La montée des classes moyennes, deuxième verrou à débloquer pour permettre le capitalisme, est à l'évidence une conséquence du nouvel ordre des valeurs quoique la temporalité du processus soit très étalée. Tous les économistes s'accordent à reconnaître les nocivités d'une fiscalité trop lourde. La redistribution de la charge fiscale et les transferts de richesse engendrés par l'inflation des assignats ont modifié le jeu et favorisé ces classes moyennes. L'organisation d'Ancien Régime recelait aussi deux moyens efficaces pour étouffer l'esprit d'entreprise: la vente de charges, la hiérarchie de corps. Rappelons que "la monarchie absolue des XVIIième et XVIIIième siècles ne se différencie pas tellement de l'empire romain, dont l'essentiel des dépenses était militaire.
L'Etat est incapable de mener une guerre longue sans s'endetter outre-mesure. Cette situatiion est celle de tous les pays européens (38). Ces difficultés financières incitent à vendre des charges pour éviter les remboursements ultérieurs massifs. Les "riches" les achètent et souscrivent aux emprunts d'Etat. Une fois la charge acquise, ils ne demandaient plus qu'à en jouir en toute tranquilité: les entreprises capitalistes étaient étouffées par cette pratique. Plus généralement, la montée en puissance de l'économie de marché a été possible en incitant les hommes de profit à investir ailleurs que dans les charges. Perception certes à nuancer car la mise en vente de multiples patrimoines (biens communaux, d'Eglises et de certains émigrés) a mobilisé des capitaux détournés ainsi de l'industrie; donc la Révolution, au lieu de régler le problème agraire, accéléra la tendance de l'histoire française à la conquête bourgeoise de la terre.
La disparition de la hiérarchie des corps eut d'autres conséquences plus fondamentales à moyen terme. La Révolution a affirmé que la souveraineté résidait dans les citoyens dont le travail sur la nature justifiait la propriété. Or, à cette époque, on désignait par le mot "industrie" la diligence ou l'assiduité (i.e.: le travail sur la nature). Avec la Révolution française, "le travail ou l'industrie n'était plus que cette vile activité reléguée exclusivement à ces groupes de la population jugés indignes de plus hautes fonctions; il représentait au contraire la substance même de l'existence humaine et se trouvait à l'origine de tout ordre social" (39). Une telle réévaluation de l'activité humaine signifiait que produire ou distribuer des richesses devenait un acte exemplaire pour la Nation. La nouvelle vertu attachée à la production couvrait aussi les formes d'organisation. Il n'était pas convenable, avant la Révolution, d'enfreindre à grande échelle les réglementations qui fixaient l'organisation du travail. Par exemple: la productivité de biens standardisés et de médiocre qualité, ou d'emploi d'ouvriers non qualifiés dans le métier, voire recourir à des sous-traitants, était interdit, ce qui en limitait la portée pratique. La fin des corporations et la redéfinition des droits de propriété ont autorisé ce qui avait été prohibé. Donc, au début du XIXième siècle, "l'organisation de la production artisanale fut autant la conséquence des changements de statuts juridique que connut l'industrie au cours de la révolution que d'un développement du marché" (40).
En définitive, aucun progrès spectaculaire n'a été accompli dans la formation de la main-d'œuvre ou dans l'émergence d'une classe moyenne. Inversément, rien n'a été entrepris qui put dissuader les nouveaux entrepreneurs. Les facteurs décisifs, industrie et commerce, ne prennent leur dimension que dans le contexte des conflits qui, vingt années durant, marquant l'histoire des pays européens.
Guerre et blocus
"Les guerres de la Révolution et de l'Empire (...) sont la plus longue période d'hostilités que l'Europe ait connue depuis le début du XVIIIième siècle; comme elles coïncidèrent avec une étape importante de son développement économique, alors que la Révolution industrielle venait de commencer en Angleterre et que ses premiers symptômes se manifestaient dans plusieurs régions du continent, leur facteurs principaux ont perturbé les économistes: le blocus maritime des Britanniques, l'autoblocus imposé au continent par Napoléon, le bouleversement de la carte politique de l'Europe.
Le traité de commerce franco-anglais de 1786, à vocation libre-échangiste, est rendu caduc fin 1792, par la prise d'Anvers. Une fois la guerre commencée, les navires marchands et le commerce maritime français ne sont plus protégés. La marine de guerre avait été inférieure à la Royal Navy au cours du siècle et la Révolution désorganise totalement l'institution. Des officiers émigrent et la discipline se relache. Comme après une première décision draconnienne, prescrivant de capturer les navires neutres en relations avec les colonies françaises, la Grande-Bretagne, sous l'influence américaine, se contente d'interdire le commerce des neutres en ligne directe France-Colonies, jusqu'en novembre 1807; le commerce colonial s'effondre en moins de quinze ans. On ne sait pas très bien ce que souhaitaient les révolutionnaires dans le domaine du commerce international. A. Cobban soutient que les factions proposaient des politiques différentes. La première vague, dite girondine (Brissot, Clavière) souhaitait une législation très ouverte, "libérale". La seconde vague, montagnarde, fit voter en octobre 1793, une loi sur la navigation. Le facteur décisif est donc la guerre qui produisit un effondrement irréversible et transforma durablement la géographie économique de la France. Les zones industrielles portuaires déclinèrent aussi et l'activité industrielle démarra sur le continent. Le type de produit qui enrichissait les ports atlantiques correspondait à la tradition du grand commerce, sans probabilité élevée de se transformer en commerce de biens de production ou de consommation pour un vaste marché. Ce déclin a été certainement bénéfique au développement de l'économie de marché en France.
L'effet sur l'industrie n'est pas dissociable de l'autoblocus imposé par l'Empereur. Les révolutionnaires étaient plutôt tournés vers la terre, apte à engendrer de bons citoyens, ou vers l'austérité du modèle spartiate, mais peu versés dans la technique ; et les hommes éclairés pratiquaient la physique amusante. La relève de l'élite traditionnelle par la nouvelle élite des promoteurs de la civilisation industrielle (que Saint-Simon appelle de ses vœux) sensibilise surtout Sieyès qui distingue nettement deux catégories de citoyens: les passifs, les actifs, car il assimile la nation à un groupement de producteurs. Mais les révolutionnaires, peu motivés, n'ont pas mis en place de politique spécifique. Les conséquences industrielles de la Révolution se ramènent à un effet de tenaille décrit dans un texte présenté et commenté par François Crouzet (42). La première pièce soude une forte rentabilité agricole (baisse du prix des terres) et une hausse des matières premières et des salaires à prix de vente bloqué. Ce "manche" joue le rôle d'une pompe à finances au détriment de l’industrie.
À suivre
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