Dans la France de Louis-Philippe, Paris, alors l’une des plus grandes villes d’Europe, fut la principale victime d’une épidémie qui n’en eut pas moins des répliques en province.
En 1832, la capitale française compte 785 000 habitants. Elle est alors divisée en douze arrondissements eux-mêmes partagés en quartiers qu’habitait une population composée à 70% de pauvres. Sur le plan social, la ville apparaît en effet très inégalitaire et les contrastes sont très marqués entre les nouveaux quartiers bourgeois, modernes et aérés, et les zones populaires combinant l’absence d’hygiène, l’insalubrité, la difficulté d’accès à l’eau et l’exigüité de logements misérables. C’est sur ce terrain propice que va se développer l’épidémie importée d’Inde où le mal était alors endémique.
Le subcontinent a été affecté à plusieurs reprises par la poussée du mal. Dès les années 1780, puis en 1817. Le Bengale, Agra puis Delhi sont touchés et les déplacements des pèlerins contribuent à répandre le fléau. En 1821, l’ensemble de l’Inde est affecté, puis Ceylan, la Birmanie, Malacca et Java, avant que la Chine soit touchée en 1822.
Vers l’ouest, Mascate, la péninsule arabique et la Perse sont affectées à leur tour avant la Mésopotamie, le Caucase et les rivages méridionaux de la Mer Caspienne. L’épidémie semble se calmer en 1824, mais repart au Bengale deux ans plus tard, pour gagner l’Afghanistan, la Perse, les rives de la Mer Noire et la Russie.
L’Empire ottoman est touché à son tour et, par la Moldavie et la Bulgarie, la Hongrie est atteinte alors que les progrès du mal en Russie font qu’il se propage jusqu’à la Finlande. C’est à la faveur du soulèvement polonais de 1830 que l’armée russe va apporter le mal jusqu’à Varsovie alors que, dans le même temps, le pèlerinage à La Mecque de 1831 favorise l’extension du fléau.
Après Riga et Dantzig, Hambourg est touchée en octobre 1831. Une commission de médecins français est expédiée sur place pour évaluer le danger mais, quand elle présente son compte-rendu le 3 avril 1832, il est arrivé à Paris. Londres a déjà été touchée, de novembre 1831 à avril 1832 mais les élites britanniques se rassurent en se persuadant que seules les « classes inférieures » sont menacées par cette maladie importée des « pays arriérés ». On ignore à peu près tout de l’origine du mal et ce n’est que beaucoup plus tard que le vibrion cholérique sera identifié par Koch, le grand bactériologiste allemand.
On comprend toutefois très vite que le développement du mal provient de la transmission d’homme à homme et que l’eau polluée, les mains sales, la misère physiologique d’une part importante de la population et la disette qui l’affecte de manière récurrente créent, avec l’insalubrité générale, des conditions favorables à l’extension du fléau. Les mesures préventives sont quasiment inexistantes. Le ministre d’Argout, chargé à la fois du commerce, des travaux publics et de la santé, peut compter sur le Conseil supérieur de santé du royaume, sur l’Académie de médecine et sur les commissions d’arrondissements et de quartiers qui ont été mises sur pied mais ces diverses instances apparaissent bien désarmées, au point que l’on débat encore de la réalité de la contagion. Mérimée parle même de « niaiserie » à ce propos et la nécessité de l’isolement ne fait même pas l’unanimité. Le préfet de police Gisquet veut, quant à lui, rassurer les Parisiens en diffusant de simples conseils de propreté ou des suggestions culinaires telles que « manger du poisson »… Seuls 200 lits d’hôpitaux sont initialement prévus pour faire face et, jusqu’en mars 1832, c’est une relative insouciance qui prévaut.
Le carnaval de la mi-Carême — qui favorise la promiscuité entre les fêtards — va constituer le seuil de basculement à partir duquel Paris plonge dans le cauchemar. Les victimes sont prises de malaise et donnent l’impression que leur visage bleuit – l’expression « peur bleue » apparaît à ce moment – et, le 26 mars 1832, les premiers décès — 22 cas – sont enregistrés à l’Hôtel-Dieu. Trois jours plus tard, le nombre des victimes s‘élève à 300 et le lendemain, 1er avril, aucun quartier de la capitale n’est épargné, même si le Journal des Débats, qui entend rassurer ses lecteurs, affirme que la maladie touche avant tout la « classe pauvre ». On enregistre cent décès le 2 avril, 200 le 3 et 300 le 5. Le 9 avril 1200 cas sont diagnostiqués et 814 des malades meurent. Au 14 avril, on déplore déjà 13 000 malades et 7000 morts. À la fin du mois d’avril, le total des décès s’élève déjà à 12 824.
Dans les quartiers populaires, la rumeur se répand d’un empoisonnement et la colère monte contre un régime qui doit compter avec l’opposition des sociétés républicaines, déçues des résultats de s « trois glorieuses » de l’été 1830, mais aussi des milieux légitimistes et bonapartistes. Ces diverses oppositions se sont manifestées au cours de l’année précédente. La messe anniversaire célébrée à Saint-Germain‑l’Auxerrois en mémoire du duc de Berry assassiné en 1820 a entraîné une émeute qui a abouti au sac de l’archevêché. En mai, les bonapartistes se sont rassemblés le 5 au pied de la Colonne Vendôme pour le dixième anniversaire de la mort de Napoléon. En novembre 1831, l’insurrection des canuts lyonnais a confirmé la fragilité du régime, qui a dû également faire face à une émeute de chiffonniers le 31 mars 1832, alors que l’épidémie a déjà commencé à frapper.
Au moment où beaucoup de ceux qui le peuvent envisagent de se replier de la capitale vers la campagne, Louis-Philippe refuse de quitter Paris mais le premier ministre et ministre de l’Intérieur Casimir Perier ne veut pas qu’il prenne des risques en allant au chevet des malades. Son fils, le duc d’Orléans, se rendra toutefois à l’Hôtel-Dieu le 1er avril, en compagnie de Casimir Perier, du ministre d’Argout, du préfet Gisquet et du président du Conseil Supérieur de la Santé Hély d’Oissel. L’héritier du trône se rend également au Val de Grâce le 10 avril. Auparavant, d’Argout s’est rendu à la Pitié le 4 avril, deux jours après la visite effectuée par Monseigneur de Quelen, archevêque de Paris, à l’Hôtel Dieu. Le prélat se rend ensuite le 4 avril à la Pitié et le 5 à l’Hôpital Saint-Antoine.
Alors que la presse légitimiste voit comme une punition du Ciel le mal qui s’abat sur Paris, ville rebelle toujours prête au désordre, Casimir Perier est contaminé et remplacé au ministère de l’Intérieur par Montalivet. Le comte d’Argout, ministre du Commerce et de la Santé est frappé à son tour, ainsi que l’amiral de Rigny, le vainqueur de la bataille de Navarin. Alors que le gouvernement se voit ainsi décimé par le choléra, le ministre des affaires étrangères, Sebastiani, succombe à une crise d’apoplexie. Louis aux Finances, Soult à la Guerre et Barthe à la Justice sont, certes, épargnés mais le pouvoir politique établi moins de deux ans plus tôt n’en apparaît pas moins ébranlé, au moment où les mesures prises contre le fléau se révèlent cruellement insuffisants. On organise le lavage des rues et l’on dispense des conseils d’hygiène. Quinze cents lits destinés aux malades sont installés en deux semaines et des hôpitaux temporaires sont aménagés, on mobilise quinze cents médecins, dont trente paieront de leur vie leur engagement auprès des malades (il en ira de même pour douze des seize cents étudiants en médecine appelés en renfort).
Le pic des décès est atteint le 18 avril avec 445 morts dans la journée. On manque de corbillards et il faut réunir des fourgons d’artillerie pour transporter les cadavres dont la grève des fossoyeurs, soucieux de se préserver du mal, retarde l’inhumation. Casimir Perier meurt le 16 mai alors que la situation semble se stabiliser lentement mais une deuxième vague épidémique survient en juillet, avec une pointe à 225 morts le 18 juillet, sept cents morts au total. La générosité privée et la charité organisée par Monseigneur de Quelen et l’Œuvre des Orphelins de Saint Vincent de Paul permettent de surmonter la crise alors que Paris a connu, avec l’émeute qui a suivi, le 5 juin, les obsèques du général républicain Lamarque, une journée insurrectionnelle dramatique qui a mobilisé 30 à 50 000 manifestants et a été immortalisée par Victor Hugo dans Les Misérables.
L’épidémie s’éteint au cours de l’été. Elle sera considérée comme terminée le 29 septembre. Le bilan total des morts s’élève à 18 402 victimes, dont 13 001 du 26 mars au 15 juin. Les femmes ont été davantage frappées que les hommes et et le niveau de mortalité a varié selon les quartiers en fonction de leur richesse. Les salariés et les pauvres ont payé un tribut plus lourd que les bourgeois, ce qu’expliquent les conditions d’insalubrité et de logement des quartiers populaires.
À l’extérieur de Paris, le mal a touché la Seine-et-Oise, l’Oise, la Somme, l’Aube, l’Aisne, la Meuse, le Pas-de-Calais, le Nord, l’Yonne, la Nièvre, le Loiret, l’Eure, l’Eure-et-Loir, le Loir-et-Cher, la Loire inférieure, le Maine-et-Loire, l’Indre mais aussi Bordeaux et en octobre, puis les Côtes-du-Nord et le Morbihan. Au final, cinquante départements sont affectés et les décès survenus en province sont au nombre de 94 666 (sur 229 534 malades identifiés).
Le mal n’ a pas pour autant disparu d’Europe. Il frappe en 1833 en Hongrie et au Portugal, avant d’atteindre l’Amérique du Nord. Il fera encore 3 158 morts à Marseille en 1834. Il sera de retour en France en 1849, en 1853–1854 , 1865–1866, 1873 et 1874, faisant à chaque fois plusieurs milliers de victimes. Il ne représente plus pourtant à cette époque un danger de grande ampleur car la réalisation du Paris haussmannien et la révolution de l’hygiène qui s’impose au milieu du XIXe siècle ont suffi pour conjurer le péril, le choléra redevenant au fil du temps, la maladie exotique qu’il était à son origine.
Philippe Conrad
Le duc d’Orléans visitant les malades de l’Hôtel-Dieu pendant l’épidémie de choléra, en 1832. Tableau d’Alfred Johannot. Coll. Musée Carnavalet. CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
https://institut-iliade.com/1832-le-cholera-sabat-sur-paris/
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