La Prusse apparaît ainsi comme le pays où les grandes contradictions du monde moderne ont paru se résoudre. La liberté authentique n'y a pas été vécue comme opposée à la plus stricte discipline. La volonté historique n'y a pas été entamée par l'esprit de tolérance. La conscience nationale s'y est édifiée par le moyen du sens communautaire et social. Le pays d'Albrecht l'Ours et des Teutoniques, de Fichte et de Savigny, de Hegel et de Kant, de Scharnhorst et de Bismarck, de Bebel et de Rosa Luxemburg, de Niekisch et de von Stauffenberg est à prendre en bloc – et si le débat de ces derniers mois s'est trouvé dès le départ faussé, c'est que chacun a voulu y tirer la couverture à soi, sans réaliser qu'il n'y a pas une “Prusse monarchique” et une “Prusse républicaine”, une “Prusse réactionnaire” et une “Prusse révolutionnaire”, une “Prusse des Teutoniques” et une “Prusse des Lumières”, mais une seule et même Prusse, dont l'histoire est illuminée et comme symbolisée par la figure, elle-même “contradictoire” au plus haut degré, de ce grand “despote éclairé”, célébré par Thomas Mann, que fut Frédéric II, une seule et même Prusse dont les contradictions font à la fois la normalité, la richesse et l'exemplarité (2).
C'est pourquoi il n'est pas in-signifiant que cette Prusse démantelée en 1945 et “interdite” 2 ans plus tard pour cause de “militarisme”, alors qu'elle avait été jusqu'en août 1932 le bastion de la résistance au national-socialisme, revienne aujourd'hui à l'ordre du jour. Dans l'idée et le fait prussiens se trouvent contenus tous les sujets qui continuent aujourd'hui d'agiter la conscience allemande : permanence et validité d'un certain “style” et d'un état d'esprit, évolution des rapports entre les Germains et les Slaves (les Allemands et les Russes), exemplarité du soulèvement antinapoléonien, problème de l'attitude vis-à-vis du passé et de la “rééducation” (Umerziehung) intervenue depuis 1945, complémentarité “naturelle” de l'Allemagne prussienne et de l'Allemagne rhénane ou bavaroise, enfin et surtout question de l'identité nationale allemande.
« La Prusse — écrit Laurent Dispot — est aussi dans l'actualité parce qu'on sent bien qu'une intervention des pays de l'Est en Pologne s'appuierait principalement sur l'Allemagne de l'Est… Verra-t-on cette répétition hallucinante : des chevaliers teutoniques à l'étoile rouge, et encore une fois un partage de la Pologne entre Russie et Prusse ? » (Le Matin, 21 août 1981). Bismarck, lui, envisageait le problème autrement. « Si la puissance de la Prusse vient à être brisée, déclarait-il, alors l'Allemagne subira le sort de la Pologne ». Mais est-ce alors les Polonais qui connaîtront le sort des Allemands, ou les Allemands celui des Polonais ? Depuis bien des années déjà, les Allemands s'étaient habitués à voir dans la Prusse la “part maudite” de leur histoire. On ne peut dire qu'ils aient à cet égard entièrement changé d'avis. Mais au moins, le “refoulé” fait surface. On en parle, et c'est déjà important. « Les Allemands de la RFA et de la RDA doivent réfléchir à leur identité — dit encore Rudolf von Thadden — et celle-ci passe par la Prusse » (art. cit.). C'est un fait que les Allemands, à l'Ouest comme à l'Est, ne peuvent retrouver leur mémoire qu'en se penchant sur les fondements communs d'une histoire dont la Prusse est le cœur. Pour eux, toute réappropriation d'un sentiment (normal) d'identité nationale passe par une réflexion sur le fait prussien. Tel est bien à cet égard le paradoxe : que la terre la plus divisée du pays le plus divisé d'Europe constitue, une fois encore, un chemin vers l'unité, ou, si l'on préfère, que la Prusse, après avoir réalisé l'unité allemande par sa présence historique et politique, soit encore aujourd'hui en mesure de la refaire par son absence. C'est en cela que la Prusse, sans “mythe” à l'origine, peut effectivement devenir aujourd'hui un mythe fondateur. C'est en ce sens qu'elle peut suggérer aux Européens, au terme d'une nouvelle “guerre de libération”, de se “couronner” eux-mêmes — ainsi que le fit Frédéric Ier, en 1701.
• A. de B.
- (1) Pour Wolfgang Venohr, co-auteur avec Sebastian Haffner de Preussische Profile (Athenäum, Königstein/Ts, 1980), la grande différence entre la Prusse et les 2 principaux États allemands actuels, est que la première fut le sujet de sa propre histoire, et non l'objet de l'histoire des autres. De son côté, dans les Westermanns Monatshefte (juillet 1981), Hellmut Diwald a rappelé que la Prusse, avant d'être un État, a d'abord été une idée (et notamment l'idée de cet État). Ce propos rejoint ce qu'avaient dit, chacun à sa façon, Oswald Spengler (Preussentum und Sozialismus) et Ernst von Salomon (Der tote Preusse).
- (2) La relation entretenue par la Prusse avec la France n'échappe pas, elle non plus, à ce caractère contradictoire. Considérée au début de ce siècle comme l'incarnation même de la “barbarie germanique”, la Prusse fut, plus qu'aucune région d'Allemagne, marquée par l'influence française, tant politique et économique qu'administrative, intellectuelle et militaire. Avec l'édit de Potsdam, en 1685, elle fit figure de terre d'accueil pour des milliers de huguenots français persécutés dans leur pays après la révocation de l'édit de Nantes. Par la suite, la “francophobie” y fut surtout le résultat de l'occupation française à l'époque de Napoléon et de la perpétuation de l'esprit de résistance que cette occupation suscita. Guillaume Ier fut couronné à Versailles en 1871. Mais en 1867, trois ans avant l'ouverture des hostilités avec Berlin, les canons prussiens provoquaient l'admiration générale à l'exposition universelle de Paris, et Napoléon III élevait l'industriel Krupp, qui les fabriquait, à la dignité de chevalier de la Légion d'honneur !
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