mardi 27 avril 2021

L'invention du marché de l'art La mega-bulle

  

Le modèle de l’« art business » prôné par Andy Warhol a triomphé partout. Cela s’appelle l'art contemporain, produit d’exportation adapté aux standards du marché global. Création de légitimité artistique et création de valeur : l’alpha et l’oméga de la financiarisation. En voici la contre-histoire.

L’installation du seul courant de l’Art contemporain (AC) dans le paysage financier et culturel globalisé est le fruit d’une longue histoire qui commence avec la guerre froide culturelle en 1947. La première stratégie fut d’inventer une avant-garde américaine et de la consacrer grâce à l’activité conjuguée des agences d’influence et des grands collectionneurs. Des expositions itinérantes en Europe financées par la CIA imposèrent l’idée de l’existence d’une « avant-garde » américaine : l’« expressionnisme abstrait » faisait ainsi face au « réalisme socialiste ». Cette action de propagande a demandé de grands moyens financiers, sans produire d’effets majeurs... Paris est encore en 1960 le centre du monde de l’art et de son marche. Il fallait trouver une autre stratégie ! Le galeriste Léo Castelli va jeter les bases d’un système de consécration mondial, rapide, des œuvres d’art, à travers un « réseau des galeries amies »... cachant ainsi la stratégie des collectionneurs, maitres des institutions muséales et de l’attribution de la légitimité.

Dès lors quel courant choisir sinon le plus radical et iconoclaste vis-a-vis de la grande tradition artistique classique et moderne européenne ? L’opportunité se présente grâce au « Manifeste des Nouveaux réalistes » proclamé à Milan en 1960 par un critique d’art français, Pierre Restany. Il reprend les idées de Duchamp datant d’avant 1914 et proclame « la peinture est morte, elle est remplacée par la réalité ». La ressource est infinie puisque tout peut devenir « art » sauf l’Art, si les institutions et le marché en décident ainsi. Le problème de la valeur intrinsèque de l’œuvre ne se pose plus. C’est la façon la plus radicale et efficace d’éliminer la concurrence européenne.

Raoul Rauchensbersg fut le premier artiste de cette nouvelle école new-yorkaise. Sa peinture est un hybride d’abstraction, de concept, de kitsch et de pop, c’est « l’artiste total » en résonance avec le syncrétisme new-yorkais. Avant d’exposer son œuvre et de la faire tourner, Leo Castelli en a forge la valeur en la muséifiant grâce à des achats par le MOMA. En 1964, les œuvres de Rauschenberg, acheminées par la VIe flotte, concourent à la Biennale de Venise. Il en gagne le prix et détrône définitivement la peinture française, première victoire en Europe d’un art consacrée en Amérique. Le conceptualisme devenait « révolutionnaire ».

Pour consolider cette première victoire, Amérique entreprit d’aider à la construction de « centres d'art contemporain » dans toute l’Europe dans le but de créer un échange permanent avec New York. La France résista longtemps et fut le dernier pays à en avoir un. Beaubourg n’ouvrira ses portes qu’en 1977. Ce sera la deuxième grande victoire.

La troisième consista en la multiplication tout au long des années 70 des foires internationales où les galeries du monde entier affluent, singulièrement les galeries américaines. Ce qui eut une grande importance pour imposer la ligne new-yorkaise en Europe. La foire de Bale est créée en 1970 et la FIAC en 1972, premières d’une longue liste. Progressivement les galeries exposant de la peinture sont éliminées. C'est l’hégémonie absolue du conceptuel.

[Naissance de l’art contemporain]

La stratégie des « galeries amies » (années 50), conjuguée a la multiplication des centres d’art en réseau (années 60), à l’installation des foires internationales en Europe (années 70), impose, au milieu des années 70, l’appellation : « Art contemporain ». Ce mot au singulier supplante le terme « avant-gardes » au pluriel dont on notera qu’elles étaient considérées comme diverses et simultanées. La disgrâce de l’expression « avant-gardes » vient de ce qu’elle permettait à Moscou de s’approprier symboliquement le progressisme artistique. Amérique réussit a imposer l’idée que tout ce qui n’est pas « contemporain-conceptuel » est réactionnaire, anachronique, pur pastiche.

En 1980 tout est en place pour coter très rapidement les produits « contemporains ». La spéculation rentable peut commencer à échelle internationale. La première globalisation du marche financier commence, beaucoup d’argent circule en quête de bons placements. Tout le marche de l’art en bénéficie, mais les spéculations les plus importantes se font sur l’AC, car les réseaux sont internationaux et en connexion.

En 1991 a lieu le premier krach financier mondial, il entraine l’effondrement immédiat du marche de l’art. Les collectionneurs et leurs institutions le relanceront après avoir pris le temps de le reprogrammer afin d’en faire un bon instrument de la globalisation, le support de la nouvelle idéologie internationaliste: le « multiculturalisme ».

L’AC, en son deuxième âge, est redevenu Pop. Il a adopté le langage international de la consommation, du marketing et ses méthodes. Le conceptualisme très intellectuel des années 60-70 est considéré comme fâcheusement trop élitiste pour remplir ces nouvelles fonctions.

Le nouvel AC s’adapte à la mondialisation : ses produits sont sans identité, sériels, multipliables, fabricables partout. C’est Warhol qui a conçu, des les années 80, cet avatar de l’AC. Il affirme sans complexe son statut de marchandise industrielle, à la portée de tous sous forme de produits dérivés. Il ne doit en aucun cas être parfait et admirable, car il susciterait la volonté de les conserver précieusement, freinant ainsi la grande rotation bienfaitrice des biens et marchandises.

Les formes et discours plus ascétiques du premier Âge de l’AC perdurent cependant, en mode mineur, destinés aux élites soucieuses de sérieux et de légitimité. Le discours théorique reste l’apanage des intellectuels bien rémunérés pour tenir leur rôle clérical de prescripteurs. Au tournant du millénaire, une alliance historique, sans camouflage ni complexes, impensable avant la chute du mur de Berlin, se noue entre les marchands et les intellectuels.

En 2000, les maisons de vente entrent en scène. Elles seront le facteur principal de la diffusion de l’AC sur les cinq continents. Dans ce but, dès après le krach des années 90, Christie’s et Sotheby’s ont pratique une entente ?, préparant une réorganisation concertée du marche qui sera mise en place en 2000. Le duopole instaure trois départements : « Art ancien », « Art impressionniste-moderne » et « Art contemporain ». Les salles des ventes s’emparent de l’AC en premier marché et court-circuitent les galeries. Chaque vente aura désormais une audience mondiale.

Les nouvelles stratégies mises en œuvre pour relancer l’AC le font de plus en plus ressembler à un produit financier dérive. Leur but est d’en sécuriser la spéculation, d’en faire un produit de placement convenable : les collectionneurs moyens et non-initiés entrent enfin sur le marché grâce à un « ressenti » de sécurité. Celle-ci n’existe cependant réellement que pour les collectionneurs « too big to fall », qui sont a la fois les créateurs en réseau et les garants de cette valeur. Les grands collectionneurs sont au centre du nouveau système. Grâce à leurs moyens financiers exceptionnels, ils satellisent médias, galeries, experts, salles des ventes. La façon dont ils créent de la cote tient à la fois de l’entente et du trust. C’est sans conséquences... l’AC n’est soumis à aucune régulation, y compris Judiciaire.

Il en résulte une ascension constante des cotes de l’AC qui volent de record en record. Le produit résiste aux crises boursières. En 2002, lors du krach Internet, le marché de l’art en pleine effervescence connait une courte pose et reprend de plus belle. Les destins du marché de l’art et du marché financier ne semblent plus liés. En 2008, lorsque le deuxième krach global a lieu, le marché de l'art flanche quelques mois pour repartir de l’avant, sans heurt jusqu’a ce jour. De nouvelles stratégies sont mises en place.

[Une pyramide de Ponzi]

Une pyramide de Ponzi ordinaire dure environ cinq ans, celle de Madoff, grâce à la mise en œuvre de stratégies diverses, a duré un quart de siècle. La pyramide de l’AC battra-elle ce record ? C’est une pyramide, hors normes il est vrai, où seules la pointe et la base sont relativement sécurisées. Le sommet, formé par toutes les cotes qui dépassent un million de dollars, est une sorte de « Fort Knox » de monnaie fiduciaire garantie par des fortunes si grandes et dispersées, qu’elles ne peuvent être remises en cause. Ces œuvres hyper-cotées sont l’étalon qui garantit symboliquement le produit financier AC.

Le principe de survie d’une pyramide de Ponzi est l’apport permanent de nouveaux contributeurs. Les technologies de pointe liées a la sécurisation des achats sur le Net ont permis la mondialisation du marche de l’art et son ouverture à une multitude de clients aux bourses plus modestes. Pour démocratiser le marché, il a été impératif de s’adapter à la demande des nouveaux acheteurs. Ainsi l’achalandage s’est ouvert sur des produits non conceptuels : street art, art brut, BD, arts indigènes contemporains, etc.

L'acheteur peut y trouver des œuvres à son gout, sans subir les intimidations des prescripteurs. Les ventes aux enchères en ligne, désormais possibles, cotent l’art même modeste ! L’arrivée de cette innombrable clientèle forme peu à peu un matelas à la base de cette pyramide de Ponzi en mesure d’amortir les chocs qui concernent essentiellement la partie moyenne du marché où éclatent régulièrement les bulles spéculatives sans que cela provoque un krach visible dans les médias.

Thierry Herman, créateur d’Art Price, première banque de données en ligne du marché de l'art, devient le grand opérateur de cette révolution. Il organise l’« ubérisation » du marché de l'art. À l’automne 2014, il lance une nouvelle « appli » qui permet à toute personne de consulter, gratuitement, sur son smartphone, la cote de tous les artistes. Désormais, l’amateur qui pénètre dans une galerie peut comparer les prix avec la banque de données immédiatement accessible. La différence de prix incite à acheter en ligne, les galeries sont fragilisées. En 2015, Thierry Hermann crée sa maison de vente à New York pour y accueillir la nouvelle clientèle qu’il a créée.

Au printemps 2016, il provoque une nouvelle « disruption » sur le marché, grâce a la mise a la disposition du public de la base de données : « blockchain ». Cette technologie, fondatrice du bitcoin, fournit l’historique de toutes les transactions dont l’œuvre a déjà fait l’objet. Elle offre un certificat d’authenticité qui évite de rémunérer un expert. Ainsi se poursuit la « démocratisation » du marche. Cette « expertise pour tous », à moindre coût, encourage le public moins fortuné à s’approprier le marché de l'art.

[monétarisation de l'art contemporain]

Apres 2008, l’AC développe aussi intensément sa fonction monétaire en répondant ainsi à une nouvelle nécessité liée à la globalisation un urgent besoin de liquidités transcendant les frontières. Les banques créent bien de la monnaie, pourquoi les collectionneurs en réseau n’en feraient-ils pas autant, même si cela reste à une échelle plus confidentielle.

L’AC en est le support matériel idéal : en ce début de millénaire. Il est devenu un objet sériel, sans beauté ni valeur intrinsèque, n’engendrant aucun désir. Il existe grâce à une consécration institutionnelle et la volonté d’un réseau qui le garantit. Enfin pour son transfert, il suffit d’un commun accord, aucune écriture n’est nécessaire ni déplacement d’objet.

De plus, l’AC est une monnaie originale qui crée de la monnaie ! Ainsi le Dog de Jeef Koons XXL existe en sept exemplaires possédés par sept grands collectionneurs, sa valeur faciale actuelle est de 50 millions de dollars. Si une nouvelle fortune XXL veut entrer dans ce club très fermé, elle s'arrangera pour augmenter sa valeur en a quelques dizaines de millions au-dessus. La nouvelle valeur faciale étant établie, elle est conférée à tous les autres Dogs. Comme le système bancaire, les réseaux de collectionneurs connaissent art du fonctionnement de la planche à billets ! Sous le camouflage du mot « Art », ces valeurs dématérialisées, fiduciaires, partagées, sont la base de « fonds » informels qui fonctionnent comme les tontines camerounaises. Elles font non seulement l’objet de transferts, mais aussi de crédits ou de garanties, sans passer par les banques, en se moquant du fisc et des frontières. De l’argent de poche sans doute... mais si nécessaire à une activité planétaire.

Si l’AC n’existait pas, il faudrait l’inventer tant il est indispensable à la globalisation... En effet, l’AC est la plateforme des rencontres saisonnières d’une vie sociale par-dessus les frontières entre tenants d’hyper-fortunes. Dans ce cercle magique, le seul ciment est l’argent. C’est grâce aux foires, aux salles des ventes, aux événements de l’AC que les « beautiful people » apparaissent avec leurs marques au firmament des médias. C’est le support de com’ le plus efficace qui soit à l’international. Toutes ces utilités sont la garantie de sa longévité.

En ces années 2010, le monde change. L’hégémonie américaine et son multiculturalisme sont remises en cause. Une ère « multipolaire » commence. Dans le domaine des arts : les pays émergeants veulent developper, à côté de l’AC utile au commerce international, des expressions liées à leur culture. En marge du « mainstream global » plutôt conceptuel, existe une création liée à une histoire, à un lieu, esthétique celui-là.

Cet art, dont le but est d’accomplir la forme pour délivrer le sens, est toujours inattendu, imprévisible. Quand il est de grande qualité, il résiste au temps. L’invisibilité aujourd’hui n’est pas preuve d’inexistence, elle n’est qu’absence des grands médias. Révélé par sa beauté sans concept, cet art sera découvert avec un décalage dans le temps. Il est toujours réapparu après chaque grande crise iconoclaste de l’Histoire.

Graveur, Aude de Kerros est l’auteur de plusieurs essais indispensables pour qui veut comprendre le fonctionnement du marché de l’art contemporain. Dernier paru L’imposture de l’art contemporain. Une utopie financière (Eyrolles, 2015).

1) AC, acronyme de « Art contemporain » inventé par Christine Sourgins dans Les mirages de l'art contemporain, La Table Ronde, afin d’éviter la confusion entre te contenu étroitement conceptuel de cet assemblage de mots et tout l’art d’aujourd’hui.

Aude de Kerros éléments N°162

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