L’historien Charles Glass a examiné le sort des 150.000 déserteurs des armées britanniques et américaines pendant la Seconde Guerre mondiale
• Analyse : Charles Glass, The Deserters : A hidden history of World War II, Penguin Press, New York, 2013, 380 p., ill.
En Allemagne, on dresse depuis 1986 des monuments aux déserteurs allemands de la Seconde Guerre mondiale. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, personne, jusqu’il y a peu, ne voulait aborder cette thématique historique des déserteurs des armées de la coalition anti-hitlérienne. Charles Glass, ancien correspondant d’ABC pour le Moyen Orient, otage de milices chiites au Liban pendant 67 jours en 1987, vient d’innover en la matière : il a brisé ce tabou de l’histoire contemporaine, en racontant par le menu l’histoire des 50.000 militaires américains et des 100.000 militaires britanniques qui ont déserté leurs unités sur les théâtres d’opération d’Europe et d’Afrique du Nord. Le chiffre de 150.000 hommes est énorme : cela signifie qu’un soldat sur cent a abandonné illégalement son unité.
Chez les Américains, constate Glass, les déserteurs ne peuvent pas être considérés comme des lâches ou des tire-au-flanc ; il s’agit souvent de soldats qui se sont avérés des combattants exemplaires et courageux, voir des idéalistes qui ont prouvé leur valeur au front. Ils ont flanché pour les motifs que l’on classe dans la catégorie “SNAFU” (“Situation Normal, All Fucked Up”). Il peut s’agir de beaucoup de choses : ces soldats déserteurs avaient été traités bestialement par leurs supérieurs hiérarchiques incompétents, leur ravitaillement n’arrivait pas à temps, les conditions hygiéniques étaient déplorables ; aussi le fait que c’était toujours les mêmes unités qui devaient verser leur sang, alors que personne, dans la hiérarchie militaire, n’estimait nécessaire de les relever et d’envoyer des unités fraîches en première ligne.
Dans une telle situation, on peut comprendre la lassitude des déserteurs surtout que certaines divisions d’infanterie en France et en Italie ont perdu jusqu’à 75 % de leurs effectifs. Pour beaucoup de GI’s appartenant à ces unités lourdement éprouvées, il apparaissait normal de déserter ou de refuser d’obéir aux ordres, même face à l’ennemi. Parmi les militaires qui ont refusé d’obéir, il y avait le Lieutenant Albert C. Homcy, de la 36ème division d’infanterie, qui n’a pas agi pour son bien propre mais pour celui de ses subordonnés. Il a comparu devant le conseil de guerre le 19 octobre 1944 à Docelles, qui l’a condamné à 50 ans de travaux forcés parce qu’il avait refusé d’obéir à un ordre qui lui demandait d’armer et d’envoyer à l’assaut contre les blindés allemands des cuisiniers, des boulangers et des ordonnances sans formation militaire aucune.
Au cours de l’automne 1944, dans l’US Army en Europe, il y avait chaque mois près de 8.500 déserteurs ou de cas d’absentéisme de longue durée, également passibles de lourdes sanctions. La situation était similaire chez les Britanniques : depuis l’offensive de Rommel en Afrique du Nord, le nombre de déserteurs dans les unités envoyées dans cette région a augmenté dans des proportions telles que toutes les prisons militaires du Proche Orient étaient pleines à craquer et que le commandant-en-chef Claude Auchinleck envisageait de rétablir la peine de mort pour désertion, ce qui n’a toutefois pas été accepté pour des motifs de politique intérieure [ndt : ou parce que les Chypriotes grecs et turcs ou les Juifs de Palestine avaient été enrôlés de force et en masse dans la 8ème Armée, contre leur volonté ?]. Les autorités britanniques ont dès lors été forcées d’entourer tous les camps militaires britanniques d’une triple rangée de barbelés pour réduire le nombre de “fuites”.
Le cauchemar du commandement allié et des décideurs politiques de la coalition anti-hitlérienne n’était pas tellement les déserteurs proprement dits, qui plongeaient tout simplement dans la clandestinité et attendaient la fin de la guerre, mais plutôt ceux d’entre eux qui se liguaient en bandes et se donnaient pour activité principale de piller la logistique des alliés et de vendre leur butin au marché noir. La constitution de pareilles bandes a commencé dès le débarquement des troupes anglo-saxonnes en Italie, où les gangs de déserteurs amorcèrent une coopération fructueuse avec la mafia locale. Parmi elles, le “Lane Gang”, dirigé par un simple soldat de 23 ans, Werner Schmeidel, s’est taillé une solide réputation. Ce “gang” a réussi à s’emparer d’une cassette militaire contenant 133.000 dollars en argent liquide. À l’automne 1944, ces attaques perpétrées par les “gangs” a enrayé l’offensive du Général Patton en direction de l’Allemagne : des déserteurs américains et des bandes criminelles françaises avaient attaqué et pillé les véhicules de la logistique amenant vivres et carburants.
La situation la plus dramatique s’observait alors dans le Paris “libéré”, où régnait l’anarchie la plus totale : entre août 1944 et avril 1945, la Criminal Investigation Branch de l’armée américaine a ouvert 7.912 dossiers concernant des délits importants, dont 3.098 cas de pillage de biens militaires américains et 3.481 cas de viol ou de meurtre (ou d’assassinat). La plupart de ces dossiers concernaient des soldats américains déserteurs. La situation était analogue en Grande-Bretagne où 40.000 soldats britanniques étaient entrés dans la clandestinité et étaient responsables de 90% des délits commis dans le pays. Pour combattre ce fléau, la justice militaire américaine s’est montrée beaucoup plus sévère que son homologue britannique : de juin 1944 à l’automne 1945, 70 soldats américains ont été exécutés pour avoir commis des délits très graves pendant leur période de désertion. La masse énorme des déserteurs “normaux” était internée dans d’immenses camps comme le Loire Disciplinary Training Center où séjournait 4.500 condamnés. Ceux-ci y étaient systématiquement humiliés et maltraités. Des cas de décès ont été signalés et attestés car des gardiens ont à leur tour été traduits devant des juridictions militaires. En Angleterre, la chasse aux déserteurs s’est terminée en pantalonnade : ainsi, la police militaire britannique a organisé une gigantesque razzia le 14 décembre 1945, baptisée “Operation Dragnet”. Résultat ? Quatre arrestations ! Alors qu’à Londres seulement, quelque 20.000 déserteurs devaient se cacher.
Au début de l’année 1945, l’armée américaine se rend compte que la plupart des déserteurs condamnés avaient été de bons soldats qui, vu le stress auquel ils avaient été soumis pendant de trop longues périodes en zones de combat, auraient dû être envoyés en clinique plutôt qu’en détention. Les psychologues entrent alors en scène, ce qui conduit à une révision de la plupart des jugements qui avaient condamné les soldats à des peines entre 15 ans et la perpétuité.
En Grande-Bretagne, il a fallu attendre plus longtemps la réhabilitation des déserteurs malgré la pression de l’opinion publique. Finalement, Churchill a cédé et annoncé une amnistie officielle en février 1953.
► Wolfgang Kaufmann, Junge Freiheit n°49, 2013.
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