu l’herbe et l’eau de cette terre et je resterai ici tant que je ne serai pas devenue cette terre, moi aussi[7]. » Albin emporte son village avec lui : « Moi, j’ai dans moi Baumugnes tout entier, et c’est lourd, parce que c’est fait de grosse terre qui touche le ciel, et d’arbres d’un droit élan[8] ». Il est son village : « C’est son pays qui l’avait fait ce qu’il était ».
En de pareils havres familiaux et familiers, la menace ne peut venir que de l’extérieur. C’est le Marseillais Louis, dans Un de Baumugnes, qui emporte Angèle et la perd. S’il y a conflit, c’est autant entre sa personnalité et celle d’Albin qu’entre deux « pays » (celui de la ruralité et celui de la ville) : « le mien, droit et solide, l’autre tors et le cœur pourri[9] ». Dans L’Enfant et la Rivière, des Bohémiens venus d’ailleurs arrachent Gatzo à sa famille. Réduplication d’un événement fondamental de la trilogie d’Hyacinthe, puisque c’est l’enlèvement du malheureux personnage éponyme par des Caraques (certes guidés par M. Cyprien, ce qu’on n’apprend avec certitude que dans Le Jardin d’Hyacinthe) qui déclenche la quête ; et c’est aussi avec eux qu’apparaît le serpent porteur de mort dans L’Âne Culotte. Même les semences étrangères (en l’occurrence du « blé d’Inde[10] ») ont le pouvoir de troubler l’harmonie locale : « Si on avait fait du blé de notre race, du blé habitué à la fantaisie de notre terre et de notre saison, il aurait peut-être résisté[11] ».
On le voit : l’isolement, l’éloignement de la ville n’apparaissent pas dans cet univers romanesque comme des handicaps. Bien au contraire, les endroits qui semblent avoir le plus de valeur, ceux qui révèlent les personnages à eux-mêmes, sont aussi les plus isolés. Ainsi, l’île camarguaise de Malicroix, la terre d’Aubignane (décrite comme éloignée de la route venant de Manosque) qui donne à la fin du blé quand les grands propriétaires de la région font chou blanc, la Fleuriade perdue dans la montagne et abritée de la vue du village… À propos de cette dernière, il y a plus : le fait que son accès en soit longtemps interdit (et plus tard gardé par le serpent) contribue à en faire « l’un des plus graves habitats de l’enfance » avec Noir-Asile (le refuge de Hyacinthe). Le plateau Grémone est également un lieu reculé, à l’écart de l’agriculture intensive pratiquée dans la plaine (la vue des machines agricoles qui y sont utilisées, et notamment d’une faucheuse animée par la seule force d’un cheval, occasionne des cauchemars à Randoulet[12]). Pour autant, il est le théâtre de scènes de liesse collective, peut-être parce que l’âpreté de la vie y a amené les habitants à partager les biens de la terre. Sur ce plateau, même les animaux sont associés…
C’est un élément important : le rôle d’initiateur joué par les animaux. Bobi, après s’être absenté quelques jours, revient sur le plateau Grémone avec un cerf censé aider les habitants. Cerf mi‑domestique, dont la pensée sera rendue accessible au lecteur : « j’ai été obligé d’en chercher un qui soit presque un homme pour qu’on fasse bien le mélange[13] », « une bête […] déjà habituée mais qui conserve encore assez de liberté[14] ». Ce qui frappe d’emblée : ses yeux capables d’éclairer l’ombre, et par là-même d’éclairer le regard d’humains n’ayant plus « que des pierres mortes sur les paupières » – et là, on pense au Rilke de la huitième Élégie de Duino : « De tous ses regards le vivant perçoit “l’ouvert”. / Seuls nos yeux à nous sont à l’envers, / posés comme piège autour des issues. / Ce qui est dehors, nous ne le savons que par le regard des animaux[15]. » Idem chez Bosco : c’est l’âne Culotte qui emmène Constantin au-delà du domaine qu’il connaît, au-delà du pont de la Gayolle, à Belles-Tuiles. Âne domestique et autonome, qui aux dires de M. Cyprien « ne veut pas servir mais être associé », ce qui l’autorise à parler d’« amitié[16] ». Constantin le remarque lui aussi, dans un très beau passage : « Jamais je n’oublierai ce regard, le plus grave, le plus raisonnable regard de bête qui se soit levé jusqu’à moi. […] Non plus un regard de bête soumise, mais un regard de bête libre, de bête associée[17]. » L’animal, ici, semble introduire à un monde régi par des règles différentes, un peu comme le lapin blanc d’Alice aux pays des merveilles…
La nourriture peut concourir également, quand elle est simple et naturelle, à renforcer le sentiment de fusion panthéiste avec la terre. Celle que Pascal et Gatzo pêchent, dans L’Enfant et la Rivière, donne « de miraculeuses facultés » à celui qui l’ingère car « elle unit sa vie à la nature[18] ». S’ensuit un « merveilleux contact » avec les éléments naturels : « L’eau, la terre, le feu et l’air nous furent révélés. » Des remarques similaires parsèment Que ma joie demeure, au moment de la grande scène du banquet : le vin noir du plateau fait entendre « le tambour de danse qui suintait plus fort des bois, des forêts, des arbres, des herbes, et on aurait dit de la terre même[19] », et il s’harmonise merveilleusement avec « la chair noire du lièvre faite avec le meilleur des collines[20] ».
Ce caractère enivrant de la nature ne saurait occulter tout ce qu’elle peut avoir, dans ces œuvres, d’inquiétant. Sans surprise, elle est personnifiée – or, toute forme de vie qu’on connaît mal, naturellement, inquiète. Dès le début de Colline, le hameau des Bastides blanches est présenté comme cerné par une nature vivante : « C’est entre les collines, là où la chair de la terre se plie en bourrelets gras[21]. » Et très tôt dans L’Âne Culotte, la montagne fait l’objet de personnifications : Constantin, n’osant s’y aventurer, observe, fasciné, « ses grandes griffes [qui] arrivaient jusqu’au pont[22] ».
L’immersion dans la nature a ceci d’angoissant qu’elle menace l’individuation, la « grande barrière » (titre d’une nouvelle de Giono) donnant un statut particulier à l’homme. Dans Colline, la découverte que « tout vit » (pour reprendre les mots d’Hugo[23]) est une source de tourments pour les villageois : « C’est cruel parce que ce n’est plus seulement l’homme, et tout le reste en dessous, mais une grande force méchante et, bien en dessous, l’homme mêlé aux bêtes et aux arbres[24]. » L’échec final de la tentative de cohabitation est marqué par le sang noir du sanglier, qui goutte sur le sol… Échec également dans L’Âne Culotte : Constantin monté sur l’âne Culotte se décrit comme un « quadrupède humain[25] », mais cette hybridation ne lui portera pas chance, puisqu’elle le conduira sur le territoire du magicien Cyprien, d’où il faudra l’éloigner pour le préserver. Le « Paradis terrestre[26] » de la Fleuriade s’avérera avoir été une effrayante utopie, achevée dans le sang d’un renard égorgé, tout comme celui du plateau Grémone, à propos duquel Marthe sentait déjà que l’homme n’y était pas à sa place : « Elle pensait toujours au paradis terrestre à tous les moments », mais « quand les oiseaux s’envolèrent autour d’elle et qu’elle vit qu’ils étaient chez eux, […] quand elle se sentit étrangère[27] », elle finit par appeler sa mère.
Cet affaiblissement de la suprématie et de la singularité de l’homme peut être mis en rapport avec la nature des figures mythiques qui sous-tendent ces récits. À ce propos, Alain Romestaing écrit que « Pan est mi-homme mi-chèvre tandis que Dionysos, s’il a forme humaine, est fréquemment associé à un bouc ou à un taureau, voire à un faon, un tigre, une panthère[28]. » Autrement dit, ces deux dieux incarnent eux-mêmes l’hybridation.
De manière explicite, Giono a placé ses premiers romans publiés sous le signe de Pan. La trilogie homonyme devait d’abord être accompagnée d’un texte liminaire de fiction, « Prélude de Pan », dans lequel le dieu infligeait toute une nuit de démence à un village. Mais la tonalité fantastique de ce récit s’accordait mal avec la merveilleuse suggestivité de Colline. Raison pour laquelle, probablement, Giono lui a substitué « Présentation de Pan », un texte d’une nature très différente, qui revient sur sa découverte réelle de la montagne de Lure – dont le seul nom le fascina dès qu’il l’entendit. Comme dans L’Âne Culotte[29], le piémont des collines s’anime et se fait entremetteur : « Alors, un beau matin, sans rien dire, la colline me haussa sur sa plus belle cime, elle écarta ses chênes et ses pins, et Lure m’apparut au milieu du lointain pays. Elle était vautrée comme une taure dans une litière de brumes bleues[30]. » Ailleurs, il compare cette montagne à « l’échine monstrueuse du taureau de Dionysos[31] », ce qui montre bien que dans son esprit les avatars de Pan et Dionysos se confondent. Ce n’était cependant qu’une première étape pour Giono : il lui restait à chevaucher le « monstre[32] ». Disons-le d’emblée, le terme de cette quête sera heureux : « Un matin, j’ai compris que l’apprentissage panique était fini : je n’avais plus peur de la vie. Pan me couvrait désormais de frissons heureux comme le vent sur la mer[33]. » Mais Giono n’a pas oublié les terreurs du chemin, la déambulation au milieu de « cet effroyable amas de matière vivante[34] ». Tout jeune déjà, il devinait, derrière les apparences radieuses de la nature provençale, une présence panique : « Voilà les premiers traits de la figure de Pan. À l’époque où, petit berger bénévole, j’accompagnais le Père Massot à la garde des ouailles, je fus marqué par cette terreur divine qui ruisselait des collines malgré le plein soleil, le beau vent, l’odeur sucrée des rouvres en sève[35]. »
On en retrouve les traces dans les romans. La campagne de Corbières, telle que Giono la décrit dans Jean le Bleu, est envahie par les blessures et par le sang versé : « Chaque mot me disait l’importance du sang », si bien que le petit Jean « pens[e] chaque fois à la mort[36] ». Dès son arrivée à Corbières, les accidents fatals et les suicides se succèdent… Idem dans Colline : la terre y est présentée comme « couverte de cicatrices et de blessures[37] », et les habitants, taraudés par les divagations du vieux Janet, en arrivent à craindre que la « créature vivante[38] » qu’est la terre ne se retourne contre eux pour les écraser de sa « masse ».
Pan est d’ailleurs directement représenté dans les romans, par ses avatars ou par ses attributs. Nous avons déjà parlé de ce texte singulier qu’est « Prélude de Pan », dans lequel le dieu fait danser les hommes en une bacchanale échevelée. Plus significatives peut-être sont les scènes centrales de L’Âne Culotte et d’Un de Baumugnes, au cours desquelles M. Cyprien et Albin jouent respectivement de la flûte de Pan et de la « monica ». Cette musique donne à M. Cyprien le contrôle des animaux mais aussi – puisqu’il se décidera, après de longues hésitations, à enfreindre le tabou suprême – d’Hyacinthe. Quant à Albin, il délivre Angèle de l’enfermement auquel les conventions la contraignaient.
Ici, il nous faut citer un autre auteur provençal, dont l’influence a été à notre avis décisive. Le mouvement du Félibrige, groupé autour de Frédéric Mistral, avait su donner à la poésie provençale ses lettres de noblesse – et même une large renommée. Mais il n’avait pas connu les mêmes succès dans le roman, jusqu’à l’entrée en scène de Joseph d’Arbaud. Personnage singulier que ce fils d’une félibresse s’étant retiré en Camargue pour devenir gardian. Dans La Bête du Vaccarès, qu’il situe plusieurs siècles avant son époque, il décrit la rencontre entre un gardian et une créature terrée dans le delta. Créature bipède mais dotée de cornes : elle rappelle évidemment le grand dieu Pan. Dans la scène la plus marquante, le narrateur voit la « Bête » transformer les taureaux en « roue vivante[39] ». Effrayé par ce « sabbat de bêtes[40] », il envisagera de dénoncer la présence de la Bête. Finalement, il sera pris de remords après avoir aperçu le « pauvre être » malade et affamé. Réaction trop tardive : le roman s’achève sur la disparition de la Bête. Peut-être a-t-elle été engloutie dans le trou d’eau du Grand-Abîme ? Dans tous les cas, cette mort probable est allégorique. C’est au déclin de l’esprit du paganisme que pense d’Arbaud – et peut-être à celui de la culture provençale.
Il nous semble possible – et il s’avère qu’Alain Romestaing est du même avis – de retracer la descendance de cette scène capitale chez Jean Giono et Henri Bosco. Dans « Prélude de Pan », les bêtes finissent par se joindre aux hommes et tous sont pris dans le même mouvement de rotation : « Ça virait, ça tournait[41]. » Les conséquences de cette « abomination[42] » offensent la morale reçue. Tout comme la Bête de Joseph d’Arbaud, qui tirait d’une « flûte bizarre » une musique « sauvage » qui « tordait tous les nerfs[43] », M. Cyprien fait tourner les animaux à l’aide d’une flûte à cinq roseaux – et lui-même danse « comme un démon[44] ». Significativement, la seule lecture qui soit mentionnée, dans L’Âne Culotte, c’est celle de Joseph d’Arbaud…
D’autres scènes nous paraissent pouvoir être reliées à La Bête du Vaccarès. Geneviève arrête une harde de sangliers au galop dans Le Mas Théotime. Le drame de Malicroix s’explique par une scène primitive impliquant un taureau blanc. Taureau blanc objet de légendes, en cette terre sauvage où « les vieux cultes ne sont qu’assoupis[45] ». Le cadre camarguais, les propos de l’avocat qui assimile ce taureau à « la bête » et précise qu’« on a vu ici des demi-dieux », tout évoque Joseph d’Arbaud. D’autant que Bosco a consacré à ce dernier un article employant la même terminologie : « le Taureau ici est la Bête sacrée, vrai demi-dieu du sol camarguais où survit l’antique obsession de Mithra[46] ». Symboles des forces de la nature, les taureaux jouent également un rôle dans Le Chant du monde de Giono : ils sont le vrai capital de Maudru et de ses hommes du haut-pays – lesquels, en un dénouement de western, en perdent le contrôle à cause d’un incendie.
L’ambivalence avec laquelle la nature est envisagée chez Bosco et Giono se double d’une ambivalence à l’égard de ceux qui semblent en maîtriser les secrets. Monsieur Cyprien avait initialement de bonnes intentions (établir un domaine d’où le sang et la guerre seraient bannis), mais il sera amené par son orgueil de démiurge à tuer, ce dont le jeune Constantin avait peut‑être eu le pressentiment, lui qui avait été frappé dès sa première rencontre par la dureté de son regard : « deux yeux pâles, immobiles, un peu effrayants[47] ». On pense à un autre vieillard, le Janet de Colline, dont Jaume et Gondran déplorent la sécheresse de cœur… Mais l’imaginaire d’Henri Bosco est surtout hanté par des scènes d’enfance capitales, répliquées dans L’Âne Culotte et dans Le Mas Théotime : dans les deux cas, le narrateur éprouve de l’antipathie à l’encontre d’une jeune fille entretenant une relation étroite avec les forces de la nature (antipathie allant jusqu’à la haine dans Le Mas Théotime, puisque Pascal gifle publiquement Geneviève, causant par là-même la désunion et la ruine de deux familles liées). Qu’on en juge : Geneviève « semblait vivre au milieu d’un monde réel d’amitiés invisibles », au point qu’à son approche des êtres « sortaient de l’herbe, des arbres, des fleurs, des murs[48] » ; et elle apparaît comme la prêtresse d’une religion de la nature inconnue, construisant des « autels puérils[49] » et des « chapelles ». Avant-goût de sa faculté à animer les objets en apparence les plus insensibles et à entrevoir un paysage de cristal dans l’eau d’une source… La vie d’Hyacinthe s’entoure pareillement de mystère : elle est associée « par d’inconnaissables démarches » aux « secrets d’enfant » de Constantin et « liée aux puissances obscures[50] ». L’antipathie du narrateur recouvre en fait un amour mal compris, rendu violent par ce qu’il perçoit comme de l’« indifférence[51] ». Il faut dire que le culte du secret est tel qu’il débouche sur une stricte division du territoire : Pascal observe Geneviève dissimulé derrière une haie et Hyacinthe, nous l’avons dit, se réfugie dans Noir-Asile… Plus tard, Geneviève est vue comme une « créature à part, issue de quelque ardeur charnelle de la terre[52] », ce qui rappelle les mots de Constantin au sujet de Hyacinthe : « figure à part[53] ». Peut-être ces jeunes filles sont-elles d’abord haïes car trop libres ?
En somme, la nature comme ses représentants fascine et inquiète tout à la fois. Mais la contradiction n’est qu’apparente : c’est parce que la nature est forte, parce qu’elle recèle des trésors de vitalité, qu’elle peut inquiéter les êtres humains. Ambivalence bien résumée par Henri Bosco : la plupart des gens de la campagne aiment la terre (cette « créature étrange et terrible, qui est quelquefois une mère[54] ») avec « prudence[55] ».
Parmi les symboles des forces de la nature, il en est un qui est commun aux œuvres de Jean Giono et Henri Bosco : le fleuve. C’est la Durance (dont Giono a dit qu’elle était un fleuve plus qu’une rivière) qui rythme le récit du Chant du Monde. Elle permet le déplacement dans une région montagneuse puis immobilise les protagonistes. Dans L’Enfant et la Rivière, elle suscite la « tentation[56] » chez le jeune Pascalet, mais au « désir[57] » se mêle de la « peur », car la Durance cause à la fois du bien et du mal : « Tantôt elle fertilisait la terre, tantôt elle la pourrissait[58]. » Rivière défendue, mais comme dans L’Âne Culotte, les représentations effrayantes faites au jeune narrateur vont entretenir sa rêverie jusqu’à ce qu’il s’avance sur le chemin de son initiation. Chemin alors personnifié[59]. La Durance sera personnifiée également et justifiera les craintes initiales : Pascalet a « peur », dans L’Enfant et la Rivière, à cause de sa « puissance » et de son « murmure confus[60] ». Dans Malicroix, c’est le Rhône qui inspire la crainte et le respect : « le fleuve me hant[e][61] ». Il réveille une « antique terreur des eaux » chez le narrateur, pour qui les fleuves et rivières sont des « êtres sinueux et insinuants ». Quand il découvre pleinement le Rhône, il a des mots qui rappellent quelque peu la très belle lettre de Hölderlin à sa mère après sa découverte du Rhin – lettre aux accents mystiques. Le fleuve personnifié apparaît lui-même habité par un esprit, une « bête des eaux », un « génie[62] ». À nouveau, le lien entre la terre et les êtres qui la peuplent est affirmé : Martial de Mégremut est comme pénétré à son tour de sauvagerie ; il se sent devenir « une créature du fleuve[63] ». Davantage acclimaté à son milieu d’adoption, il croira deviner dans le fleuve quelque chose qui excède largement la mesure de l’homme : « un être redoutable » à la « bouche vorace » ; « antique élément, depuis des millénaires engagé dans un long travail de frottement, d’imbibation sournoise et de lente usure du monde[64] ». Cette vision accompagnera le narrateur jusque dans les dernières pages : « Il sortait du sein de la nuit, comme un grand être de la terre[65] ».
Préserver les forces de cet être : ce fut l’un des combats de Giono, qui s’aventura pourtant rarement hors du champ de la fiction après 1945. L’Eau vive (son premier film, doublé d’un roman assez différent, Hortense ou l’Eau vive) porte témoignage de son engagement contre la construction du barrage de Serre-Ponçon, appelé à dompter les colères de la Durance. Dans Que ma joie demeure, déjà, il invitait les hommes à s’accommoder de la nature, à en laisser les forces s’exprimer au lieu de les amoindrir sous les fers du dispositif technique. Idée explicitée plus tard dans un entretien avec Jean Carrière : « Ce n’est pas seulement l’homme qu’il faut libérer, c’est toute la terre… la maîtrise de la terre et des forces de la terre, c’est un rêve bourgeois chez les tenants des sociétés nouvelles. […] Je ne veux pas de ce champ ; je veux vivre avec ce champ et que ce champ vive avec moi, qu’il jouisse sous le vent et le soleil et la pluie, et que nous soyons en accord[66]. »
Si les points communs entre Bosco et Giono ne manquent pas, nous ne saurions pour autant nier une différence fondamentale : le rapport au christianisme. Dans l’entretien cité, Giono ajoute : « Voilà la grande libération païenne[67]. » Ce paganisme s’accompagne d’une hostilité ancienne au christianisme, qui le conduisit à biffer le premier mot du titre du fameux choral de Bach « Jésus, que ma joie demeure » pour son roman de 1935 : « je l’ai supprimé parce qu’il est un renoncement. Il ne faut renoncer à rien. Il est facile d’acquérir une joie intérieure en se privant de son corps. Je crois plus honnête de rechercher une joie totale, en tenant compte de ce corps, puisque nous l’avons, puisqu’il est là, puisque c’est lui qui supporte notre vie, depuis notre naissance jusqu’à notre mort[68]. » Tout juste Giono consent-il à faire du Christ un dieu parmi les autres – un dieu inférieur : « Le Jésus, dit Bouscarle, c’est le plus petit de tous les dieux. Un berger, rien qu’un berger. Il y avait, d’abord, celui dont nous sommes tous le corps, avant d’être les morceaux[69]. » Intégration dans le panthéon païen qui rappelle les derniers hymnes de Hölderlin et même certains textes de Nerval. À l’inverse, on ne trouvera pas chez Henri Bosco, qui fréquentait les églises (en particulier celle de Vaugines, qualifiée de « plus belle église du monde[70] »), de critique à l’endroit du catholicisme. Dans L’Âne Culotte, même si la magie de M. Cyprien opère, la voie de la sagesse est incarnée par l’abbé Chichambre. C’est à lui qu’incombe la tâche de tirer une morale de cette aventure : il lui paraît « d’un esprit économe de l’âme de réserver une part de désir jusqu’à la fin », et il juge que les « les promesses du Ciel […] sont les plus belles[71] ». À comparer avec Jean Giono, qui voyait dans « l’immortalité de l’âme […] une grimace de clown pour amuser les enfants[72] »… Même M. Cyprien semble reconnaître l’existence du Dieu chrétien : « Le Dieu de la plaine est humain, en ce pays[73] » – et l’abbé le perçoit ainsi : « Il aimait Dieu[74] ». L’échec final de M. Cyprien est à mettre sur le compte de son orgueil – un orgueil dont Bobi, autre démiurge, manifeste lui aussi les signes[75] – ainsi que de l’ingratitude de la voie panthéiste qu’il a choisie : il a servi « la Terre », « cette vieille Mère », mais n’a pas reçu d’amour en retour (« quel mot de tendresse m’a-t-elle dit[76] ? »). L’aporie est résumée de manière saisissante : « Prier ?… mais qui ?… Prier la Terre[77] ? »
La position de Joseph d’Arbaud peut apparaître comme celle de la conciliation : du bout des lèvres, la Bête reconnaît un « Dieu éternel » tout en affirmant l’existence de « dieux nés du monde (et morts aujourd’hui) » et de « demi-dieux[78] ». Le motif de la mort des dieux place Joseph d’Arbaud dans le sillage des romantiques : Nerval évoque la mort de Pan et des dieux grecs dans le Voyage en Orient, et Le Centaure de Maurice de Guérin décrit la fin pathétique d’un demi-dieu dans l’isolement de la nature. Sur Le Centaure (dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il a été la source d’inspiration principale de Joseph d’Arbaud, avec « La Mort de Pan » de Paul Arène), on lira avec profit « De la mort de Pan aux mots de la mort : la Camargue de Joseph d’Arbaud, lieu de toutes les fins[79] » de Philippe Gardy. On pourra aussi se reporter à notre article « Poésie romantique et résurgence des traditions religieuses européennes », qui traite de Nerval et Maurice de Guérin.
Alban de Brisach
Notes
[1] Jean Giono, Les Vraies Richesses, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers rouges », 2018, p. 45.
[2] Ibid., p. 37.
[3] Jean Giono, préface des Vraies Richesses, op. cit., p. 22.
[4] Jean Giono, Regain, Paris, Grasset, coll. « Le Livre de poche », 1989, p. 180.
[5] Henri Bosco, Le Mas Théotime, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 10.
[6] Henri Bosco, Malicroix, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2019, p. 14.
[7] Jean Giono, Regain, op. cit., p. 32.
[8] Jean Giono, Un de Baumugnes, Paris, Grasset, coll. « Le Livre de poche », 1970, p. 22.
[9] Ibid., p. 18.
[10] Jean Giono, Regain, op. cit., p. 139.
[11] Ibid., p. 140. Voir aussi la page 152 : « ce blé du dehors, pour nos terres, ça ne vaut pas le blé du pays ».
[12] Idée chère à Giono, qui l’exprime en son nom dans Les Vraies Richesses : « la machine tuera les hommes, la joie, l’équilibre et la civilisation même d’où elle sort[12] » (p. 86).
[13] Jean Giono, Que ma joie demeure, Paris, Grasset, coll. « Le Livre de poche », 2020, p. 89.
[14] Ibid., p. 90.
[15] Rainer Maria Rilke, Les Élégies de Duino, Paris, Seuil, coll. « Points », 2006, p. 71.
[16] Henri Bosco, L’Âne Culotte, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1976, p. 153.
[17] Ibid., p. 43.
[18] Henri Bosco, L’Enfant et la Rivière, Paris, Gallimard, coll. « Folio Junior », 1992, p. 70.
[19] Jean Giono, Que ma joie demeure, op. cit., p. 149.
[20] Ibid., p. 154.
[21] Jean Giono, Colline, Paris, Grasset, coll. « Le Livre de poche », 1992, p. 9.
[22] Henri Bosco, L’Âne Culotte, op. cit., p. 29.
[23] Les expressions similaires chez Giono abondent : « C’est donc tout vivant ? » (p. 51), « C’est fait d’une chair et d’un sang que nous ne connaissons pas, mais ça vit » (p. 59), etc.
[24] Jean Giono, Colline, op. cit., p. 116.
[25] Henri Bosco, L’Âne Culotte, op. cit., p. 45. Constantin ajoute, exalté : « Je n’étais plus moi-même ; […] j’étais la montagne et le ciel. »
[26] Voir par exemple à la page 109, quand l’abbé Chichambre raconte sa rencontre avec M. Cyprien. On trouve aussi les variantes « Paradis sur terre » (p. 112, 113…) et « jardin terrestre » (p. 183).
[27] Jean Giono, Que ma joie demeure, op. cit., p. 294.
[28] « La peur du grand Tout, ou l’ombre de Pan/Dionysos chez Henri Bosco et Jean Giono », Bruno Curatolo et Brigitte Denker-Bercoff (dir.), Du Tout. Tout, totalité, totalisation dans la littérature. Mélanges offerts au professeur Jacques Poirier, Dijon, EUD, 2015.
[29] P. 41-42 : « Et tout à coup je tremblai, car alors je sentis sous mes pieds le premier mouvement de la terre. Elle montait. Un brusque élan du sol me porta jusque dans le bois de chênes. Cette terre sauvage me soulevait ; d’autres pentes, d’autres tracés s’emparaient de mes pas. »
[30] Jean Giono, « Présentation de Pan », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, t. 1, p. 759.
[31] Jean Giono, préface des Vraies Richesses, op. cit., p. 18.
[32] Jean Giono, « Présentation de Pan », op. cit., p. 761.
[33] Jean Giono, préface des Vraies Richesses, op. cit., p. 19.
[34] Ibid., p. 18.
[35] Jean Giono, « Préface à l’édition des Exemplaires (1930) », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, t. 1, p. 949.
[36] Jean Giono, Jean le Bleu, Paris, Grasset, coll. « Le Livre de poche », 2020, p. 144.
[37] Jean Giono, Colline, op. cit., p. 51.
[38] Ibid., p. 52.
[39] Joseph d’Arbaud, La Bête du Vaccarès, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1995, p. 221.
[40] Ibid., p. 217.
[41] « Prélude de Pan », dans Solitude de la pitié, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2020, p. 41.
[42] Ibid., p. 47.
[43] Joseph d’Arbaud, op. cit., p. 207.
[44] Henri Bosco, L’Âne Culotte, op. cit., p. 90.
[45] Henri Bosco, Malicroix, op. cit., p. 93.
[46] Henri Bosco, « La Camargue et sa poésie », La Revue de la Méditerranée, mai-juin 1949, p. 259.
[47] Henri Bosco, L’Âne Culotte, op. cit., p. 47. D’autres passages pourraient être cités : « Un esprit inhumain animait son regard » (p. 55), etc.
[48] Henri Bosco, Le Mas Théotime, op. cit., p. 18.
[49] Ibid., p. 20.
[50] Henri Bosco, L’Âne Culotte, op. cit., p. 121.
[51] Ibid., p. 96.
[52] Henri Bosco, Le Mas Théotime, op. cit., p. 34. Geneviève est aussi distincte en qu’elle fait partie, selon Pascal, des « créatures aériennes » (p. 36)…
[53] Henri Bosco, L’Âne Culotte, op. cit., p. 95.
[54] Henri Bosco, Le Mas Théotime, op. cit., p. 141-142.
[55] Ibid., p. 141.
[56] Henri Bosco, L’Enfant et la Rivière, op. cit., p. 20.
[57] Ibid., p. 13.
[58] Ibid., p. 12.
[59] Henri Bosco va jusqu’à le faire parler, à la page 24 de L’Enfant et la Rivière, op. cit.
[60] Henri Bosco, L’Enfant et la Rivière, op. cit., p. 46.
[61] Henri Bosco, Malicroix, op. cit., p. 28.
[62] Ibid., p. 45.
[63] Ibid., p. 46.
[64] Ibid., p. 186-187.
[65] Ibid., p. 377.
[66] Cité dans Jean Carrière, Jean Giono, Besançon, La Manufacture, 1991, p. 56.
[67] Ibid.
[68] Jean Giono, préface des Vraies Richesses, op. cit., p. 19-20.
[69] Jean Giono, Le Serpent d’étoiles, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers rouges », 2011, p. 44.
[70] Henri Bosco, Un rameau de la nuit, Paris, Flammarion, 1950, p. 219. Derrière Géneval, on devine facilement Vaugines…
[71] Henri Bosco, L’Âne Culotte, op. cit., p. 148.
[72] Jean Giono, Ennemonde et autres caractères, dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, t. 6, p. 327.
[73] Henri Bosco, L’Âne Culotte, op. cit., p. 187.
[74] Ibid., p. 114.
[75] Bobi, à la fin, est tenté de croire qu’il est « plus » que « le reste » de « ce qui est sur la terre » (p. 396). Quant à L’Âne Culotte, les exemples y abondent : l’abbé Chichambre met en garde M. Cyprien contre « l’orgueil » qui a causé la chute du premier Paradis (p. 113), fait le constat a posteriori que « tout s’est écroulé » à cause d’un « mouvement d’orgueil » (p. 114-115), etc. Ne pas en exagérer cependant la portée chez Bobi, qui demeure un personnage positif. Dans son projet d’épilogue, Giono voulait montrer comment il se survivait dans la nature et dans la mémoire des gens.
[76] Henri Bosco, L’Âne Culotte, op. cit., p. 186.
[77] Ibid., p. 192.
[78] Joseph d’Arbaud, op. cit., p. 125.
[79] Disponible sur : https://journals.openedition.org/lengas/3185?lang=oc (consulté le 21/12/2020).
Illustration : Jean Giono, dessin de Jacques Terpant (détail). © Jacques Terpant
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