Cette tendance à l'autoculpabilité a été remarquée par les observateurs. Commentant l'exposition du Martin-Gropius-Bau, Nicole Casanova a constaté : « Tout y est dénigré : la tolérance de jadis, présentée comme l'esprit mercantile d'un pays désert en quête de colons ; le militarisme, l'esprit d'ordre et de discipline, y sont décrits comme une fabrique de valets ; l'essor industriel du XIXe siècle a suscité un prolétariat qui vit dans des conditions épouvantables ; les rares révoltes ou révolutions sont sauvagement réprimées ; Hitler se réfère tout naturellement à la Prusse ; les conjurés de 1944 sont certes Prussiens, mais c'est cela même qui les a fait si longtemps tergiverser et les a menés à l'échec, car ils ne parvenaient pas à se dresser contre un chef, quel qu'il fût… Aucun de nous, Français, Anglais, Suédois, n'en demandait autant. Ce mea culpa public nous faisait de la peine » (Le Quotidien de Paris, 31 août 1981).
À l'Est, en revanche, l'heure n'est pas aux complexes. La RDA, elle aussi, vit depuis quelque temps à “l'heure prussienne”. En 1971, le corps de Clausewitz, ramené en grande pompe de Pologne, était inhumé à Magdebourg avec les honneurs militaires. Sept ans plus tard, la télévision “est-allemande” réalisait un feuilleton remarqué sur Scharnhorst, ministre de la Guerre du début du siècle dernier. En novembre 1980, la grande statue équestre de Frédéric II, œuvre de Christian David Rauch, dissimulée aux regards du public à l'époque où le “vieux Fritz” était encore présenté comme un “monstre féodal”, a retrouvé sa place à Berlin, sur la prestigieuse avenue Unter den Linden.
En RDA, dans les années 50, rappelle l'historienne communiste Ingrid Mittenzwei (à qui l'on doit, précisément, un Frédéric II de Prusse publié en Allemagne centrale en 1979), « au premier plan (de la recherche) se trouvait placée la critique du prussianisme réactionnaire, ensuite des travaux sur des problèmes liés au développement des masses populaires ». Aujourd'hui au contraire, ajoute-t-elle, « on s'efforce, dans notre pays, d'avoir une approche plus large de notre héritage historique » (entretien avec Bernard Umbrecht, in Révolution, 11 sept. 1981). À l'Ouest, le Spiegel (5 janv. 1981) est allé jusqu'à parler d'une « révision du point de vue de classe en RDA »…
Cette “reprussianisation” de la RDA semble d'ailleurs doublement justifiée. D'une part, ainsi que le remarque Jacques Nobécourt, « si un État est en droit de revendiquer l'héritage de la Prusse, c'est bien la République démocratique, où le parti a remplacé l'armée et où le socialisme s'est substitué à la grandeur prussienne » (art. cit.). D'autre part, si l'on se remémore le rôle unifïcateur joué par la Prusse dans l'histoire allemande, il convient aussi de ne pas oublier qu'après la dernière guerre, le chancelier Adenauer « voulut au moins aussi fortement que les Alliés faire de la République fédérale une ami-Prusse » (Jacques Nobécourt, ibid.), et que c'est en raison du refus des Occidentaux qu'en 1952, fut laissée sans suites l'ultime proposition soviétique en faveur d'une Allemagne neutre et réunifiée.
Toutes les contradictions du monde moderne
Mais la Preussenjahr n'a pas seulement été marquée par des manifestations. Elle a aussi donné lieu à des commentaires passionnés. On s'est affronté pour savoir si la Prusse avait été “réactionnaire” ou “progressiste”, pour décider quel État en était aujourd'hui le plus fidèle héritier, pour statuer sur l'opportunité de sa “résurrection”, etc. Cette “tentative de bilan” n'a toutefois pas abouti à des résultats bien spectaculaires, en dépit des fructueuses interventions d'historiens tels que Sebastian Haffner, Hellmut Diwald ou Wolfgang Venohr (1).
Qu'est-ce donc en effet que la Prusse ? Un cauchemar pour certains, un espoir pour beaucoup ? L'archi-devil dénoncé par Churchill ? Ou bien encore un modèle de tolérance et de modernité ? Mme de Staël fut la première à parler du « visage de Janus » de la Prusse. Et le fait est qu'aujourd'hui encore, ce sont des termes ambigus que l'on emploie pour caractériser la réalité prussienne. Chacun a “sa” Prusse. Elle est pour les uns un “spectre”, pour les autres un “miracle”, pour le plus grand nombre une “énigme”… Une seule chose est sûre : la Prusse ne laisse personne indifférent.
Rarement dans l'histoire un État fut en effet, en si peu de temps, empli d'autant de contradictions. Sans unité ethnique, sans mythe fondateur, sans frontières naturelles, la Prusse s'est bâtie sur une idée, un style et des principes. Elle fut, au XVIIIe siècle, l'État le plus moderne d'Europe (Sebastian Haffner), mais elle le fut par ses voies propres. « Pour les historiens d'aujourd'hui – souligne Rudolf von Thadden –, la Prusse apparaît comme un modèle de modernisation sorti de l'Ancien régime sans révolution. En bref, l'anti-France de 1789. (…) La politique de la Prusse peut être résumée en deux mots : Demokratie, nein ! Modernität, ja ! » (L'Histoire, septembre 1981). Pays essentiellement rural, ne comptant guère de villes d'importance, la Prusse n'a pas accédé à la modernité par la voie “classique” de l'embourgeoisement des classes aristocratiques. Elle a échappé au modèle de la “société bourgeoise” (bürgerliche Gesellschaft). Et c'est ce trait qui explique, dans son histoire, l'importance prise par l'armée, la “militarisation” de l'administration, l'importance aussi d'une véritable aristocratie enracinée dans la classe populaire et dans le milieu rural. Mais il est alors d'autant plus remarquable que cette Prusse “aristocratique et militaire” ait été aussi, dès le XVIIe siècle, un centre de tolérance religieuse et intellectuelle, et qu'au XIXe siècle elle se soit caractérisée par l'audace de ses réformes sociales.
À suivre
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