La structure du financement
Le système fiscal jusqu'à la Révolution s'organisait autour de quatre prélèvements (20). Les droits d'origine féodale, qui n'étaient pas les plus insupportables: Alfred Cobban (21) a montré que l'attaque contre les droits seigneuriaux devaient s'interpréter comme une contestation de leur commercialisation croissante et que la révolte paysanne était tournée contre la bourgeoisie propriétaire de ces droits. La dîme d'Eglise, second prélèvement, était bien vivante: 10%. Les impôts indirects, perçus par la ferme générale, regroupaient la gabelle, les aides (frappant surtout les boissons), les traites (droits de douane). Enfin, les impôts directs: taille, capitation.
Ce système fiscal souffrait d'au moins deux tares: il était anti-économique et son recouvrement coûtait cher. Les états généraux, convoqués pour résoudre le problème financier, le contestèrent rapidement (13 juin), car il n'était point fondé sur le consentement national. Lorsque s'ouvre le grand débat, en mars 1790, les positions de l'assemblée oscillent, d'après R. Schnerb (22), entre la condamnation sans réserve des droits de consommation (chef de file: Roederer), et le compromis nécessaire à l'alimentation des caisses publiques. Dupont de Nemours, rapporteur du comité des impositions, s'inscrit dans le second courant. Le 11 mars 1790, il propose de supprimer la gabelle et les droits de marque sur les cuirs, les fers, les amidons, et suggère de relever les droits de douane, de maintenir le produit du tabac, ainsi que les droits sur les boissons. Il justifie ses propositions par la pensée physiocratique et affirme vouloir créer en faveur des propriétaires les conditions d'une meilleure rentabilité. Ultérieurement, pense-t-il, il sera possible de supprimer tous les impôts indirects.
Les adversaires sont "infatigables à rappeler que l'impôt indirect, volontaire, convient à l'homme libre" (23). En vain. Les impôts indirects succombèrent... temporairement. La Révolution n'est en fait qu'un accident au milieu d'une tendance à l'aménagement des impôts indirects. Calonne et Necker s'en étaient déjà préoccupés: les droits indirects comblaient 43 % des ressources budgétaires en 1788. En les supprimant, on posait le problème du fonctionnement normal de l'Etat. La béance budgétaire paniqua le groupe de la Montagne dont l'obsession devint la quête de ressources: les assignats y pourvoieront. La tentation pour les constituants était d'autant plus grande qu'ils raisonnaient selon la causalité angélique: un bon régime lève de bons impôts (i.e.: équitables) dont s'acquitteront avec allégresse tous les citoyens. "C'est pourquoi le système fiscal de la constituante est caractérisé par l'absence à peu près totale de moyens de contrainte (24). Les constituants ont créé trois contributions directes: la "foncière" sur le revenu de la terre; la "mobilière" sur les revenus industriels et les rentes; la "patente" pour le commerce. La contribution foncière, impôt de répartition, fut votée le 17 mars 1791 pour être perçue la même année. Pas de cadastre, des responsables départementaux sans formation, le résultat ne fut pas à la hauteur des besoins, alors que tout paraissait réglé depuis qu'une Trésorerie Nationale complétait le dispositif. Bilan de 1791, 100 millions de déficit. Augmenter les impôts? La pression fiscale épousait la norme pré-révolutionnaire. L'innovation financière s'imposait. Assignats... vous voilà...
Le personnel des finances
De l'Ancien Régime à l'Empire, le même personnel gère les finances (25). L'assemblée constituante avait innové sur trois points: réduire au maximum les fonctionnaires des finances et confier aux contribuables la collecte des impôts; cependant, il fallait du personnel pour centraliser les sommes, payer les dépenses, répartir les fonds. Trois catégories de fonctionnaires en naquirent: receveurs (par districts), payeurs généraux (un par département), commissaires du Trésor. Au nombre de six (recette, liste civile, dette publique, guerre, marine, comptabilité), ils examinaient les demandes des ministères et rendaient compte à un bureau de comptabilité composé de quinze membres nommés par le roi. Cette belle architecture va fonctionner selon une double logique: montée en puissance du pouvoir administratif d'un côté, affairisme de l'autre. L'instabilité ministérielle et l'obsession des réformes facilitent l'exercice du pouvoir par les hommes des bureaux. Citons pour l'exemple la situation de la trésorerie. Dans ces cadres, elle ressemble comme une sœur à l'ancien trésor royal. La diversité des attributions et la partition en six secteurs justifiaient une coordination minimale assurée par un secrétaire. Ce poste essentiel conserva le même titulaire de fin 1792 à... 1822. Les intitulés du poste changèrent, les régimes passèrent, le sieur Lefèvre demeura, trente années durant, inamovible.
La dimension affairiste décourage les tentatives de compréhension globale. Pour M. Bruguière, l'extrême complication de ces opérations variées rend illusoire un tel projet. Pourtant, "les activités financières conduites sous la convention avant et après le 9 thermidor représentent une expérience fort exceptionnelle de contrôle universel par l'Etat. Elles contiennent en outre la clé de nombreux destins individuels... C'est là, si l'on ose s'exprimer en termes peu élégants, que gît le "placard aux cadavres" de notre histoire contemporaine (26). La trésorerie, dès sa création en 1791, récupère une partie du personnel de l'Ancien Régime, puis une partie des commissaires nommés par Louis XVI resteront en place après sa disparition. En 1795, à la chute de Robespierre, quatre d'entre eux sont toujours en fonction. La Convention laissa carte blanche aux commissaires de la Trésorerie pour réaliser deux objectifs: approvisionner les armées; nourrir les populations civiles. La fonction remplie mettait à l'abri des vicissitudes politiques le personnel administratif. Le Directoire n'eut qu'un responsable financier: Ramel, qui, en conflit avec la trésorerie pour l'extinction des mandats territoriaux, sortit vainqueur à l'occasion du coup d'Etat du 4 septembre 1797 (18 fructidor). La Trésorerie nationale rentra alors dans le rang en obéissant mieux au responsable politique.
Par delà ce phénomène bureaucratique, la vraie Révolution, pour Sédillot (27), est dans le domaine financier: le passage de la primauté du sang à la primauté de l'argent. Aux nobles succèdent les notables et «les droits de la naissance ne pourront rien contre ceux de la finance» (28). Cette explosion du capitalisme se traduit par une promotion du banquier et du spéculateur. Les grands financiers de l'Ancien Régime n'étaient pas très populaires et certains payèrent même leur gloire passée de leur vie. Ils furent remplacés par de nouveaux spéculateurs, entretenant des liens étroits avec des nobles cupides et des responsables révolutionnaires. Pour Cobban, "les financiers constituaient le secteur de la société le moins engagé politiquement. Toutes les politiques et tous les gouvernements apportaient du grain à leur moulin" (29). Cela vaut certainement pour une classe de spéculateurs "modestes" car les circonstances sont propices à toutes sortes de trafics: "On monnaye l'élargissement d'un détenu, la délivrance de certificats de civisme, la mise aux enchères privilégiée des biens nationaux, le vote de certains décrets" (30). Mais l'appartenance à un réseau caractérise les plus grands corrupteurs et des corrompus: l'occultisme et la franc-maçonnerie émergent pour la première fois à côté d'autres réseaux plus traditionnels d'ordre géopolitique.
Robert Darnton a retracé l'ambiance intellectuelle de la fin du XVIIIième. Dans La fin des lumières (31), il expose le rôle du mesmérisme, frontière entre science et pseudo-science ou occultisme. Avant la Révolution, Marat se consacre à l'étude de la lumière, de la chaleur et rédige des traités complètement farfelus. La première apparition de Robespierre sur la scène nationale date de ses écrits sur la science et le paratonnerre en particulier. Mesmer recrute ses partisans chez les futurs chefs révolutionnaires: La Fayette, Brissot, Bergasse, Roland... Par l'intermédiaire de la "société de l'harmonie universelle", les esprits éclairés rencontrent les âmes sensibles et les hommes d'affaires. Bergasse est membre d'une riche famille de commerçants lyonnais. Kornmann vient des milieux bancaires strasbourgeois. Cette société, insiste Darnton, n'est pas une cellule révolutionnaire, mais un cercle pour gens riches et distingués où se côtoient bourgeoisie et aristocratie. Cet occultisme est compatible avec le thème du "pur amour", diffusé par le piétisme et les sociétés franc-maçonnes dont le développement fut très rapide à partir de 1773.
Le pouvoir financier, après le déclenchement de la Révolution, a été exercé pendant trente mois par des praticiens issus de l'administration précédente (ex.: Lambert). Les vingt-sept mois suivants sont dominés par les figures des banquiers protestants: Necker et Clavière. Pendant cinq ans et quatre mois, le groupe principal est lié au commerce, au bois, aux étoffes. C'est l'époque de Clavière, Ramel. Le Directoire remet en selle des spécialistes: Gaudin, Mollien, en vérifiant qu'ils entretiennent des accointances utiles (Mollien est lié à des agents de change). Durant onze années, un point commun transcende ces personnes: leur appartenance à la maçonnerie, seule association à s'étendre sur toute la France. Solidarités personnelles et géographiques renforcées par cette appartenance, voire carte de visite facilitant des contacts en Angleterre, en Belgique, on ne peut parler de complot "explicite". Mais nous suivrons l'appréciation de Bruguière qui conclut au triple rôle de ce mouvement: cadre commode et discret de filet protecteur ou d'échelle de corde. Le tout dans une atmosphère d'exaspération de l'occultisme qui déboucha, à la Révolution, sur "la transmutation du papier en or, ou de l'argent en domaines nationaux, bien plus sûrement que ne l'eût permis le Grand Œuvre" (32).
À suivre
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