samedi 17 avril 2021

De l’indo-européen aux indo-européens

  

I. – Histoire de la recherche

La recherche sur les Indo-Européens (1) est passée par 2 phases opposées. À l’enthousiasme parfois téméraire des premiers temps ont succédé le désenchantement et l’hypercritique :

« Après les espoirs, nourris par les travaux de Kuhn, de Grimm, de Max Müller et de Schrader, que l’étude comparée des vocabulaires permettrait de reconstituer un état de civilisation, on était entré dans une ère de critique et de doute qui menaçait de réduire l’Indo-Européens à la condition de fantôme linguistique : d’une part, on ne voulait plus connaitre d’eux que la langue ; d’autre part, l’idée d’une langue commune, dont toutes les autres seraient issues, cédait la place à l’hypothèse de dialectes entre lesquels des affinités auraient existé au départ ou se seraient développées au cours des temps » (2).

Cette position extrême où le scepticisme sur l’existence d’une communauté ethnique aboutit à mettre en doute, contre toute évidence, l’existence d’une communauté linguistique est celle de Trubetzkoy, évoquée dans la conclusion d'un précédent volume de la même collection (3). Il est permis de penser qu’aujourd’hui la recherche sur les Indo-Européens est entrée dans une troisième phase, celle de la critique positive et des certitudes raisonnées.

II. – Problématique

On ne saurait parler des Indo-Européens comme on parle des Grecs ou des Romains, puisque nous n’avons d’eux aucun texte ; par suite, aucun site, aucun monument, aucun objet ne peut leur être attribué sans discussion. Le chercheur ne dispose pas même de témoignages contemporains comme pour les Gaulois, les Germains et les autres “Barbares” connus des Grecs et des Romains.

Au départ, l’existence des Indo-Européens n’est pas une donnée, mais une hypothèse au second degré. La première hypothèse est celle d’une langue indo-européenne : comme on l’a rappelé dans L’indo-européen, p. 123, cette hypothèse est la seule qui rende compte des concordances nombreuses, complexes et precises relevées dans la grammaire et le vocabulaire de la plupart des langues d’Europe et de plusiurs langues d’Asie. L’existence d’une langue implique celle d’une communauté linguistique. Mais communauté linguistique n’implique pas nécessairement peuple ou nation : le français est aujourd’hui la langue d’une communauté linguistique dite “francophone” qui, prise dans son ensemble, n’a en commun que la langue. Une situation analogue s’est constituée apres l’éclatement de l’Empire romain d’Occident. Mais peut-on avec quelque vraisemblance faire une telle supposition pour le IIIe millénaire avant notre ère ? Tel est en effet le terme ultime d’une communauté indo-européenne : au début du IIe millénaire apparaissent, déjà bien différenciées, les langues indo-européennes d’Anatolie ; or, rien n’indique l’existence d’un vaste empire au IIIe millénaire ou antérieurement. La communauté linguistique indo-européenne ne peut être celle d’un empire ou d’une confédération ; c’est nécessairement celle d’un peuple migrateur. Ce peuple, objectera-t-on, peut avoir été le rassemblement éphémère d’individus sans autre lien qu’une commune aventure, et, dans ce cas, il serait vain de rechercher ce qu’ils avaient en commun par ailleurs. Mais une telle supposition se heurte aujourd’hui à l’existence indiscutable d’une phraséologie poétique traditionnelle reflétant une idéologie commune. Et nous verrons que la communauté s’est étendue sur 2 périodes de la préhistoire, l’âge de la pierre et l’âge du cuivre. Ce qui nous conduit à la seconde hypothèse, celle d’un peuple indo-européen, dont il reste à déterminer la civilisation, la culture (4) et la nature, ainsi que la localisation dans l’espace et dans le temps.

III. – Techniques de reconstruction, de datation et de localisation

1. Civilisation matérielle. — Pour déterminer le niveau de civilisation matérielle de ce peuple, en l’absence de témoignage direct, on ne dispose au départ que de la paléontologie linguistique. Cette méthode consiste à attribuer à un peuple la connaissance des êtres, des notions et des objets dont la langue possède la dénomination, et à lui dénier la connaissance de tout ce que son lexique ignore ou ne connaît que par emprunt. Lorsque la langue sur laquelle on opère est elle-même reconstruite, les incertitudes de la reconstruction linguistique s’ajoutent aux incertitudes inhérentes à la méthode. L’absence d’une dénomination peut être due à des causes purement linguistiques. Ainsi, du latin aux langues romanes, le nom du cheval, lat. equus, a été remplacé par caballus sans que pour autant le cheval ait disparu du domaine correspondant avant d’y être réintroduit. La méthode ne peut donc pas s’appliquer aveuglément. Mais, en dépit de ses incertitudes, elle a fourni des indications qui se sont vérifiées, ainsi pour le niveau de la technique métallurgique. Le lexique indique la connaissance du cuivre (*áyes-) , mais non celle du fer, dont la dénomination varie d’une langue à l’autre. Cette indication situe la période finale de la communauté dans l’âge du cuivre, ce qui se vérifie par ailleurs. Cette méthode a été utilisée avec succès pour déterminer le cadre de vie des Indo-Européens, et par là pour situer géographiquement leur habitat primitif.

2. Culture. — Appliquée à la religion, composante essentielle de la culture, cette méthode a donné naissance à la mythologie comparée dont les résultats ont été si décevants qu’encore en 1928 A. Meillet concluait qu’on ne savait rien de la religion indo-européenne, sinon que le culte s’adressait à des dieux « célestes, immortels, donneurs de biens » et à des faits sociaux divinisés. G. Dumézil a montré depuis qu’en cette matière il ne faut pas essayer de superposer des mots, mais comparer des ensembles de faits. Le nom des dieux, des officiants, des rites et des objets du culte diffère d’une langue à l’autre : la religion romaine et la religion grecque n’ont guère en comun qu’un nom divin signifiant étymologiquement “le Père Ciel”, Jūpiter = Ζεὺς (πατήρ) [Zeus (père)], mais le dieu qui le porte n’est pas la personnification du ciel ; le nom de Junon ne concorde pas avec celui d’Héra et l’Apollon romain n’est que l’emprunt de l’Apollon grec. Paradoxalement, ce n’est pas dans les textes religieux que sont apparues les concordances essentielles. À Rome, chez les Germains, chez les Celtes, la tradition s’est conservée sous forme de légende épique ou d’histoire légendaire. C’est seulement en Inde et en Iran que nous sont conservés des textes religieux antérieurs à l’épopée et à l’histoire ; plus explicites par nature, ces textes ont donné la clé de la pensée religieuse des Indo-Européens et permis d’utiliser les autres documents. Il est apparu que la base des conceptions religieuses indo-européennes était la répartition des activités divines et humaines en 3 fonctions cosmiques et sociales : souveraineté magico-religieuse, guerre, production et reproduction. Figées en castes dans la sociéte indienne qui se divise en prêtres, guerriers et producteurs, les 3 fonctions sous-tendent non seulement une foule de légendes épiques ou semi-historiques (l’épopée indienne, l’histoire des premier temps de Rome, les Sagas celtiques et islandaises), mais encore l’organisation du panthéon des divers peuples indo-européens, chez qui on retrouve des dieux de même fonction sous des noms differents : la souveraineté magico-religieuse est l’apanage de Jupiter et de Fides à Rome, de Varuna et de Mitra dans l’Inde védique, d’Odin et de Tyr en Islande ; la fonction guerrière appartient respectivement à Mars, à Indra, à Thor ; la fonction productive à Quirinus, aux Aśvin, à Freyr et Freya. Ces triades fonctionnelles ne sont pas des constructions de l’esprit : la triade Jupiter-Mars-Quirinus est attestée dans la Rome royale et chez ses voisins ombriens ; la triade indienne formée par la couple Mitra-Varuna, Indra et les Aśvin (nommés aussi Nâsatya) l’est dans un traité entre le souverain indien du Mitanni et l’un de ses voisins ; la triade nordique était honorée au temple d’Upsal. Et la conception trifonctionnelle est si profondément enracinée dans la mentalité des peuples indo-europeens que, par-delà l’Empire romain, elle resurgit dans l’organisation de la société médiévale en oratores (clergé), bellatores (noblesse), laboratores (tiers état). La méthode de G. Dumézil, la “nouvelle mythologie comparée” (5), vaut donc non seulement pour la religion mais pour l’ensemble des institutions ; il y a plus d’un siècle, Fustel de Coulanges montrait, dans La Cité antique, l’unité profonde du droit public et privé et de la religion. On peut aujourd’hui mesurer la fécondité de cette méthode au nombre impressionnant de concordances qu’elle a permis de découvrir entre les systèmes conceptuels, les schémas narratifs, les institutions, etc., en l’absence de dénominations communes.

La méthode étymologique retrouve ses droits dans le domaine du formulaire poétique traditionnel : depuis un siècle, chaque année apporte sa moisson toujours plus riche de rapprochements entre formules du Véda et de l’Avesta, kenningar germaniques, épithètes homériques, etc. ; et ce formulaire est porteur d’une idéologie que nous aurons souvent l’occasion d’évoquer ci-dessous.

3. Peut-on restituer l’état politique et social réel ? — On ne doit jamais perdre de vue que toutes ces reconstructions permettent d’atteindre uniquement l’image que les Indo-Européens se faisaient d’eux-mêmes, non de la réalité des faits et des structures. Ainsi, comme l’a indiqué G. Dumézil, rien ne permet d’affirmer que la population était effectivement divisée en 3 classes fonctionnelles et si, dans ce cas, il existait entre elles une certaine mobilité. On ne peut donc reconstruire que des modèles probables, en tenant compte de la reconstruction de l’idéologie et en confrontant les modèles attestés à date historique, dont certains présentent effectivement des concordances significatives. Mais en définitive le modèle reconstruit ne prend réellement consistance qu’une fois identifié sur le terrain. Ici, comme pour tout ce que concerne la civilisation matérielle, le dernier mot appartient nécessairement aux archéologues.

IV. – L’identification archéologique et anthropologique

L’utilisation conjointe de toutes ces indications permet de poser correctement le problème de l’identification archéologique du peuple indo-européen, c’est-à-dire de l’attribution à ce peuple de tel ou tel site archéologique connu. La datation de divers sites qu’on lui attribue permet de reconstituer ses déplacements : par là, on apporte un début de solution au vieux problème de l’habitat originel. À ce dossier, il convient de joindre les indications externes, qui témoignent des rapports, ou peut-être d’une parenté, entre la communauté indo-européenne et d’autres peuples. Un champ immense, encore peu exploré, s’ouvre à la recherche. C’est en tout dernier lieu qu’il est possible de s’interroger sur l’identification anthropologique du peuple indo-européen ; la morphologie des squelettes retrouvé dans les sites qui lui sont attribués permet de le situer par rapport aux races définies par l’anthropologie physique, et de contrôler les indications fournies par les textes et les documents figurés sur l’apparence physique de ses descendants.

V. – Caractère et mentalité

Il est difficile de tracer un portrait moral des Indo-Européens, c’est-à-dire de déterminer les constantes de leur caractère, mais il est facile de connaître leurs idéaux, grâce au formulaire poétique traditionnel, véhicule naturel de l’idéologie, et grâce aux noms de personnes : nomen omen, le nom qu’on donne à un enfant indique ce que l’on attend de lui. Enfin, le problème de la mentalité a été posé à partir des données linguistiques : le débat sur l’existence de noms abstraits dans la langue met en cause la faculté d’abstraction des sujets parlants ; le caractère récent des conjonctions de subordination, qui fait conclure à l’inexistence de la phrase complexe en indo-européen, a été interprété comme l’indice d’une pensée rudimentaire. Une réflexion nouvelle sur le sens de l’évolution linguistique permet de reconsidérer ces conclusions. À partir de la base linguistique de l’étude, idéaux et mentalité sont ainsi les éléments les plus directement accessibles ; c’est par eux que nous commencerons (6).

 Jean Haudry, introduction de : Les Indo-Européens, PUF, 1981.

Notes :

  • (1) Je remercie M. Georges Dumézil d’avoir bien voulu lire le manuscrit de ce livre ; il va de soi que j’en reste seul responsable.
  • (2) Réponse de M. Claude Lévi-Strauss au Discours de réception de M. Georges Dumézil à l’Academie française, 1979, p. 53-54.
  • (3) L’Indo-européen, p. 123-124.
  • (4) Au sens où l’entend É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 30 : « J’appelle culture le milieu humain, tout ce qui, par-delà l’accomplissement des fonctions biologiques, donne à la vie et à l’activité humaine forme, sens et contenu ».
  • (5) C. Scott Littleton, The New Comparative Mythology, 2° ed., 1973.
  • (6) Le plan de cet ouvrage a eté dicté par la matière même : il va des données les plus immédiates, celles de la langue et celles du formulaire, aux conjectures de la localisation dans l’espace et dans le temps. Le reste repose sur la paléontologie linguistique et sur la “nouvelle mythologie comparée”. On espère avoir montré que les diverses approches qu’on le se plait parfois à opposer, se complètent et se rejoignent.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/99

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